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La Saint-Antoine � Buriville - Conte lorrain
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ALMANACH DU
PELERIN DE 1948

La Saint-Antoine � Buriville
CONTE LORRAIN
Apr�s une vie laborieuse et bien
remplie, le Fanfan et sa femme �taient devenus vieux, me contait un
bon grand-p�re de l�-bas.
Le Fanfan comptait presque trois quarts de si�cle et la M�lie 6 ans
de moins.
Apr�s avoir �conomis� toute leur vie durant, et m�me tir� le diable
par la queue dans leur jeune temps, ils avaient r�ussi � amasser une
petite r�serve. Laquelle r�serve subissait une �vaporation
continuelle, due aux difficult�s multiples des temps pr�sents.
lis avaient mari� honorablement leurs trois babettes (1) dans les
villages voisins. Des �� ruine-maison �, disait la M�fie de ses
filles au temps de leur �tablissement.
Maintenant les deux vieux avaient partag� leur mat�riel de culture
et lou� leurs champs. Ils en avaient cependant conserv� un qu'ils
cultivaient avec amour, et qui leur donnait des l�gumes pour ��
passer l'ann�e � et des pommes de terre pour engraisser un cochon.
Ah ! ce cochon, il �tait pour eux. maintenant toute leur esp�rance
d'ici-bas, toute leur ambition. Ils l'achetaient petit au printemps
et le tuaient devenu gros durant l'hiver suivant. Alors, c'�tait la
f�te, la �� grillade � comme on dit en Lorraine. Filles, gendres,
petits-enfants, tout le monde arrivait de bonne heure. On mettait
les quatre allonges � la grande table, et c'�tait un enterrement qui
se terminait toujours gaiement. Puis, les jours suivants, on
d�coupait, on fabriquait le boudin, les saucisses, les andouilles,
on salait et fumait le lard et les jambons. Bref ! tout un tr�sor
pour les temps que nous venons de vivre, et o� le Fanfan et la M�lie
puisaient durant toute l'ann�e pour maintenir � flot leur sant�
d�clinante.
Mais tout allait encore trop bien. Vint la mauvaise ann�e entre
toutes. Le cochon, pourtant achet� bien cher, et, comme il se doit,
d'un temp�rament rustique et glouton, apr�s avoir grandi assez vite
au d�but, cessa subitement de se d�velopper. Il mangeait peu,
faisait la grasse matin�e et une sieste interminable apr�s ses
repas. Lorsqu'on le sortait, au lieu de courir comme ses
pr�d�cesseurs et de tout bousculer, il s'asseyait sur son train de
derri�re comme un toutou, et reniflait l'air du temps avec une
�vidente satisfaction. Lorsque la M�lie le sermonnait pour
l'encourager � produire du saindoux, il r�pondait par des petits
grognements discrets et secouait la t�te pour amener ses oreilles,
qu'il avait fort longues, � recouvrir ses petits yeux malicieux.
Sait-on jamais ce qu'ils pensent, ces cochons ? ... Au point o� en
�taient les �v�nements des Indes, la M�lie n'�tait pas loin de
penser qu'il faisait la gr�ve de la faim pour s'assurer une plus
longue existence et saboter les bases m�me du ravitaillement.
Puis le Fanfan arrivait, les mains dans les poches. li insultait le
goret en lui donnant tous les plus vilains noms qu'un cochon peut
entendre, et que celui-ci �coutait d'ailleurs avec patience et
dignit�. Alors le Fanfan bourrait le bout de son sabot dans le gras
des reins du cochon qui, cette fois, �levait le timbre et se
contentait de changer de place.
Et cela se passait tous les jours, et dura de longs mois.
Un v�t�rinaire, mand�, vous eut dit qu'il s'agissait l� de
rachitisme, maladie commune chez les porcs, et qui se manifeste
surtout quand ceux-ci manquent d'exercice. Pour le Fanfan et la
M�lie c'�tait du �� mal de pattes � tout simplement. En temps normal,
chez nous, un porc atteint de cette affection est mis en saucisse
sans aucun d�lai... Un cochon, �a ne se soigne pas autrement. Nul,
sur la terre, n'a plus mauvais caract�re. Prenez un cochon dans vos
bras, pour le soigner, ou m�me pour l'embrasser, si cela vous dit,
eh bien, il criera exactement aussi fort que si vous voulez le tuer.
De guerre lasse, le Fanfan consulta le grand Jules, un de ses vieux
amis, qui avait termin� autrefois son service militaire comme ��
infirmier premier jus � et qui passait pour y �� t�ter � dans la
m�decine v�t�rinaire. Il s'�tait cr�� une r�putation dans le
village, beaucoup plus vite qu'un �minent docteur dans une grande
ville.
A la vue du cochon, le grand Jules hocha la t�te avec gravit�. li
connaissait deux rem�des. Le Fanfan et la M�lie respir�rent. Premier
rem�de : lavage de la partie malade avec une d�coction de fleurs de
cerisier. Deuxi�me rem�de : lavage � l'eau de neige. Le grand Jules
termina son diagnostic en comparant la croissance de ce cochon-l� �
celle du tr�fle, qui v�g�te la premi�re ann�e et ne fructifie qu'�
la seconde.
