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Le Ch�teau de Pierre-Perc�e - Roman - 1840


Le Ch�teau de Pierre-Perc�e, roman historique tir� de l'histoire des comtes de Salm dans le XIIe si�cle
J.-C. Docteur
�d. J. Texon (Saint-Di�)
1840

PREFACE SUR LE ROMAN

J'ai toujours cru qu'il est de la plus haute incons�quence � un �tre intelligent de faire un ouvrage inutile. D'apr�s ce principe, je m'�tais abstenu de faire des romans, malgr� le go�t tr�s-prononc� de notre si�cle pour ce genre d'�crits, parce que je m'�tais figur�, comme bien d'autres se le figurent, qu'un roman, par cela m�me qu'il est roman, est une oeuvre inutile ou au moins frivole. Je consid�rais � peu pr�s les romanciers comme les baladins de la litt�rature, comme des hommes qui n'ont pour but que d'amuser les oisifs, pour gagner de l'argent. Sous ce point de vue, le roman le plus spirituel et le mieux fait ne me semblait que l'amusement de la pens�e et la prostitution du g�nie. Mais, en examinant la chose de plus pr�s, j'ai reconnu mon erreur, et j'ai vu qu'il n'est point d'ouvrage �crit de main d'homme qui puisse faire autant de bien qu'un roman ; j'ai reconnu que les romanciers, s'ils se mettent � la hauteur du genre qu'ils exploitent, ne sont point seulement les plus sages des philosophes (car un roman ne peut �tre bon s'il n'est satur� d'id�es et de philosophie), mais encore qu'ils sont les plus utiles de tous les �crivains. J'ai vu que le roman est, par droit de nature et par droit de conqu�te, la v�ritable �cole des masses, et le vade mecum de toutes les intelligences. J'ai vu que d�sormais le roman est appel� � former l'intellectualit� des nations, que l'�ducation prosa�que de nos coll�ges et de nos �coles ne fait qu'�baucher, et que ce sont surtout les romans qui �l�vent � la dignit� d'hommes bien des �tres intelligents qui ne sortiraient pas de la poudre mat�rielle sans eux. Je me suis convaincu qu'il y a plus de s�ve nourrici�re dans un roman, s'il est bien con�u et bien ex�cut�, que dans les th�ories les plus parfaites et que dans les livres de science les mieux fondus, car un roman, par cela m�me qu'il est roman, essaie de tout et parle de tout. Il n'est point de coin du domaine intellectuel qu'il n'exploite. Tout en voyageant sur sa narration, il peut, sans se d�ranger, fr�ler toutes les id�es, battre en br�che toutes les erreurs, pr�cher toutes les vertus, et combattre tous les vices. Il n'est rien de laid dont il ne puisse faire rougir, ni rien de beau qu'il ne puisse faire aimer. Le roman a, de plus, cet inappr�ciable avantage qu'il est � la port�e de tous et du go�t de tous. Hormis un petit nombre d'hommes que la profondeur de leur esprit entra�ne instinctivement vers les sciences, quels sont ceux qui lisent des ouvrages scientifiques ? ceux-l� tout au plus qui ont un int�r�t direct � les lire, et qui veulent se fraier un chemin � la fortune par la science. Encore, lorsqu'ils sont en possession de l'emploi ou de la place qu'ils ont d�sir�, ils mettent de cot� la science et ses �pines comme on rejette un habit de coll�ge, ou comme on renvoie le char sous le hangar lorsque le voyage est termin�. Et les livres qui, tout en reculant les limites de la science intellectuelle, jettent une vive lumi�re sur les plus grandes v�rit�s du Christianisme, ont- ils plus de chances de succ�s? Une funeste exp�rience m'a r�v�l� le contraire. Les hautes id�es n'atteignent que les hautes intelligences, et elles sont mis�rablement d�cri�es par les petites. Beaucoup de Chr�tiens ne reconnaissent plus les dogmes dont on leur a appris les mots, lorsqu'on vient � leur en montrer la sublime profondeur, et beaucoup de pasteurs ont tant de z�le pour la foi, qu'ils aiment mieux la conserver petite que de souffrir qu'on l'agrandisse.
Les romans, au contraire, sont lus avec avidit� par les hommes de tous les �ges et de toutes les conditions, et cela par l'unique raison qu'ils r�pondent aux besoins de tous. L'ignorant y trouve un panorama d'id�es et de faits qui d�brouillent ses sentiments confus et agrandissent son intelligence. Le savant y saisit avec joie les fleurs de la pens�e, la justesse des expressions et la v�rit� des tableaux. La jolie femme y cherche de tendres choses, et l'homme, sens� des r�flexions profondes. La pens�e n'en est que plus vive et plus ardente lorsqu'elle suit le mouvement des faits, semblable � la lumi�re, qui devient plus subtile et plus colorante lorsqu'elle sort d'un foyer plus agit�.
Les conditions intrins�ques qui font la base du roman justifient la pr�dilection du public pour ce genre de compositions.
Qu'est-ce qu'un roman? C'est un ouvrage qui peint la nature et les hommes ; c'est un ouvrage qui exploite tout ce que Dieu a cr�� pour en faire sortir la lumi�re et la faire jaillir aux yeux de tous ; c'est un ouvrage qui sait attirer la r�flexion sur les nuances les plus d�licates des pens�es et des choses. C'est UN OUVRAGE QUI PEINT : ce mot seul indique quelle est l'utilit� du roman, et quelle doit �tre la d�licatesse du g�nie aussi bien que le talent d'observation de ceux qui se livrent � ce genre, de travail, car on ne conna�t les choses qu'autant qu'elles sont bien peintes, et on ne les peint bien qu'autant qu'on les voit comme elles sont. Le roman peint l'homme individuel, il peint son �me, il peint sa physionomie, il peint son caract�re. Le roman est donc une oeuvre de haute philosophie en m�me temps que d'une utilit� incontestable. Le roman peint la nature, il peint les cieux, il peint les formes agrestes pour faire comprendre tout ce que Dieu, y a mis de suavit� et de grandeur. Le roman peint surtout la soci�t�, il peint les moeurs et les passions des hommes ; il est un miroir qui refl�te le mouvement des coeurs et les �garements de l'esprit. Le roman ne peut �tre histoire, parce que la v�rit� historique ne ramasse jamais ce qu'il y a de physionomie intellectuelle ou d'expression caract�ristique dans les actes d'un homme. Mais le roman peut �tre historique, parce qu'il peut mettre en sc�ne les personnages connus dans l'histoire pour leur attribuer toutes les formes et tous les accidents d'un caract�re. Le roman ne peut �tre g�ographie, parce que la g�ographie ne met jamais sous les yeux tout ce qu'il y a de grand et de pittoresque dans les formes d'une contr�e. Mais il peut �tre g�ographique, parce qu'il peut faire la description d'un site et offrir une image exacte des lieux o� il place ses h�ros. La nature est belle partout ; partout elle attend un pinceau qui la peigne ; partout elle demande, � �tre saisie par un observateur adroit, et � �tre exprim�e par des touches fines, pour �tre admir�e. Partout elle est belle comme une amante et digne comme une reine. Partout le ciel s'entrelace � ses beaut�s et se marie � ses grandeurs.
