LE JOURNAL DE LA JEUNESSE
- 1897
LE BONNET SAUVEUR
C'�tait une belle et tr�s chaude journ�e du mois de juin. L'air �tait impr�gn� du parfum des fleurs et des senteurs des foins; les oiseaux gazouillaient, les papillons voltigeaient, les insectes bourdonnaient. La nature n'exprimait pas seule ce bonheur de vivre. Tous les habitants du petit village lorrain de Bl�mont allaient, venaient, couraient et se pr�paraient � bien c�l�brer le lendemain leur f�te patronale. Pour eux, travailleurs endurcis, ce jour de liesse, unique dans l'ann�e, devenait pour ainsi dire le pivot de leur bonheur.
Chacun mettait du sien � rendre la f�te plus belle. Les uns dressaient l'estrade des violoneux les autres �levaient le m�t de Cocagne; ceux-ci roulaient des tonneaux pleins sur la place o� l'on devait danser, que les jeunes filles ornaient de guirlandes, et les gar�ons de branches feuillues coup�es � la for�t prochaine; ceux-l� portaient � l'�glise chandelles, cierges ou plantes soigneusement cultiv�es pendant l'ann�e. Il ne fallait point que le saint patron f�t oubli�. N'�tait-ce pas � cause de lui qu'on allait s'amuser tant et tant?
Parmi ces porteurs de plantes se trouvait le p�re Bernard. A force de semer, de greffer, il avait obtenu, peut-�tre par un simple hasard, une ros� dont, par des greffages de praticien habile, il �tait arrive � former une collection d'une cinquantaine d'esp�ces, d'une vari�t� de coloris remarquable, et de nuances inconnues jusqu'� ce jour.
De ces roses aucune ne se ressemblait, bien qu'elles eussent toutes une origine absolument commune. Qu'elle lui �tait ch�re, au p�re Bernard, cette collection unique en son genre, provenant de ses patientes recherches ! Comme il la soignait bien ! C'�taient les enfants de son travail ces ros�s ! Il les aimait autant que sa Fanchette, la plus belle fille du village, charmante et gaie; mais malheureusement poss�dant un d�faut terrible la coquetterie. Elle passait des heures devant son miroir. Les soins du m�nage en souffraient bien un peu. P�re Bernard grondait, mais combien doucement !
���Fanchette, lui disait-il, ta marraine te le r�p�te sans cesse tu es coquette, ce vilain d�faut te jouera un mauvais tour. �
Ce jour-la Fanchette promettait de devenir plus raisonnable. Le lendemain elle recommen�ait � mettre un bout de ruban par ci, un brin de dentelle par l�, et � laisser de c�t� la besogne s�rieuse. Donc si la fille du p�re Bernard �tait belle, ses plantes aussi l'�taient et il avait r�solu d'aller � la ville en vendre quelques-unes, ou toute la collection, s'il en trouvait un bon prix. Apr�s avoir pass� une partie de sa matin�e � la transporter devant la pote de sa petite maison, il appela sa fille et lui dit
���Fanchette, si ces fleurs �taient sur l'autel de notre saint patron, pendant que je cherche � les vendre, j'ai id�e que cela me porterait bonheur. Tu iras les porter le plus t�t possible, n'est-ce pas ?
Sois tranquille, p�re. �
Il partit, confiant comme toujours.
Sa fille, joyeuse � la pens�e de tous les amusements du lendemain, rentra gaiment a la maison, s'appr�tant � travailler en attendant que sonn�t l'heure ou le cur� devait recevoir les dons faits � l'�glise. A peine commen�ait-elle sa besogne s�rieusement qu'un �tranger se pr�sentait � elle et lui demandait � voir la fameuse collection de son p�re.
���Tenez, dit orgueilleusement Fanchette en ouvrant la porte du jardin, la voici toute ! �
L'�tranger prit. tes fleurs, une a une, les examina longuement, en fin connaisseur.