Malheureusement, on �tait � la mi-septembre, et tout chacun sait que
les cerisiers ne fleurissent qu'en avril. Les mo�s s'�coul�rent donc
et, durant l'hiver qui suivit, la neige ne fit son apparition qu'�
la Chandeleur. On ne sut jamais si l'un ou l'autre des d'eux rem�des
valait quelque chose, car peu avant de temps des chandelles, vers la
mi-janvier, Ia M�lie eut une inspiration. Pour essayer de tirer son
cochon de l�, puisqu'arrivait le jour de la Saint-Antoine, elle
irait en p�lerinage � Buriville.
Vous connaissez Buriville ?... �a m'�tonnerait. C'est un charmant
petit village situ� � une heure de marche de chez nous. Blotti au
creux d'un vallon, on ne le voit de nulle part. Il faut vraiment y
aller pour le d�couvrir. Quand il vous appara�t, au d�tour du
chemin, vous pensez voir un couvent. Son petit clocher �, �tages,
sans art et sans pointe, fait bien dans le paysage. Il pr�c�de la
petite �glise, souriante et proprette. Tout pr�s, un petit pont
enjambe un ruisseau. L'ensemble rappelle un peu la cit� de Paris,
mais de tr�s loin, certes. L'�glise �tant Notre-Dame, le petit pont
serait le Pont-Neuf; le ruisseau, la Seine ; quant aux bateaux, ils
sont remplac�s ici par des canards.
Au clocher, il n'y a point de cadran pour indiquer l'heure. Ici, il
n'y a. ni train ni autobus � �� rater �. Comme il n'y a pas d'heure,
les gens de Buriville ne sont jamais en retard.
Lorsqu'on p�n�tre dans la minuscule �glise, on remarque tout de
suite � droite, suspendue entre deux fen�tres, une grande toile
repr�sentant en grandeur naturelle deux saints. Au bas de la toile
on lit : saint Antoine et saint Basle, patrons de ce lieu. Deux
embusqu�s, me direz-vous, qui ne doivent pas avoir grand'peine �
interc�der pour les gens de ce village qui ne comptait pas 80 �mes
au dernier recensement. Mais voil�, avoir deux patrons, cela
correspond � avoir deux f�tes patronales, ce qui n'est pas fait pour
d�plaire aux cousins, parents et amis des gens de Buriville, qui
viennent se r�galer deux fois par an.
La premi�re de ces deux f�tes a lieu le 17 janvier, jour de la
Saint-Antoine.
Le pr�tre desservant Buriville, qui est deuxi�me annexe d'Og�viller,
vient c�l�brer une Grand' Messe, durant laquelle on expose � la
v�n�ration des fid�les une statuette du saint ermite, qu'accompagne
un joli petit cochon. Il y a offrande, mais ne sont admis � d�filer
devant le Saint que les messieurs. Pourquoi ? ... c'est la
tradition. Les mauvaises langues disent naturellement que c'est
parce que saint Antoine est surtout le patron des cochons... Mais
passons...
L'assistance est toujours solidement renforc�e par les gens des
villages. avoisinants, venus prier saint Antoine pour qu'il veuille
bien s'int�resser � la prosp�rit� de leurs porcs et � la
multiplication
de leur race. C'est une coutume qui para�t bien un peu bizarre, mais
rien n'est plus authentique.
C'est donc � cette c�r�monie que la M�lie avait d�cid� d'assister.
Mais pour attirer plus s�rement sur elle et sur son cochon les
faveurs du Saint, elle avait d�cid� d'emmener le goret avec elle. On
emm�ne bien les gens malades � Vichy ou � Vittel, �a ne serait pas
plus dr�le de conduire son cochon � Buriville. Si �a ne s'�tait
jamais fait, �a se ferait, il faut un commencement � tout.
Elle se pr�para, mit un peu de paille dans le fond d'une petite
charrette � quatre roues, bord�e de lattes. Elle amena cette
ambulance d'un nouveau genre tout pr�s du goret qui, toujours assis
sur son train de derri�re, regardait faire. La M�lie le saisit par
les pattes de devant et le Fanfan par le �� pont arri�re � et ruie
!... ruie !... ruie !... se mit � hurler l'animal, qui se laissa
embarquer avec une mauvaise volont� �vidente...
Et la M�lie partit, poussant devant elle la charrette et le cochon,
qui avait l'air � pr�sent de s'int�resser au d�roulement du paysage.
Les voyages forment la jeunesse.
L'arriv�e de la M�lie � Buriville, en pareil �quipage fit sensation.
D'ordinaire, � la vue d'un malade grave, on est saisi d'un sentiment
de confusion qui porte � la tristesse. Mais ici, c'�tait tout le
contraire, les gens riaient aux �clats, ce qui semblait � la M�lie
peu conforme � l'esprit du p�lerinage. Au fond, elle eut souhait�
que son cochon se mit � �� rigoler �, lui aussi. Ne dit-on pas qu'un
malade qui rit est � moiti� gu�ri ?