En deux mots le roman, par son essence, est une suite de tableaux, et il se rapproche d'autant plus de son but artistique qu'il offre des peintures plus exactes, plus vari�es, plus d�licates et d'un genre plus r�el.
On a donc tort de croire que le romancier puisse, sans sortir de son art, s'abandonner au caprice de son imagination et s'�lancer hors des routes trac�es par la nature. Au contraire : son art le ram�ne toujours dans les voies naturelles, et s'il s'en �carte son oeuvre n'est plus un roman : ce n'est qu'une oeuvre qui n'a ni genre ni nom dans le monde connu. Il faut beaucoup d'imagination pour produire un roman, parce qu'il faut beaucoup imaginer pour peindre ; mais il faut encore plus de tact et de raison, parce qu'il faut bien sentir et bien raisonner pour peindra juste. Et c'est en cela que consiste l'excellence du genre et le m�rite du v�ritable romancier. Un romancier est un homme qui a une connaissance profonde de la nature et des hommes ; c'est un homme qui voit le ridicule o� il est, et qui sait rencontrer la sublimit� et la grandeur o� elles se trouvent ; c'est un homme qui entend le langage des faits, et qui sait lire jusque dans les derniers replis de la pens�e. Le roman est une oeuvre qui retrace ce qu'il y a de plus intime, de plus cach�, de plus myst�rieusement caract�ristique dans les faits les plus vulgaires; et c'est par cela m�me qu'il pla�t, car il y a au fond de toutes les choses existantes une suavit� qui n'entre jamais dans les oeuvres de la fantasmagorie. C'est encore par cela qu'il agrandit l'�me et qu'il fortifie la pens�e, non point en amenant l'homme jusqu'aux principes toujours contredits de la science; mais en lui donnant la clef de la philosophie intime et en le faisant promener dans le labyrinthe de la vie.
C'est parce que le roman doit �tre une suite de tableaux qu'il ne peut se dispenser d'�tre fabuleux, m�me lorsqu'il s'appuie sur des �v�nements v�ritables. Toute peinture suppose une connaissance approfondie des moeurs et des caract�res, et jamais le g�nie historique n'est parvenu jusque-l�. Il saisit au vol quelques paroles et quelques actions; mais il ne suit pas son individu pas � pas pour retracer ce qu'il y a de plus fugitif dans ses actions, et de plus v�h�ment dans son instinct ; il suit de loin son personnage, mais il ne s'attache pas � lui. L'historien raconte les �v�nements, mais il ne conna�t pas l'homme. Le g�nie historique est en quelque sorte un g�nie brut aux yeux duquel ne viennent point se r�fl�chir les rayons les plus per�ants de la lumi�re. Rien de profond�ment intellectuel ne l'�branle, rien de subtilement color� ne le frappe. Il n'est ni po�te, ni philosophe, ni tendre, ni majestueux, ni passionn�, ni amant. Le g�nie romancier vient apr�s lui, non point pour le corriger (car il doit le suivre pas � pas autant qu'il est possible), mais pour donner une teinte de vie � ses tableaux, et pour suppl�er � son manque de vue ou de p�n�tration par ses conjectures. Toujours apr�s un historien un romancier est de mise. Lorsqu'une histoire est finie, c'est au romancier � se promener, le pinceau � la main, sur les ruines qu'elle a montr�es du doigt et � mettre en mouvement les caract�res dont elle a �bauch� le tableau. Il y a donc cette diff�rence entre le g�nie de l'historien et celui du romancier, que celui-ci voit profond�ment avec les yeux de l'�me, tandis que l'autre n'a que la m�moire ou les yeux du corps. Il suffit de voir ou de se souvenir pour raconter, mais il faut profond�ment sentir et imaginer pour peindre. Un roman historique, s'il est trac� avec jugement et pr�cision, est donc, en quelque sorte, un suppl�ment � l'histoire. Tout en outrepassant la v�rit�, mais en ne la contredisant pas, il la rend plus s�duisante, plus vivante et plus palpable. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'on ne conna�t bien l'histoire que par les romans ; car jamais les faits d�pouill�s de peinture ne se gravent dans l'esprit comme ceux auxquels l'imagination sur ajoute son vernis et ses couleurs.
Sans doute un g�nie faux peut fausser l'histoire et d�naturer les �v�nements dont il offre l'image. Sans doute un g�nie extravagant peut pr�ter � ses personnages un caract�re et des moeurs qui ne sont pas dans la nature, et habituer par l� les lecteurs cr�dules � juger mal des hommes et des choses. Sans doute un g�nie licencieux peut pr�senter des images dangereuses et donner une teinte d'h�ro�sme � des sentiments criminels. Mais tous ces d�fauts sont dans l'homme, ils ne sont pas dans le genre. Les m�mes inconv�nients se rencontrent dans tous les genres d'�crire et jusque dans la conversation orale.
Faudra-t-il, pour cela, condamner les hommes � un �temel silence ? Faudra-t-il, parce que des pr�dicateurs d�bitent de faux principes et de pieux mensonges dans la chaire de v�rit� (a), fermer la bouche � la Religion et fuir l'enseignement des pr�dicateurs ? Tous ces abus de genres ne prouvent qu'une seule chose, c'est qu'il faut se d�fier des esprits faibles et des coeurs corrompus; c'est que, soit pour la conversation soit pour la lecture, il faut apporter une grande discr�tion dans le choix des hommes. Et quand il serait vrai que l'on n'a fait jusqu'� pr�sent que des romans mauvais, ce serait une raison de plus pour que l'on doive essayer d'en faire de bons.