���Merci, mon enfant, dit-il en reposant � terre la derni�re plante, mes serres sont c�l�bres dans toute l'Europe; mais je n'ai pas une collection de ros�s qui approche de celle-ci. Je suis de passage � l'auberge pour deux jours seulement. Envoyez-m'y votre p�re d�s qu'il rentrera. �
L'�tranger parti, Fanchette, voyant le sort de la collection assur�, grimpa vivement � sa chambre. Il s'agissait d'�tre le lendemain la plus belle et de surpasser en �l�gance toutes ses compagnes. Comme elles seraient jalouses en lui voyant un beau petit bonnet finement pliss� et garni de jolis noeuds roses, une jupe de laine bleue orn�e de velours noir, un fichu de dentelles et un tablier de soie. Toutes ces belles choses �taient des cadeaux de sa marraine, vieille demoiselle aux id�es baroques, tr�s bonne et immens�ment riche. On la connaissait sous le sobriquet de f�e Carabosse, que les gamins lui avaient donn� � cause de son dos vo�t� et de son nez crochu. La chaleur depuis le matin �tait intol�rable. En minaudant la jeune fille n'apercevait pas les gros nuages noirs et cuivr�s qui, amoncel�s � l'horizon, avan�aient avec rapidit�. Tout � coup la nuit se fit presque Le vent s'�leva. La poussi�re du chemin tourbillonna jusque dans la chambre de Fanchette qui vit alors l'orage mena�ant, et se rappela que toutes les plantes attendaient dehors pour �tre port�es � l'�glise. Mais avant de descendre, il fallait voir encore si le bonnet serait bien. si les noeuds roses �taient coquettement pos�s. Devant son miroir essayant ses beaux v�tements, s'admirant, Fanchette, de nouveau, oublia les fleurs, jusqu'au moment o� de nombreux �clairs sillonn�rent le ciel et l'enflamm�rent en quelques instants, tandis que le tonnerre grondait. Un coup de vent plus violent que les autres poussa brusquement la fen�tre et vint lui enlever le bonnet qu'elle menait de poser sur sa t�te.
Ramen�e ainsi brutalement � ce qu'elle devait faire, la jeune fille descendit rapidement l'escalier. Elle arrivait � peine � la porte, qu'une pluie torrentielle s'abattit. Le veut continuait � faire rage; les �clairs aveuglaient et le tonnerre assourdissait. Quandla pluie parut cesser, Fanchette crut l'instant propice pour aller chercher ses plantes et les mettre, au moins, � l'abri dans la maison. Mais en posant le pied sur la premi�re marche du perron une gr�le effrayante tomba avec force, et de gros gr�lons, en quelques minutes, blanchirent la terre, cassant, hachant, d�truisant tout.
Fanchette apeur�e rentra vivement.
Enfin, apr�s ce tapage assourdissant; la gr�le cessa; le vent se tut; le tonnerre s'�loigna; les nuages se dissip�rent et un rayon de soleil se montra au milieu de la nature en d�solation.
Fanchette ouvrit la porte et risqua un regard dans la cour. Le spectacle qu'elle vit la cloua sur place. La terre �tait jonch�e de feuilles hach�es et de nombreux oiseaux qui avaient cru trouver un refuge sous elles, gisaient sur le sol. Les vitres des ch�ssis, des cloches et des serres �taient en miettes. Les pots de fleurs, les beaux pots de fleurs �taient tous cass�s; les tiges des plantes fracass�es. Il n'en restait plus une seule debout.
Fanchette d�sol�e descendit dans la cour pour voir jusqu'o� s'�tendait les d�g�ts. Elle se mit � ramasser les petits oiseaux morts. Tout � coup, au beau milieu de cet affreux d�sastre, elle aper�ut pr�s d'un pilier de pierre, son joli bonnet. Elle voulut le saisir. Dessous se trouvait un petit rosier sauv� par miracle. Il avait d� la vie probablement � ce pilier et � ce bout de mousseline qui l'avaient prot�g� contre la gr�le.
Vivement elle prit le rosier dans ses bras, et, l�chant les oiseaux, remonta � la maison. Arriv�e en haut du perron, elle se retourna pour voir encore le terrible spectacle.
Appuy�e contre le chambranle de la porte, un bras �tendu vers le loquet, tandis que de l'autre elle tenait, serr�e contre sa poitrine, la plante sauv�e, elle regarda constern�e la terre et les marches de l'escalier jonch�es de feuilles hach�es, de branches cass�es, de d�bris de pots bris�s. Devant cette ruine la malheureuse jeune fille sentit tout le poids de sa faute et rentra en sanglotant dans la maison.
