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Le Pays lorrain -
1966
�d. Berger-Levrault (Nancy)
L'affaire du major Krewsky
La r�sistance � l'occupant n'a pas �t� un
ph�nom�ne particulier � la p�riode 1940-1945; en 1870, elle
s'�tait manifest�e en France par l'action des francs-tireurs.
Mais d�j� en 1814, lors d'une invasion qui les surprit � juste
titre, nos populations lorraines, habitu�es � voir les arm�es de
la R�publique et de l'Empire porter la guerre loin du territoire
national, d�clench�rent spontan�ment des actions contre les
envahisseurs.
Erckmann et Chatrian nous ont cont�, dans l'�� Invasion � et sous
forme tr�s romanc�e, l'histoire d'un �� maquis � du Donon. Dans
la Meuse, le colonel Viriot avait lev� et organis� des
compagnies de partisans qui battaient l'estrade sur les deux
rives de la Meuse. Au sud de Toul, Dominique L�opold Claude, de
la ferme de la Blaissi�re, pr�s de Bulligny, ancien capitaine de
volontaires de 1792, avait lev� un corps de quelques centaines
d'hommes avec lesquels il harcela l'ennemi jusqu'aux environs de
Nancy et fit des prisonniers.
Mis au courant de ces actions, Napol�on qui se trouvait encore
le 27 mars � Saint-Dizier alors que les alli�s marchaient sur
Paris, voulut, en s'appuyant sur les sentiments patriotiques des
Lorrains donner une plus grande extension � ces mouvements. En
harcelant les lignes de communication de l'ennemi, en arr�tant
ses convois, capturant ses courriers, les groupes francs
cr�eraient une zone d'ins�curit� � l'arri�re des forces alli�es,
ce qui ne pouvait qu'agir fortement sur le moral des chefs et
des troupes.
C'est ainsi que les fr�res Brice,
originaires de Lorquin, tous deux capitaines dans les chasseurs
de la garde et brillants cavaliers, re�urent la mission
d'organiser un corps franc dans leur r�gion natale. Le prince de
Neufch�tel, Berthier, leur d�livra une commission les autorisant
� lever un corps de 300 cavaliers et de 300 fantassins.
Mais les partisans ne les avaient pas attendus.
Le 22 mars, le major Krewsky, de l'arm�e russe, qui se d�pla�ait
avec deux voitures de bagages personnels et plusieurs
domestiques fut attaqu� sur la grand route au nord-est de
Bl�mont. Un domestique fut gri�vement bless� de trois balles, un
autre plus l�g�rement; le major lui-m�me r�ussit � s'�chapper et
� gagner � pied Bl�mont o� il se pr�senta au maire. Les
assaillants se saisirent des deux voitures et les emmen�rent
dans la for�t o� ils les pill�rent consciencieusement, non sans
maltraiter les charretiers.
Le maire de Bl�mont adressa un compte rendu au sous-pr�fet de
Lun�ville en l'informant de l'�v�nement. Soucieux d'�carter de
sa commune les foudres des alli�s, il indiquait que l'agression
s'�tait produite sur le territoire de la commune de Gogney, au
bois du Th�not. Il affirmait que le coup avait �t� fait par des
�� vagabonds qui, depuis quelques jours, r�daient dans les
environs de Richeval, de la Haie-des-Allemands et de Hattigny �.
Comme par hasard, ces localit�s faisaient partie du canton de
Lorquin.
Le sous-pr�fet de Lun�ville transmit au gouverneur g�n�ral de
Lorraine, le comte Alopeus, d'origine finlandaise, la lettre du
maire de Bl�mont en l'accompagnant d'un commentaire o� il
insistait sur le bon esprit de la majorit� des habitants ; il
exprimait ses regrets et indiquait qu'une enqu�te �tait ouverte
pour retrouver les coupables.
Le 25 mars, M. de Fromental, juge de paix et avocat � Bl�mont
avait d�j� interrog� trente t�moins ou pr�sum�s tels. Une partie
des effets vol�s avait �t� retrouv�e ainsi que les deux
voitures, l'une dans la for�t vers Hattigny, l'autre � la
Haie-des-Allemands.
Le 27 mars, le maire de Bl�mont s'adressant directement au
gouverneur g�n�ral affirmait encore que l'attentat n'avait pas
eu lieu sur le territoire de sa commune, insistait sur la bonne
volont� des habitants de Bl�mont �� qu'il ne faut pas confondre
avec quelques mauvais sujets �.
Pendant ce temps, l'enqu�te se poursuivait sans grands
r�sultats. On interrogea m�me des enfants de 11 et 13 ans qui,
le jour de l'attentat, ramassaient du bois mort dans la for�t et
avaient entendu les coups de feu. Il fut cependant �tabli qu'un
nomm� Boulanger, originaire de Bl�mont avait pris part � cette
attaque.