Tout genre est parfait, mais l'oeuvre est n�cessairement le fruit de l'homme. Un roman sera parfait lorsqu'il sera l'oeuvre d'un esprit et d'un coeur sans d�fauts; il sera extravagant lorsqu'il sera donn� par un homme qui croira qu'extravaguer c'est peindre; il sera impie et licencieux lorsqu'il sera enfant� par une �me sans principes et sans pudeur.
Le mien est-il sans d�fauts ? Je n'ai pas l'orgueil de le croire. J'avoue m�me que, sous le rapport de l'art, il est tr�s-imparfait. Je ne peins pas assez les hommes, et mes esquisses de la nature sont trop faibles. Je viens d'�tablir les r�gles, mais je n'ai pas toujours eu la force et le pouvoir de les suivre. Ce n'est pas lorsque l'on d�bute dans un genre que l'on a le droit d'atteindre � la perfection. Mon d�sir est de mieux faire, et mon dessein est de mettre sous la forme de romans les principaux faits de l'histoire de Lorraine si mes compatriotes s'unissent � cette oeuvre de patriotisme et la soutiennent par un g�n�reux concours. L'histoire de Lorraine est peut-�tre, de toutes les histoires du monde, celle qui offre le plus d'�v�nements curieux et de sujets propres � �tre mis en tableaux. Cependant (chose �tonnante!) les Lorrains eux-m�mes ignorent leur propre histoire : presque tous ont perdu l'id�e des �v�nements qui ont chang� la face de leur pays ; presque tous ont oubli� jusqu'aux calamit�s qui ont boulevers� le sol que cultivaient leurs anc�tres. Ils ignorent l'origine de leurs usages et de leurs cit�s. N�anmoins tout cela a �t� conserv� religieusement dans l'histoire. Le grand Dom Calmet, qui est le premier des Lorrains qui ait eu un amour v�ritable de son pays, et le premier des moines Vosgiens qui ait imprim� le cachet d'une haute utilit� � son existence.... le grand Dom Calmet a voulu que rien ne se perd�t : il a feuillet� toutes les chroniques et interrog� tous les monuments. Son oeuvre volumineuse, en roulant depuis Jules C�sar jusqu'au r�gne de L�opold, a sillonn� tous les lieux et ramass� la poudre de tous les si�cles. Mais son oeuvre volumineuse est souvent difforme � force de mat�riaux ; et elle a cess� d'offrir un int�r�t du premier ordre depuis que la Lorraine, enclou�e � la France, a perdu ses usages antiques, sa nationalit� et son nom. L'histoire de Lorraine est close � jamais : c'est au g�nie du roman � s'emparer du champ qu'elle a abandonn�. Si sir Walter Scott a su, par la richesse et la vari�t� de ses descriptions, attirer l'attention de toute l'Europe sur les malheurs de son pays, pourquoi ne concourrions-nous pas � illustrer le n�tre, sinon par des dessins aussi brillants, au moins, peut-�tre, par des dessins d'une v�rit� aussi frappante. Ceci est une oeuvre d'un patriotisme �clair� que j'offre � l'appr�ciation de tous les g�n�reux Lorrains. On va lire l'histoire du ch�teau de Pierre-perc�e, qui a servi de berceau � la famille qui a r�gn� le plus longtemps dans les Vosges, et qui y a fait le plus de bien. La faveur ou l'indiff�rence avec laquelle ce premier, n� de ma plume romanci�re sera re�u, m'indiquera si je dois continuer � m'�lancer dans cette nouvelle carri�re, o� je vois beaucoup de choses � dire et beaucoup de bien � faire. Il n'y a rien qui ranime l'intelligence et l'h�ro�sme d'un peuple comme l'histoire de ses anc�tres; car la gloire vivifie l'intelligence, et il n'y a pas de plus haute gloire pour un peuple que de voir c�l�brer le sol sur lequel il marche.
Docteur,
� Raon-l'�tape (Vosges).

(a) Derni�rement, j'ai entendu dire � un pr�dicateur que l'on ne peut faire le m�tier de philosophe et d'�crivain que par un motif d'orgueil, et que pour �terniser son nom. Ce pr�dicateur ignorait sans doute que chacun �prouve le besoin d'exprimer ce qu'il sent, et que la nature nous porte � mettre au grand jour de l'impression des id�es ou des sentiments qui ne, peuvent s'�chapper dans la conversation. II ignorait encore que l'�vangile condamne � des brasiers �ternels le serviteur qui a enfoui son talent.
Un autre pr�dicateur disait que pour ne point se tromper dans le choix d'un �tat, on doit consulter son pasteur. Si chaque cur�, dans sa paroisse, �tait juge en cette mati�re, il y aurait bien des vocations prises � rebours, et les intentions de la Providence seraient bien souvent m�connues.
Etc. Etc
.
 

EXTRAIT DE LA NOTICE DE LORRAINE ;
par Dom Calmet.

ARTICLE PIERRE-PERC�E.
� A quelque distance de Badonviller se voit Langstein ou PIERRE-PERC�E, ch�teau ancien et autrefois consid�rable, appartenant aux comtes de Salm, dont quelques-uns ont m�me pris le nom de COMTES DE PIERRE-PERC�E. Ce nom lui vient d'une roche perc�e � coups de marteaux, pour y creuser un puits ou une citerne qui est � pr�sent presque enti�rement remplie par les pierres qu'on y jette journellement (a).
� Etienne de Bar, �v�que de Metz, qui a si�g� depuis l'an 1120 jusqu'en 1163, assi�gea le ch�teau de Pierre-perc�e, et le prit apr�s un si�ge d'un an et plus. Il b�tit autour de ce ch�teau trois forts pour le r�duire. �

(a) Il y a un si�cle environ que Dom Calmet �crivait ces lignes. Ce puits, o� s'est enfouie une partie des d�bris du ch�teau et dans lequel on jette des pierres depuis deux cents ans pour le plaisir de les entendre r�sonner, a encore n�anmoins environ dix m�tres de profondeur. Quoique perc� dans le roc, il est d'une rotondit� admirable et a au moins neuf m�tres de circonf�rence. Il para�t aussi �vas� dans le fond qu'� son embouchure. Il est domin� par une antique tour contre laquelle les vents et les orages se sont d�cha�n�s en vain depuis sept ou huit cents ans, mais dont les b�tisseurs de l'endroit sont parvenus � d�molir presque un pan. Il serait � d�sirer que l'autorit� prot�ge�t d'une mani�re active ces d�bris magnifiques, et surtout qu'elle pr�t des mesures pour emp�cher que le puits ne f�t combl� davantage. Pierre-perc�e est peu connu � cause de son isolement dans les montagnes ; mais il n'est pas moins certain qu'il renferme, en fait d'antiquit�s f�odales, ce qu'il y a de plus curieux dans la Lorraine. A c�t� du puits, se dessine un rocher qui semble avoir �t� cr�� expr�s pour soutenir un si�ge d'une ann�e, tant il est orgueilleux dans sa pose et abrupte dans sa vaste longueur. Au pied de cette roche majestueuse, sur laquelle s'�levait jadis le ch�teau des comtes de Salm, on voit aujourd'hui le modeste village de Pierre-perc�e, d�partement de la Meurthe, arrondissement de Lun�ville.