���Eh bien ! fillette, c'est comme cela qu'on est brave ! dit le p�re Bernard en revenant. Ma foi, il y a bien longtemps que je n'ai vu un si gros orage. Heureusement qu'il a �clat� assez tard. Toutes mes plantes devaient �tre en s�ret� � l'�glise. Sais-tu Fanchette que je les ai toutes vendues � un riche Hollandais, tr�s amateur de fleurs rares. C'est � lui, � ce qu'il m'a dit, que tu as montr� la collection ce matin. Il part apr�s demain et l'emportera. Ch�re enfant, nous voil� riches, tout � fait riches, dit-il en se frottant les mains et en s'approchant de la porte du jardin pour voir s'il n'y avait pas quelques d�g�ts... Ah! pauvre de moi ! s'�cria-t-il ! Que vois- je ?. Mais ce sont-elles! mes plantes, mes ch�res plantes hach�es, an�anties ! Mortes mes esp�rances ! Morte ma gloire ! Morte ma richesse ! Qu'ai-je donc fait pour m�riter une si dure punition! Oh! mon Dieu !. Fanchette ! Fanchette ! pourquoi ne m'as-tu pas ob�i? �
Le malheureux Bernard, accabl� par son chagrin, prit sa t�te � deux mains et pleura comme un enfant. Dans cette maison si gaie, si heureuse le matin, on n'entendait plus que le bruit des sanglots.
���Qu'est-il donc arriv� ici, pourquoi ce d�sespoir profond? � dit une petite voix pointue.
Bernard leva la t�te brusquement, honteux d'�tre surpris dans ce moment de d�couragement. La marraine de sa fille se tenait devant lui.
���Ah ! mademoiselle, quel coup terrible ! Toute ma collection de roses perdue, an�antie ! Je venais justement de la vendre � un riche amateur hollandais. Et quel prix encore !... Cinquante mille francs, mademoiselle !.... cinquante mille francs, vous entendez bien Le P�rou pour nous autres. J'allais �tre riche !... Qu'est-ce que je dis ? j'�tais riche et me voil� ruin�... ruin�... ruin�... et par la faute de Fanchette !
- �coutez, Bernard, refaites moi cette collection. Je vous l'ach�te tout enti�re au prix offert par votre
Hollandais. Je ne veux pas que vous soyez ruin� par la faute de ma filleule.
- Je ne puis accepter votre offre, mademoiselle.
- D'une f�e, on accepte tout sans marchander, Bernard, f�t-elle vraiment Carabosse.
- Mais, mademoiselle, pour refaire la collection, il me faudrait une de ces plantes, une toute sp�ciale, une qui ne devait pas �tre vendue, car toutes les autres venaient d'elle par greffages vari�s. Il ne reste plus rien ! rien ! absolument rien! �
En entendant son p�re parler d'une plante, Fanchette se leva vivement, et alla chercher le petit rosier, trouv� sain et sauf sous son bonnet, et qu'elle avait d�pos� dans un coin de la salle.
���Serait-ce la bonne? � interrogea-t-elle.
Le p�re Bernard jeta un coup d'oeil sur la plante.
Son visage s'illumina tout � coup.
���Aussi vrai que j'existe, mademoiselle, vous aurez votre collection ! Mais comment donc se fait-il, Fanchette ?.
- C'est le bonnet que je devais mettre demain qui l'a prot�g�e, fit piteusement la jeune fille, en secouant une loque mouill�e au bout de ses doigts.
- Ah la bonne figure que tu fais s'�cria la marraine. Si le petit rosier rend la joie � ton p�re, ton chiffon mouill� ne semble pas te causer le m�me plaisir. Allons, allons ! Ta coquetterie a fait le mal, mais un objet de ta coquetterie a emp�ch� que la ruine fut compl�te. C'est une toute petite circonstance att�nuante. Viens me reconduire. Je te donnerai un autre bonnet pour demain. Voyez-vous, mes amis, si Carabosse que je sois, je suis f�e, et les f�es sont sur terre pour secourir ceux qu'elles aiment. �
Marthe Dillaye.
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