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L'Immeuble et la
construction dans l'Est
19 ao�t 1931
Au Pays du Gr�s rose
C'est aux bords de la Sarre
et de la Zorn, issues des Vosges, que se trouve ce pays, tr�s
pittoresque de Sarrebourg � Saverne et qu'il nous lut donn� de
visiter en d�tail ces jours derniers.
Partis de Nancy aux primes heures de l'aube, nous voici, apr�s
moins de deux heures d'express, � la gare de Saverne, la
charmante petite ville de C�sar, la Tres Tabernae des anciens
Romains vainqueurs des Gaulois.
Autour de nous, partout, se d�roulent des for�ts de sapins,
s'aper�oivent des ruines de ch�teaux-forts alsaciens, le
Haut-Barr prodigieux, fr�re du Haut-Koenigsbourg, les deux
G�roldseck, le Greifenstein, etc, etc.
Pavs de gr�s rose, qui forme les montagnes en massifs
gigantesques, avec des blocs d'agglom�r�s et des �paisseurs de
gr�s, tant�t rose, tant�t blanc, tant�t bigarr�. Et quand je dis
rose, cela veut dire du rose tr�s p�le au rouge tr�s vif.
Au sortir de la gare, �l�gante et coquette, face au magnifique
h�tel des postes que nous envierions pour Nancy, l'auto de la
Maison Philippe, la puissante firme des carri�res de gr�s de
toute la r�gion, fond�e en 1863, nous attend et nous emm�ne
aussit�t pour une longue et bien int�ressante randonn�e.
C'est d'abord la mont�e, la mont�e longue vers les for�ts de
Greifenstein par la c�te de Saverne, par une route magnifique
dans les bois, avec une premi�re station, au fameux Saut du
prince Charles de Lorraine, notre glorieux Charles V, qui, de ce
bloc �norme de gr�s rouge, sauta dans l'ab�me avec son cheval.
C'�tait en 1676, quand le prince lorrain, adversaire de Louis
XIV, voulait reprendre Saverne � la France. Les traces des fers
du coursier ducal se voient encore dans la roche vive... L'ab�me
nous donne le vertige.
Et nous allons vers les Quatre-Vents, vers le vieux ch�teau de
Danne, vers la c�l�bre Colonne, limite de l'Alsace et de la
Lorraine, enfin vers la petite cit� h�ro�que de Phalsbourg, aux
portes si curieuses, aux monuments du mar�chal Lobau,
d'Erckmann-Chatrian, des Morts de la Guerre.
Pass� Phalsbourg - nous sommes venus pour cela - nous arrivons
aux immenses carri�res de Vilsberg, qui s'�tendent sur six
hectares, et constituent le plus beau joyau et la r�serve la
plus importante de toutes les carri�res des fr�res Philippe, de
Saverne.
Carri�res exploit�es depuis bien longtemps, comme l'accusent les
monticules de d�blais, qui pourraient servir de tumuli g�ants
pour les dynasties des Pharaons.
A travers des rails qui vont, viennent et s'enchev�trent, nous
longeons ces couloirs sans fin des carri�res. Il y a l� du gr�s
rose, du gr�s blanc, du gr�s bigarr�. Des blocs, de 2.000 m�tres
cubes, sont d�tach�s � coups de mine; d'autres sont sci�s,
d'autres qui adh�rent � la masse de la montagne, sont perfor�s
et enlev�s comme des morceaux de nougat ou de chocolat.
Il y a des chantiers, ouverts en plein air, o� travaillent de
nombreux ouvriers; il y a des hangars couverts o� nous admirons,
non sans surprise, des sculptures en gr�s blanc et d'un grain
tr�s dur et tr�s fin, sculptures destin�es � deux grandes
�glises du Nord, dans la r�gion d'Armenti�res.
Ces �glises - apr�s cent autres des Fr�res Philippe - ont toutes
employ� le gr�s banc et le gr�s rose de nos Vosges.