CHAPITRE PREMIER.
Le Ch�teau de Damegalle

Le. 26 mai 1146, deux eccl�siastiques, accompagn�s d'un guide et de quelques hommes d'armes, faisaient leur entr�e dans le petit village de Badonviller, paraissant venir des terres de la seigneurie de Bl�mont. Comme il �tait tard, les nobles voyageurs se pr�sent�rent chez le cur� du lieu, qui les accueillit par esprit de fraternit� ; mais on redoubla d'�gards pour eux lorsque l'on sut quels �taient leurs titres et l'objet de leur mission. Le cur�, moine prof�s de l'abbaye de Senones, prouva qu'il savait se rel�cher de l'aust�rit� claustrale en faveur de voyageurs � qui il voulait faire honneur ; et Gertrude, sa chambri�re, s'acquitta avec agilit� des devoirs attach�s � sa profession, non sans murmurer en elle-m�me contre les affaires de l'Eglise, qui venaient apporter le trouble et la confusion jusque dans le sanctuaire de sa cuisine.
Le lendemain, par une belle matin�e de printemps, les deux voyageurs reprirent leurs montures, et se firent accompagner d'un nouveau guide, qui les mit sur la route qui conduisait en Alsace.
- Enfin, dit le plus �g�, qu'� son habit on reconnaissait pour moine de l'abbaye de Clairvaux, fond�e depuis peu par saint Bernard.... Enfin, sire Gautier, nous approchons du terme de notre course. Nous entrons dans la belle cha�ne des Vosges, qui, depuis deux jours, se dessine perpendiculairement devant nous comme un rideau de soie verte. D�j� ce rideau s'ouvre, et nous allons para�tre devant l'auguste personnage que nous cherchons. Que Dieu et sa sainte M�re veuillent que notre d�marche ait le succ�s que nous avons droit d'en esp�rer ! Mais est-il bien vrai qu'Etienne de Bar ait le caract�re aussi indomptable et les mani�res aussi grandes que la renomm�e le publie ? Je reconnais qu'un pauvre moine comme moi est un instrument peu propre � remuer l'esprit d'un tel homme. Mais la lettre de notre digne abb�, dont je suis l'humble porteur, pourra le ma�triser.... Quelle id�e a donc ce pontife de l'Eglise, de s'obstiner ainsi � demeurer au milieu des montagnes pour assi�ger un rocher ?
- Dites plut�t, r�pondit Gautier, v�n�rable chanoine de la sainte �glise de Metz. Dites plut�t : Quel d�mon le pousse � dissiper ainsi, en guerroyant, les tr�sors de notre insigne �glise ? Depuis dix ans il entretient � grands frais une milice sacril�ge et nombreuse, et nos ornements vont en lambeaux. Il ach�te des casques et des arbal�tes, et il laisse les autels � nu. Il nourrit des vauriens d'Allemands, et des bandes de Barrisiens qui ne valent gu�re mieux, et les pauvres piteux de notre ville n'ont pas de pain. Est-ce bien l�, croyez-vous, le devoir d'un �v�que?.... Mais quant aux moyens de le persuader, je vous conseille de prendre de pr�f�rence ceux qui vont � l'amour-propre. L'orgueil et l'ent�tement, soit dit entre nous, sont les deux premiers anneaux de son caract�re ; et si nous pouvons le convaincre qu'il, sera glorieux pour lui de prendre la croix, il n'est point douteux que nous le retirerons de ces montagnes, o� tous les tr�sors de notre �glise s'enfouissent sans aucun profit pour la foi.
- Que Dieu b�nisse ma mission, reprit le moine de Clairvaux ! - Et l�-dessus, chacun, prenant son livre d'heures, se mit � r�citer l'office du jour en marchant � l'ombre des sapins.
Apr�s une heure de marche, leur guide leur f�t quitter la route, et ils n'eurent pas fait trois cents pas qu'ils se trouv�rent aux portes du ch�teau de Damegalle.
Le ch�teau de Damegalle se trouvait plac�, comme nous venons de le voir, tr�s-pr�s de la route qui conduisait, par le Donon, de la Lorraine en Alsace. Cach� tout-�-fait par de hauts sapins, sous la cime allong�e desquels il disparaissait comme un brigand qui se cache, ce manoir inhospitalier ne pouvait �tre vu des voyageurs en aucune mani�re. Le sentier m�me qui y conduisait �tait si peu battu, qu'il fallait avoir une connaissant tr�s-exacte des lieux pour le trouver sans peine. Il est � pr�sumer que ce castel, qui, � l'�poque dont nous parlons, comptait d�j� bien des si�cles d'existence, n'avait jamais servi de retraite qu'� des voleurs, � qui il �tait facile de tomber de l� inopin�ment sur les voyageurs. Sa porte et ses murs �taient brunis par le temps, et semblaient rivaliser de couleur sombre avec les plus noirs sapins. A ses pieds �tait une citerne arrondie d'o� s'exhalait une f�tide odeur, et ses fen�tres rares avaient bien plut�t l'air de barbacanes faites pour r�sister � une attaque, que d'ouvertures propres � recevoir la lumi�re du soleil. On ne pouvait p�n�trer dans cette demeure �loign�e de toute habitation, et autour de laquelle la nature m�me semblait muette d'effroi, sans �prouver un sentiment de malaise. C'est dans ce repaire, digne d�s brigands les plus f�roces, que vivait depuis un an Etienne de Bar, cardinal-archev�que, �v�que de Metz, fils de Thierry, compte de Montb�liard et de Bar, et neveu du pape Calixte II (1).