Le commandement alli� protesta avec �nergie contre cette
agression. Le 13 avril, le comte Alopeus prit un arr�t�
infligeant aux communes de Bl�mont et de Lorquin une amende de
23 236 F, montant de l'indemnit� accord�e au major Krewsky pour
la perte qu'il avait subie. La r�partition avait �t� faite par
moiti� entre les deux communes en raison de la participation �
l'attentat du sieur Boulanger de Bl�mont, et des soup�ons qui
pesaient sur les fr�res Brice qui avaient men� avec diligence
leur op�ration de recrutement d'un corps franc, et dont
l'activit� n'avait pas �chapp� aux autorit�s alli�es.
Ce chiffre semble exhorbitant quand on pense qu'un cheval moyen
se payait � cette �poque, environ 300 F, une vache 100 F, un
mouton 10 F, un kilo de pain 0,20 F et un litre d'eau-de-vie
0,80 F. D'autre part, on a pr�tendu que les voitures du major
Krewsky transportaient, en quantit� appr�ciable, des objets
provenant de pillages et en particulier des vases �� pieux � (!).
Mais il restait � payer l'indemnit�. Le pr�fet de la Meurthe,
Pinodier, prit le 25 avril un arr�t� par lequel il prescrivait
aux maires de Bl�mont et de Lorquin de verser � Nancy, dans la
journ�e du 26 avril, chacun la somme de 11 618 F. En cas de
non-ex�cution, ils seraient arr�t�s, conduits � Nancy pour y
�tre d�tenus jusqu'au paiement de la somme. Leurs biens meubles
et immeubles seraient vendus jusqu'� concurrence de cette somme.
Les maires durent donc s'ex�cuter. Le maire de Bl�mont prit la
route de Nancy; l�, il fut arr�t� sur l'ordre du pr�fet de la
Meurthe. Mais il r�ussit � emprunter de l'argent � des banquiers
et � se faire lib�rer.
A Lorquin, l'affaire prit une tournure diff�rente. Le maire
r�partit la somme � verser entre 56 contribuables de la commune,
choisis, en g�n�ral parmi les plus ais�s. Mais c'est en vain
qu'on recherche son nom sur la liste, bien que si l'on en croit
un conseiller municipal qui lui, avait �t� tax� � 1 000 F, il
ait �t� le plus riche de la commune. Cependant, le maire se
proposait de faire vendre les biens des fr�res Brice, choisis
comme boucs �missaires, en raison de leur attachement �
l'empereur. Mais ceux-ci, qui avaient rejoint � Saumur leur
r�giment qui avait pris le nom de Chasseurs de France,
protest�rent de leur innocence et fournirent un certificat, en
bonne et due forme, sign� par un certain nombre d'officiers et
en particulier par le g�n�ral Lefebvre Desnouettes, attestant
que, le 22 mars, ils �taient pr�sents � leur corps. Le ministre
de l'Int�rieur, abb� de Montesquiou ordonna donc le 18 juin de
cesser d'exercer des poursuites contre eux. L'indemnit� pay�e au
major Krewsky �tait mise � la charge du d�partement.
Ceci ne plut pas au pr�fet qui proposa de �� consid�rer cette
somme comme une charge occasionn�e par le s�jour des arm�es
alli�es dans le d�partement et d'en effectuer le paiement sur le
produit de la taxe extraordinaire institu�e pour le paiement des
frais de guerre et d'occupation. �
Cependant le maire de Lorquin, M. Jannequin continuait les
poursuites contre les fr�res Brice. Il prit inscription sur
leurs biens et sur ceux de leurs s�urs. Le ministre de
l'Int�rieur dut intervenir �nergiquement aupr�s de lui pour
faire cesser ces poursuites sous peine de voir tous les frais en
r�sultant mis � sa charge.
Le temps passa. Napol�on revint, ce furent les Cent-Jours.
Toujours est-il qu'en d�cembre 1816, les communes n'avaient pas
encore �t� rembours�es, tant il est vrai que l'�tat est toujours
lent � payer ses dettes. Les fr�res Brice intervinrent aupr�s de
Carnot pour h�ter le r�glement.
Cette affaire, en soi, �tait peu importante.
Si elle fit couler peu de sang, en revanche, elle fit couler
beaucoup d'encre et sans doute des flots de salive. Elle permet
de faire cependant avec l'�poque actuelle une comparaison. Pour
un attentat de cette sorte, Gestapo et S.S. auraient exerc� en
1944 des repr�sailles sanglantes. De ce c�t�, la civilisation
qui devrait marcher de pair avec le progr�s mat�riel, marque au
contraire une r�gression, et les sanctions p�cuniaires
prononc�es contre les communes de Bl�mont et de Lorquin, voire
m�me l'incarc�ration de leurs maires, �tre maire en temps de
guerre peut entra�ner bien des inconv�nients, nous paraissent
des peines bien l�g�res � c�t� de celles qui auraient �t�
prononc�es et mises � ex�cution 130 ans plus tard.
P. DENIS |