Les montagnes de chez nous s'en vont ainsi, par tranches, pour
reconstituer les pays d�vast�s par les Allemands. Et ni les
architectes, ni les entrepreneurs, ni surtout les propri�taires
ne s'en plaignent, au contraire.
Le mat�riau vosgien est solide, durable ind�finiment, d'une
parure �l�gante, d'une vision agr�able.
Qui donc nous disait un jour que les b�timents en gr�s rose
�taient faits pour une rapide usure et devenaient tr�s vite
l�preux ? C'est une erreur profonde quand on voit le merveilleux
ch�teau du cardinal de Rohan. � Saverne, aussi beau dans son
architecture rose qu'aux jours �l�gants du XVIIIe si�cle.
Ces carri�res de Vilsberg sont pour nous toute une r�v�lation.
Comment se fait-il donc que Nancy et sa r�gion ne fassent pas
leur choix, abondant et s�r, dans ces vastes carri�res de gr�s,
de Phalsbourg. Vilsberg, Arzwiller, Sarrebourg et Lutzelbourg?
Combien j'aurais aim� voir l'�glise Sainte-Th�r�se ainsi
construite dans ce beau gr�s rose et blanc, moins cher
assur�ment que nos pierres d'Euville et de Savonni�res, de
Viterne et de la c�te Sainte-Catherine de Nancy !
C'est donc vers ces carri�res consid�rables de gr�s d'Alsace, de
gr�s lorrain, qu'il faut orienter les gens du b�timent. Notre
ami Henri Masson, de Lun�ville, pourrait nous en dire tout le
bien qu'il en pense... � d�faut de ce pauvre Emile Lanord, qui
nous avait pr�c�d�s dans cette randonn�e des carri�res avec son
illustre ami, le ministre Maginot.
Pourquoi donc n'est-on pas all� chercher dans ces carri�res de
Vilsberg les blocs de gr�s rose qui constituent le triste
monument de la Croix de Bourgogne de Nancy, qui a co�t� si cher
et qui est d�j� si piteux et si l�preux, avec ce bassin qui veut
avoir l'outrecuidante pr�tention de rappeler notre vieil �tang
Saint-Jean.
Des six hectares exploit�s aux carri�res de Vilsberg, nous
allons maintenant aux carri�res d'Arzwiller, � 15 kilom�tres de
Saverne, et dont les quatre hectares sont en pleine
exploitation.
Avec un int�r�t croissant, nous visitons les ateliers de sciage
des blocs de gr�s, � l'aide de scies diamant�es, scies
longitudinales et circulaires, qui ont vite fait de d�biter les
gros blocs.
Les carri�res d'Arzwiller sont au del� du canal, pendant que,
plus loin, se trouvent les huit hectares des carri�res dites de
Saint-Louis. Il sort, de ces ateliers d'Arzwiller, plus de 3.000
m�tres cubes de gr�s fa�onn� par an.
D'Arzwiller, nous allons maintenant aux carri�res de Garrebourg
(trois hectares) et � celles de Lutzelbourg, aussi importantes,
avec 16 m�tres de d�blais au-dessus des �norme blocs entass�s �
des profondeurs variables.
De ces carri�res (� Garrebourg), l'on tire des gros moellons de
gr�s rose qui vont servir � la r�gularisation du Rhin. A
Lutzelbourg, pays pittoresque par excellence, nous apercevons,
en passant, des faces r�jouies de Nanc�iens en vacances, et qui
sont aussi roses que les bancs de gr�s d'alentour. On
confectionne, dans les carri�res Philippe, des milliers de
meules de toutes dimensions et qui s'en vont par wagons
complets, toutes les semaines, aux centres industriels de la
France et � la coutellerie si connue de Thiers, en Auvergne.
Les montagnes vertes saignent, toutes rouges, sous les coups des
pics quotidiens. Et c'est toute une fortune qui g�t l�, pour des
si�cles, dans ces flancs entrouverts de nos collines vosgiennes,
en plein pays du gr�s rose.