Etienne, de Bar, arrivant dans ce pays pour y combattre les comtes de Salm, dont la fiert� guerri�re et l'esprit d'ind�pendance lui portaient ombrage, n'avait point trouv� de lieu plus propre � lui servir de retraite, et � retrancher une partie de ses troupes, que le ch�teau sauvage dont nous parlons. Il lui avait �t� facile, au moyen des forces qui l'accompagnaient, de chasser les sc�l�rats qui en �taient les ma�tres. Ceux-ci, par d�sespoir de cause, s'�taient r�fugi�s sous la banni�re du comte de Salm, domicili� � une demi-lieue de l�, au ch�teau de Langstein, ou Pierre-perc�e. Cet asile momentan� que Herman III, comte de Salm, avait donn� � des gens qui semblaient ne m�riter aucun pardon, �tait un beau pr�texte pour l'�v�que d'incriminer le comte et de continuer la guerre. Il pr�tendait que Herman avait depuis longtemps des intelligences avec ces meurtriers, et faisait trafic de brigandage avec eux, quoique le noble comte ne les e�t re�us que pour augmenter ses forces, et qu'il e�t �t� pr�c�demment en guerre avec eux.
D�s que les deux eccl�siastiques dont nous avons parl� se furent pr�sent�s devant le ch�teau de Damegalle, ils furent introduits, et pr�sent�s � l'�v�que.
Etienne de Bar �tait un homme maigre et d'une stature imposante. Son regard �tincelant, et peu habitu� � se baisser devant les hommes, exprimait plut�t l'orgueil du commandement et l'habitude des combats, que la pacifique douceur d'un repr�sentant du Christ. Son front large et �lev� annon�ait une intelligence que la nature avait voulu pr�destiner � de hautes id�es ; mais alors, comme aujourd'hui, on pr�f�rait les affaires � la v�rit�, m�me parmi les �v�ques, et l'on faisait servir au profit de l'ambition ce que l'on avait re�u pour la science. Sur un v�tement de couleur canonique, mais qui descendait � peine jusqu'aux genoux, le cardinal portait une large �p�e dont il s'�tait servi plusieurs fois dans les combats � outrance qu'il avait livr�s aux seigneurs dont les domaines relevaient ou devaient relever de sa crosse (2). On voyait encore pr�s de son oeil gauche la cicatrice d'une blessure qu'il avait re�ue du chef des habitants de Damegalle. Il �tait alors assis dans la chambre principale du ch�teau, c'est-�-dire dans celle qui �tait la moins basse et la moins obscure, sur le fauteuil m�me du chef de bandouliers qu'il avait d�tr�n�, et qui, pour lors, lui servait de si�ge �piscopal.
Apr�s avoir rendu les respects d'usage � son �v�que, jouissant, par un privil�ge attach� � sa personne, du titre d'archev�que, le chanoine Gautier annon�a ainsi l'objet de sa visite.
- Je viens pr�senter � votre �minence un digne religieux de Clairvaux, l'ami et le compagnon habituel du c�l�bre abb� Bernard. Cet abb�, qui se trouve en ce moment dans votre ville �piscopale, l'envoie vers vous avec des d�p�ches importantes.
Le religieux, ainsi annonc�, offrit au pr�lat la missive abbatiale, sur l'enveloppe de laquelle on pouvait lire:
A son �minence le cardinal Etienne, tr�s-digne �v�que de la sainte �glise de Metz, baron de l'Empire, seigneur suzerain de Vic, Marsal, Saarwerden, Deneuvre. �pinal, Rambervillers, et autres domaines.
Son �minence ouvrit la lettre de Bernard avec un air apparent de grand respect. Apr�s l'avoir parcourue rapidement, il r�pondit aux deux envoy�s :
- Avant la f�te de la Pentec�te, vous recevrez notre r�ponse � l'abb� Bernard. En attendant, soyez les bienvenus dans notre demeure foresti�re. Vous serez log�s � l'�troit; mais, en revanche, rien ne vous manquera de tout ce que l'on peut trouver dans ces bois. Cette for�t, quelque inhospitali�re qu'elle vous paraisse, est une esp�ce de paradis terrestre o� le sanglier, le cerf et le chevreuil viennent � l'envi s'enferrer dans nos lances.
Avant de quitter l'audience, le moine de Clairvaux ne manqua point de s'�tendre sur la haute estime dont son abb� faisait profession pour �tienne. Il aborda avec assez d'adresse l'affaire qui �tait le motif de son ambassade, et exposa, sans para�tre y songer, les raisons qu'il crut les plus propres � faire impression sur l'esprit ambitieux du cardinal.
Lorsque l'�v�que fut seul, il relut cinq ou six fois la lettre de Bernard; il se promena pendant une demi-heure, et � grands pas, dans sa chambre.
Il fit ensuite venir Renaud, son fr�re, qui l'avait suivi dans cette guerre, Ulric sire de Bl�mont, et Arnou, comte de Hombourg, qui, en qualit� de feudataires, lui avaient amen� des troupes.
Renaud, comte de Bar (3) et de Mon�on (a), r�sumait en lui tout le caract�re de ces seigneurs du moyen-�ge qui �taient toujours en guerre pour des disputes de f�odalit�, et qui, faute d'id�es pour gouverner, asseyaient tous leurs actes sur le caprice du moment ou sur une ambition sans mesure. Aussi sa vie n'a �t� qu'une suite continuelle de combats, et l'histoire nous le repr�sente tant�t vainqueur et tant�t vaincu, mais cherchant toujours � agrandir ses domaines et � supplanter ses voisins. Plus �g� qu'Etienne de quelques ann�es, il formait un contraste frappant avec ce pr�lat, avec lequel il n'avait rien de ressemblant que la hardiesse de la d�marche et la vivacit� du coup d'oeil. Renaud avait la taille �paisse, les sourcils � peu pr�s nuls, la t�te et la figure d'un carr� presque parfait. La nature, en fa�onnant sa large poitrine, y avait bien mis un coeur susceptible de quelque bont�; mais cette pr�cieuse semence avait �t� �touff�e en partie par l'agitation des camps. Aussi, malgr� l'�ducation chr�tienne qu'il avait re�ue de sa m�re, Ermentrude de Bourgogne, soeur du pape Calixte II, il pouvait passer, � bien des �gards, pour un prince cruel. Les maux que, quelques ann�es auparavant, il avait fait endurer � la cit� de Verdun, qu'il �tait parvenu � r�unir � son comt�, ne d�posaient point en faveur de son caract�re, et ses vexations contre le clerg� de cette ville n'annon�aient pas qu'il f�t poss�d� d'un grant respect pour les choses saintes (4).