Elle gara son v�hicule dans le petit clos qui pr�c�de l'entr�e de
l'�glise et, sans plus s'occuper de l'animal � demi paralys�, elle
p�n�tra dans Le sanctuaire, trouva une petite place, sortit son
paroissien et suivit l'office avec recueillement.
A la sortie, la foule s'int�ressa beaucoup � ce p�lerin grognon et
malodorant que les gamins taquinaient au passage. La M�lie sortit la
derri�re, juste avant le pr�tre qu'elle arr�ta.
- M'sieur le cur�, dit-elle, vous n'allez tout de m�me pas me dire
comme mon homme que j'suis me foutue b�te d'avoir amen� mon cochon
en p�lerinage, qu� mal qui a, dites oir? C'est-y pas aussi une
cr�ature du bon Dieu, comme vous et moi ?...
Et elle se mit � raconter au pr�tre, tout au long, la triste
histoire de son goret, ses efforts
� le soigner, ses d�ceptions continuelles, son ravitaillement
compromis, cette �� grillade � en famille qu'on ne pourrait pas
c�l�brer cette ann�e, et tout ... et tout...
A ces mots de grillade, le bon pr�tre, fils de paysans, sentit comme
monter � ses narines une forte odeur d'oignons frits qui lui rappela
soudain qu'il n'avait pas encore d�jeun� et qu'il serait temps d'y
songer. Mais pouvait-il quitter cette vieille femme sans essayer de
la consoler un peu ? Il tourna donc alentour du cochon en ayant
l'air de l'examiner avec soin et en posant � la M�lie des questions
pr�cises et qu'on sentait comp�tentes. Puis soudain il s'arr�ta et,
de son doigt �tendu, il montra la queue du goret qui pendait entre
les lattes de ta charrette, raide comme une baguette de tambour...
- Tenez, dit-il, tout le mal vient de l� : un cochon qui se porte
bien doit avoir la queue en
tire-bouchon....
La M�fie rougit de plaisir.
- Ah ! ben, fit-elle, vous, au moins, vous avez un rem�de qu'est
meilleur que ceux du grand Jules, et plus facile � se procurer.
C'est mon homme qui va le soigner maintenant le cochon, lui qui le
regarde toujours avec les mains dans les poches. Ah ! comme je vas
te le faire se d�grouiller, le bougre...
Puis, en se confondant en remerciements, elle prit gaiment le chemin
du retour, laissant, l� le pr�tre qui, malgr� une solide
instruction, ne s'expliqua jamais les raisons d'une telle joie.
Le retour fut une all�gresse. Durant le repas qui suivit, la M�lie
fit la th�orie au Fanfan, qui hocha la t�te avec scepticisme, mais
promis d'essayer le jour m�me. C'�tait pas bien dur, puisqu'il
s'agissait simplement de tordre la queue de l'animal pour le
gu�rir...
Le cochon �tait rest� en libert� dans la cour. Toujours assis, il
avait l'air de regretter am�rement sa belle ballade en voiture. Le
Fanfan s'approcha de lui par derri�re, lui saisit la queue � deux
mains en lui imprimant un violent mouvement de rotation et de
torsion � la fois, exactement comme s'il s'agissait de lier un fagot
avec un hart. Le goret jeta un cri de douleur et fit un bond en
avant. Le Fanfan revint une heure apr�s et recommen�a. Cette fois,
le cochon fit deux bonds. A raison de 12 applications du rem�de par
jour, le surlendemain il faisait 10 m�tres d'une seule traite et
reprenait de l'app�tit. Quinze jours apr�s il ne s'asseyait plus et
il suffisait que le Fanfan paraisse pour que l'animal fit vingt fois
de suite le tour de la cour � une vitesse foudroyante. Puis un beau
jour, pour bien prouver � son ma�tre qu'il n'avait plus besoin de
ses services, et sans doute pour varier ses exercices, il r�ussit �
passer entre les jambes du Fanfan, qui se retrouva dans la boue les
quatre fers en l'air.
Le cochon, redevenu gai et gourmand, ne fit jamais un monstre,
puisqu'il fallut le tuer d�j� en mai, avant l'apparition des
chaleurs. Mais il atteignit une taille acceptable et fit, comme dans
toute histoire qui se termine bien, le bonheur des uns et des
autres.
En ce temps-l�, la servante du cur� desservant Buriville re�ut des
mains d'une vieille femme qu'elle ne connaissait pas, et en
l'absence de son ma�tre, un pesant paquet. Elle l'ouvrit. Il
contenait une �paule de cochon et... la queue de l'animal ! A son
retour, le pr�tre pensa � une moquerie, mais le souvenir du goret de
Buriville lui revint. Il donna � ce pr�sent l'accueil que l'on pense
et, tout en le d�gustant, il se demanda comment le cochon avait pu
grandir si vite, puisque la queue de la pauvre b�te, raidie par la
mort, n'�tait plus en tire-bouchon du tout.
JULIEN MALO.
(1) Filles. |
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