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Journal d'une civile
H.R.M. [Henriette Mirabaud-Thorens]
Ed. Paris, 1917
Vendredi 5 f�vrier [1915] - Nous avons vu
aujourd'hui [� Epinal ?] le docteur Lahoussaye retour de
Donaueschingen, Baden-Baden, Pforzheim et Holzminden, o� il est
rest� prisonnier pendant quatre mois et demi ! Il dirige �
pr�sent un h�pital de la Croix-Rouge � Blamont. Il le dirigeait
m�me d�j�, quand, lors de l'occupation allemande, il se vit
pris, en repr�sailles je ne sais de quoi, avec sa femme et son
enfant, qui furent d'ailleurs rel�ch�s � la fronti�re suisse,
tandis que lui �tait conduit d'abord � Donaueschingen, o� il fut
bien trait�, puis � Baden-Baden, o� on fut presque aimable avec
les m�decins. Il y �tait depuis deux mois, quand, un certain
soir, il vit arriver l� police. Sans raison (peut-�tre quelqu'un
de ses compagnons s'�tait-il �vad� ?) il fut mis en cellule, au
r�gime des condamn�s � mort : soupe � l'eau, matin et soir, sans
plus! Au bout de cinq jours, toujours sans autre argumentation,
on le fourre, avec d'autres, dans un train dirig� sur Pforzheim,
au camp de concentration des prisonniers civils. D�s leur
rembarquement, ils �taient salu�s d�s cris de : �� Sales cochons
de Fran�ais ! �
Ces camps de concentration sont, en Allemagne, quelque chose
d'effroyable. On y a ramass�, par milliers, la population civile
de nos villes et villages envahis, et tout cela femmes, enfants,
vieillards, est parqu� au hasard, presque sans v�tements, sans
feu et sans nourriture, sur des grabats, dans des locaux
infects. A ceux qui ont de l'argent, on laisse cinq marks par
semaine, pour am�liorer l'ordinaire. Lahoussaye avait pu, lui,
garder ses billets de banque, gr�ce � un truc ing�nieux : il les
avait cousus dans la doublure de sa veste, apr�s, toutefois, les
avoir envelopp�s de taffetas gomm�, pour emp�cher le froissement
r�v�lateur du papier quand on la palperait !
Tous ces pauvres gens s'entr'aidaient de leur mieux. Le camp des
hommes �tait un peu moins mis�rable que celui des femmes, mais
ce dernier est pitoyable. Les malheureuses n'ont presque pas de
quoi se couvrir... Quand la Croix-Rouge de Gen�ve envoie des
inspecteurs, les Allemands pr�venus font vite un peu de ��
toilette �, et ces inspecteurs ne voient pas la triste v�rit�...
Quand le docteur est revenu, le bruit a circul�, ici, qu'il
avait eu � donner des soins � un enfant mutil�. Nous l'avons
questionn� � ce sujet. Il nous assure n'avoir pas vu de mains
coup�es, lors de l'occupation allemande de Blamont. Il eut �
soigner un enfant bless� dans un village voisin ; les Allemands,
voulant faire �vacuer ce village, avaient convoqu� la population
sur la place. Certains, n'allant pas assez vite, des coups de
feu leur furent tir�s!
A Blamont m�me, les Allemands furent, pendant leur s�jour, ivres
du matin au soir. Quand un coup de feu �clatait, ils se
mettaient follement � tirailler de droite et de gauche dans les
maisons, � travers les fen�tres ouvertes, et c'est ainsi que
beaucoup de gens furent atteints. Comme aussi, dans les maisons
vis�es, il y avait souvent des Allemands, des officiers,
ceux-ci, pour se garantir, poussaient leurs h�tes aux fen�tres.
C'est miracle qu'il n'y ait pas eu beaucoup de tu�s. Mais hors
de la ville, il est ind�niable qu'une jeune fille fut tu�e, sous
les yeux de son p�re � l'arriv�e des barbares. Dans un village,
un vieillard fut assassin� et une vieille femme viol�e.
Le docteur pr�voit encore plusieurs mois de guerre. A son avis,
les Allemands ne sont nullement �puis�s.
En Allemagne, personne n'a aucune id�e de notre victoire de la
Marne. Sit�t qu'il y a une d�faite du
c�t� fran�ais, ils proclament une grande victoire du c�t� russe !
A Pforzheim, les Allemands affichaient souvent des journaux
fran�ais. Les articles fran�ais �taient encadr�s de rouge et une
note disait en bas: �� Voyez comme les Fran�ais bernent les leurs
en leur laissant croire toutes ces fausses nouvelles ! � |