Entre Lutzelbourg et Saverne, � Stambach, sur la Zorn, il y a l�
un splendide h�tel ! A la Fameuse Truite, entour� de montagnes,
d'eaux vives, et comme assis sur la Zorn limpide.
Chez Joseph Heitz on y mange bien, surtout de ces truites
savoureuses des rupts et rivi�rettes, et l'on y boit mieux
encore des grands crus de la r�gion. En plein jour semainier,
cinquante � soixante convives, venus en ce centre de tourisme de
tout partout, sont l�, sous les marronniers, aspirant de l'air
pur, en regardant filer les grands express, en passant des
heures d�licieuses, tr�s douces.
Mais il faut partir, apr�s avoir d�gust� une certaine eau-de-vie
de framboise, vrai nectar des dieux.
Revoici Saverne, la ville proprette entre toutes... voici les
vieilles �glises, voici surtout l'admirable, l'unique ch�teau
des cardinaux de Rohan, avec ses �tonnantes fa�ades en gr�s
rose, ses colonnes, ses pilastres, ses frontons, ses
bas-reliefs... le tout, h�las! transform� en une mis�rable
caserne de chasseurs � pied, tout comme les c�l�bres ch�teaux de
Lun�ville et de Commercy.
Quelle mis�re et quelle honte de voir ainsi profan�es de telles
merveilles d'art et d'architecture!
La France, trop militariste de nos jours, est bien coupable, de
laisser ainsi d�vaster ces palais, dignes des rois, et qu'on
devrait transformer tout entiers en mus�es o� en si�ges
d'administrations civiles.
Un Etat intelligent et ami du grand art, devrait mettre ses
soldats n'importe o�, mais pas l�. Que nos voeux soient un jour
r�alis�s... c'est le souhait le plus ardent de tous les
visiteurs de cette splendeur artistique des Rohan.
Notre h�te si bienveillant, M. Ren� Philippe, veut encore nous
conduire au Haut-Barr, cette ruine g�ante, qui l'emporte presque
sur le Haut-Koenigsbourg, et que nous visitons avec un puissant
int�r�t. C'est vraiment l'oeil de l'Alsace, et il faudrait
rester l�-haut, des heures, pr�s de la vieille chapelle de
Saint-Nicolas, pr�s du puits de Barberousse, en haut du donjon
quasi mill�naire, dress� sur des masses de gr�s rose, pour
surveiller toute l'Alsace, avec, dans le fond, la tour
grandiose, fine aiguille sculpt�e, de la cath�drale de
Strasbourg.
Le 4 ao�t 1931.
Emile BADEL.
P. S. - En parcourant les registres de commandes de blocs de
gr�s rose ou blanc de la Maison des Fr�res Philippe, de Saverne,
nous avons trouv�, seulement dans les derni�res ann�es,
d'importants travaux ex�cut�s par eux, non seulement en Alsace,
en Champagne, � Reims, en Picardie et dans le Nord (plus de
cent) nais encore dans notre r�gion lorraine.
Il convient de citer, dans nos pays reconstitu�s, les �glises de
Brin, Halloville, Chazelles, Parroy, Moncel-sur-Seille,
Bathel�niont-les-Beauzemont. Coincourt, Einville-aux-Jards,
Parux, Mousson, Ancerviller, Emberm�nil. Gerb�viller-la-Martyre
(que nous avons vue avant et apr�s sa reconstruction), Serres;
la sous-pr�fecture de Lun�ville et une cr�che, avec la maison
Duch�teau.
Citons encore l'immeuble Gillet-Lafond � Lun�ville, le ch�teau
de la famille Mathis de Grandseille, � Verdenal, pr�s de
Bl�mont, les mairies-�coles de Rouvaux, de Maixe, de Launois,
des chemin�es monumentales aux mairies de Moncel, Sorn�ville et
Chanteheux, enfin l'usine � gaz de Lun�ville et la Banque de
France de Longwy.
Voil� certes de belles et nombreuses r�f�rences, toutes �
l'honneur de la Maison Philippe, de Saverne.
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