Le sire de Bl�mont avait des moeurs plus douces et des id�es plus conformes � la justice. Aussi avait-il plut�t la figure honn�te d'un instituteur qui a pass� sa vie � donner d�s le�ons de morale, que celle d'un homme qui est pr�t � courir au combat. Bon et pacifique jusqu'� l'exc�s, il ne s'�tait joint au Cardinal et n'avait pris les armes contre le comte de Salm, son voisin, que pour ne point tomber, � son tour, sous le glaive �piscopal. Il avait amen� � Damegalle Berthe, sa fille unique, son h�riti�re pr�somptive et son idole ; et Berthe, malgr� ses vingt ans et une figure o� l'embonpoint le plus parfait se disputait la place avec les gr�ces, avait consenti volontiers � �tre s�questr�e dans ce d�sert, parce que, depuis qu'elle connaissait Herman, elle s'�tait �prise d'amour pour les montagnes.
Arnou, comte de Hombourg (ch�teau fort pr�s du bourg de Saint-Avold), �tait aussi feudataire de l'�v�ch� de Metz. Etienne avait repris Hombourg au duc de Lorraine et l'avait rendu � Arnou, petit-fils du comte Hugues, son ancien possesseur, qui avait suivi Godefroy de Bouillon en Palestine, o� il �tait mort avec le titre et la qualit� de duc de J�richo. Ainsi Arnou se trouvait attach� � Etienne de Bar par le double lien du devoir et de la reconnaissance. Comme il avait fait lui-m�me la guerre en Palestine, o� il �tait n� (deux choses qu'il se plaisait � apprendre � ceux qui l'ignoraient et � r�p�ter souvent � ceux qui pouvaient l'avoir oubli�), le cardinal le regardait comme un grand homme de guerre, quoique ses talents sur cet article, aussi bien que sur le reste, se r�duisissent � peu de chose. En cons�quence il l'investissait de toute sa confiance et l'admettait � l'honneur de ses conseils.
A part la jactance continuelle d'Arnou sur ses exploits dans la Terre-sainte, et le soin qu'il prenait de se parer souvent du titre asiatique de son grand-p�re, il �tait chevalier franc et loyal dans tous ses actes, sage et modeste dans ses discours. Il avait alors quarante ans, et n'avait point encore song� au mariage, quoique la position de sa famille dans la Terre-sainte, disait-il, lui e�t permis d'aspirer aux plus hauts partis du royaume de J�rusalem. Quoi qu'il en soit, il para�t que la vue et la pr�sence de Berthe avaient �br�ch� tant soit peu ses projets de continence, car depuis que cette jeune personne �tait arriv�e � Damegalle, il s'�tait d�clar� son chevalier et l'obs�dait de ses courtoisies. Etienne de Bar aurait vu avec plaisir son prot�g� devenir l'�poux de cette charmante fille, aussi riche que belle ; et il avait d�j� fait au sire de Bl�mont des propositions qui n'avaient point �t� rejet�es. Toutefois le oui de Berthe �tait encore � prononcer, et � toutes les instances qui lui �taient adress�es, elle r�pondait en plaisantant qu'elle ne se sentait point assez de m�rite pour devenir l'�pouse d'un homme qui avait combattu honorablement en Palestine, et qui �tait l'h�ritier en ligne directe du duch� de J�richo. Avec le comte Arnou lui-m�me, elle ne prenait point un autre ton, car la beaut� a toujours eu le droit exclusif de rire au nez de la sottise, comme la sagesse a toujours eu celui de la gourmander. - Duc de J�richo, disait Berthe au comte de Hombourg lorsqu'il devenait trop pressant sur l'article du mariage, vous avez pris quarante ans pour songer au choix d'une femme : permettez que je prenne quelques ann�es, ou au moins quelques mois, pour songer au choix d'un �poux. - Et le duc de J�richo prenait patience, esp�rant tout du temps et des r�flexions de la jeune fille.
Lorsque les trois conseillers d'Etienne furent arriv�s en sa pr�sence, il leur lut � haute voix la lettre qu'il venait de recevoir. Elle �tait con�ue en ces termes :
� Bernard, tr�s-indigne abb� de Clairvaux, � l'illustre �v�que de Metz.
� Depuis que le Seigneur a daign� faire conna�tre � son humble serviteur qu'il veut que tous les princes chr�tiens se liguent pour aller d�livrer nos fr�res de la Terre-sainte, je n'ai point eu de repos, ni jour ni nuit, que je n'aie dispos� � cette sainte entreprise les hommes qui veulent s'en rendre dignes. D�j� Louis VII, roi de France, et plusieurs hommes du sang le plus distingu�, m'ont donn� leurs noms, et sont pr�ts � quitter leur pays pour voler � la d�fense du royaume de J�rusalem. Nous esp�rons qu'un prince de l'Eglise aussi distingu� par la naissance et aussi renomm� par la valeur que vous l'�tes, ne sera pas des derniers � s'enr�ler dans cette seconde croisade, et que vous ne tarderez point � vous joindre aux souverains et aux illustres pr�lats qui sont sur le point de se r�unir � Mayence. Nous vous en conjurons au nom du Seigneur, quittez le si�ge inutile d'un rocher. Donnez la paix � ceux qui la d�sirent. Sacrifiez, s'il le faut, pour le bien de l'Eglise, une faible portion de vos int�r�ts temporels. Le Dieu qui vous appelle par ma faible voix, et qui a daign� nous manifester sa volont� par des prodiges, vous le rendra au centuple. Je serais all� vous pr�senter moi-m�me mes exhortations, et vous parler bouche � bouche, si je n'avais � traiter ici la m�me affaire avec un envoy� de l'Empereur. Du reste, chacun d�sire ardemment vous voir au milieu de votre troupeau, car il y a ici des gens qui s'�garent comme des brebis qui n'ont point de pasteur. Ramenez � Metz toutes vos troupes, et disposez-les � combattre au nom du Seigneur. �
A cette missive s'en joignait une plus bri�ve, dont voici la teneur :
� Mon empereur et ma�tre, Conrad III, tr�s-auguste roi des Romains, d�sire, et, au besoin, commande que vous lui renvoyiez avant la Saint-Jean prochaine les troupes qu'il vous a donn�es pour auxiliaires. Elles lui deviennent n�cessaires dans les circonstances pr�sentes.
Williams H�rald, envoy� de l'Empereur. �
- Qu'en pensez-vous, Renaud, dit le cardinal-�v�que � son fr�re ? Faut-il laisser en repos ces loups de Salm pour courir apr�s des chiens d'Infid�les ? J'y serais assez dispos� (car o� est le moyen de s'en d�fendre ?), si ce n'�tait une honte pour nous de n'avoir pu forcer cette pierre orgueilleuse � s'incliner devant nos lances.
- De quoi se m�le ce Bernard, r�pondit Renaud en vocif�rant avec violence (car les m�chants ont presque toujours la voix haute et criarde)...... De quoi se m�le ce Bernard, de pr�cher les �v�ques, et des �v�ques d�cor�s du pallium, comme vous l'�tes ? Croit-il que des miracles soient une monnaie propre � payer nos hommes et � nous indemniser de nos fatigues ? Il faut que Herman et Henri de Salm, sans oublier la belle Mathilde, se donnent � merci, corps et biens. Gare � ces aiglons sauvages, si une fois nous parvenons � grimper jusqu'� leur aire ! Nous pourrons bien tordre le cou aux deux m�les, et mettre la femelle en cage pour l'apprivoiser. Quant � la m�re, nous lui trouverons dans un couvent une demeure plus commode que son roc a�rien, � moins qu'il ne nous plaise de la mettre sous clef au fond de cette maudite tour qu'elle nous oppose avec tant d'orgueil. Mais ne peut-on donc p�n�trer dans leur forteresse que par la porte qui touche � cette tour formidable ? On dirait que le diable l'a assise sur cette pointe de rocher pour faire p�rir tous nos gens. D�j� l'�lite de mes Barrisiens a mordu la terre � ses pieds. Quoi qu'il en soit, ce qui nous reste d'hommes peut nous suffire, et vous pouvez, sans renoncer � vos projets, renvoyer � Conrad ses deux mille lansquenets.
- Il faut, dit Ulric, d�terminer Herman et son fr�re � se rendre. Si vous m'en croyez, nous leur enverrons ma fille Berthe, avec une escorte suffisante pour la mettre � l'abri de tout danger. Berthe conna�t beaucoup Mathilde et un peu Herman, et il n'est pas impossible qu'elle ne les am�ne � accepter les conditions que vous voudrez leur imposer. Des propositions faites par une bouche amie sont toujours mieux accueillies, vous le savez, que celles qui sont intim�es par un ambassadeur qui porte le glaive ; et je ne doute pas que ma fille ne soit dispos�e � employer tous les moyens possibles de persuasion en faveur de la cause que son p�re a jur� de d�fendre.
Arnou appuya cet avis, parce qu'il ne pouvait en, ouvrir un meilleur. Seulement il s'offrit pour commander l'escorte qui devait accompagner la jeune ambassadrice, et sa proposition fut accept�e.

(a) MON�ON, qui, depuis, fut appel� Mousson, est le ch�teau fort qui dominait l'emplacement o� s'est �lev�e la ville de Pont-�-Mousson. C'est � Mon�on que Renaud, comte de Bar, faisait habituellement sa r�sidence.

CHAPITRE 2.
Le Ch�teau de Langstein

Escaladons en esprit le rocher de Langstein, et p�n�trons dans la forteresse, pour lors �troitement assi�g�e, des comtes de Salm.
La famille qui portait ce nom, et qui n'habitait ce pays que depuis un demi-si�cle, se composait alors de quatre individus, d'Agn�s, comtesse de Salm et dame de Langstein, veuve de Herman II ; de ses deux fils Herman et Henri, et de Mathilde. Cela pos�, remontons � l'origine de cette noble famille, et donnons une esquisse rapide de son entr�e dans les Vosges.
Herman I, troisi�me fils de Gislibert, comte de Luxembourg et de Salm, est la tige de la maison de Salm qui s'est �tablie dans les Vosges. Apr�s la mort de son p�re, arriv�e en 1056, Herman devint h�ritier du comt� de Salm, dans les Ardennes (5).
Alors la querelle des investitures �tait � son plus haut degr� de fermentation, et faisait �lever si�ges contre si�ges, tr�nes contre tr�nes. En 1081, Herman, connu par sa bravoure et son attachement aux droits du saint-si�ge, fut �lu empereur d'Allemagne et roi des Romains, en place de Rodolphe, dont Henri IV, autre empereur d'Allemagne, avait dissip� le parti. Herman remporta d'abord quelques victoires contre Henri : � la fin, trahi et abandonn� par ceux-l� m�mes qui l'avaient �lev� � l'empire, il abdiqua volontairement son titre, et se r�fugia � la cour d'Adalb�ron III, �v�que de Metz, qui �tait son oncle (6). D�s que son fils Herman II (7) fut en �ge de porter les armes, Adalb�ron lui donna la vouerie de Senones (a), et la rendit h�r�ditaire dans sa famille. Le jeune Herman, arrivant dans les Vosges pour prendre la garde du monast�re qui lui �tait confi�, songea d'abord � se choisir une demeure qui le m�t � l'abri de toute insulte et lui donn�t une position dans le pays ; car � cette �poque les Vosges �taient infest�es de brigands qui ne respectaient ni princes ni moines ; et il ne trouva rien qui r�pond�t mieux � ses d�sirs que le rocher de Pierre-perc�e, sur le sommet duquel, depuis l'an 900 (8), se trouvait b�ti une esp�ce de castel qui �tait le retranchement ordinaire d'une troupe de seigneurs dont le m�tier �tait de piller les monast�res et de ran�onner les voyageurs. Il fallut emporter le rocher de vive force, et il para�t que l'ex-empereur lui-m�me, qui avait voulu accompagner son fils dans ses premi�res armes, y perdit la vie, �cras� par une pierre lanc�e par les assi�g�s (9). Son corps fut report� � Metz, o� Adalb�ron lui fit des obs�ques conformes � la dignit� qu'il avait perdue (10).
Ce fut donc en 1087 ou 1088 que les comtes de Salm s'intronis�rent sur le rocher de Pierre perc�e. L� Herman fut presque toujours en lutte avec le ch�teau de Damegalle, autre retraite de brigands qu'il ne fut pas en son pouvoir de d�molir, parce qu'il n'avait pas en main les forces n�cessaires. Ces voleurs, retranch�s dans des for�ts �paisses, continu�rent leurs d�pr�dations, en d�pit du vou�, et ne disparurent totalement qu'apr�s l'exp�dition d'Etienne de Bar. Ses dix mille hommes, per�ant les for�ts dans tous les sens, et les parcourant en ma�tres pendant l'espace d'une ann�e, finirent par faire de ces lieux isol�s un pays o� l'on pouvait voyager sans risque de perdre la vie. Ainsi, � n'envisager les choses que sous ce point de vue, la guerre d'Etienne de Bar fut vraiment une oeuvre providentielle et m�ritoire. Tout en br�lant les villages et en dispersant les habitants, ses troupes firent l'effet d'un incendie qui d�truit les moissons, mais qui, en m�me temps, finit par an�antir les animaux rongeurs qui se tenaient cach�s dans les terriers du champ.
Vers l'an 1110, Herman II, qui avait ajout� � son titre de comte de Salm celui de sire ou seigneur de Langstein, �pousa Agn�s, dont nous avons parl� d'abord. Il mourut vers l'an 1130, et fut enterr� � Senones, o� devait finir, apr�s plus de six si�cles, l'�clat de sa maison. A la mort de son �poux, Agn�s, dont les deux fils �taient encore trop jeunes pour avoir part � l'administration, pr�t en main le timon de la ch�tellenie, laquelle s'�tendait d�j� sur toute la vall�e de Celles, depuis les pieds du Donon jusqu'� Raon-l'�tape, et embrassait toute la contr�e qui est au nord de cette vall�e, jusqu'aux terres de Bl�mont et de Turkestein. Nouvelle S�miramis, d�s qu'Agn�s e�t succ�d� � l'autorit� de son �poux, elle embellit sa Ninive f�odale, en augmenta les fortifications, et les assit sur un plus large plan. Le castel, qui n'occupait d'abord qu'une faible partie du rocher, le couvrit avec gloire dans toute son �tendue. Sur l'extr�mit� occidentale de ce rocher, long de cent cinquante m�tres et couronnant une mont�e tr�s-rapide, elle fit construire, en �normes pierres de taille dont rien jusqu'� ce jour n'a pu d�ranger le ciment, une tour carr�e pour d�fendre l'entr�e de l'�difice. Cette entr�e n'�tait autre chose qu'une poterne assez �troite, plac�e � vingt-cinq pieds au-dessus du sol, et n'�tait accessible qu'au moyen d'un pont-levis qui s'�levait en pente douce depuis la seule plate-forme qui f�t autour du rocher. Au c�t� oppos� de cette tour, Agn�s fit creuser dans le roc un puits de douze pieds de diam�tre, et qui, si on calcule l'�l�vation du terrain, devait avoir pr�s de mille pieds de profondeur : c'est ce qui a donn� lieu au nom de Pierre-perc�e. A en juger par ce qui reste aujourd'hui de ce puits �tonnant, il n'a pas fallu moins de vingt ouvriers pendant quinze ou vingt ans pour achever un tel ouvrage : exemple rare de patience et de force d'�me dans une femme ! A c�t� de ces preuves de magnanimit� et de prudence, elle en donna d'autres de religion et de pi�t�. Sur l'extr�mit�, orientale du rocher, elle �rigea, avec toute la magnificence possible � cette �poque, une chapelle en l'honneur de saint Antoine, patron du d�sert (11). Enfin, lorsqu'elle se f�t assur� une demeure commode et a l'�preuve de tout �v�nement, elle songea � civiliser la partie de ses domaines qui n'�tait point sous le cimeterre des voleurs, et � y faire fleurir la Religion. Elle fit donc b�tir, � trois lieues de Langstein, et sur ses propres terres, l'abbaye de Haute-Seille, et la dota richement. Etienne de Bar lui-m�me, dans les premi�res ann�es de son �piscopat, �tait venu faire la cons�cration de l'�glise de Haute-Seille, � laquelle assistait Agn�s avec ses enfants (12). Etienne applaudissait alors au z�le et � la pi�t� de la noble comtesse. Pourquoi fallait-il que, seize ann�es plus tard, il v�nt, en ennemi cruel, la tenir assi�g�e sur son roc, et porter le trouble et la d�solation dans ses terres ?
Herman III, fils a�n� d'Agn�s et de Herman II, avait environ trente ans � l'�poque de ce si�ge. Toutefois il n'avait point encore song�, non plus que son fr�re Henri, � plier sa t�te seigneuriale sous le joug de l'hym�n�e. Il n'avait gu�re song� encore qu'� traquer les voleurs ou les b�tes fauves, qui foisonnaient dans ses domaines. Il pr�sidait aux plaids lorsque l'abb� de Senones les convoquait, et il s'effor�ait de donner � ces assembl�es publiques un caract�re d'ordre et de solennit� qui en fit respecter les d�cisions. Du reste, il partageait fraternellement l'autorit� avec Henri, et tous deux figuraient dans les actes publics sous le nom de Consuls; ce qui indiquait sans doute que, comme les magistrats du m�me nom de l'ancienne Rome, l'un et l'autre avaient une part �gale dans la distribution de la justice et les m�mes droits sur l'arm�e. Toutefois, Herman seul, comme l'a�n�, �tait appel� comte de Salm : Henri �tait chevalier de fait et de nom, et prenait aussi quelquefois le titre de comte de Pierre-perc�e (13).
Henri donc �tait un vrai chevalier du moyen-�ge, par la tournure, la courtoisie et la valeur. Sans compter que la nature lui avait donn� des facult�s d'un genre plus noble que celles dont elle avait gratifi� Herman, il avait aussi des mani�res plus dignes et l'esprit plus cultiv� que son a�n�, parce qu'il avait pass� quelques ann�es � la cour du duc de Lorraine. Il avait m�me port� les armes sous Simon II, dans l'exp�dition que fit ce duc contre son fr�re, Ferri de Bitche. Simon avait �t� si content de notre jeune h�ros, qu'un jour il lui dit, en plein ost : Henri de, Salm, je connais ton courage. Lorsque tu seras dans la d�tresse, viens me trouver, et je serai ton p�re.
L'occupation la plus ordinaire de Herman �tait de courir les montagnes, en tra�nant � sa suite une troupe de chiens et de veneurs. Il avait dress� pour la chasse de l'ours et du sanglier d'�normes dogues qui plus d'une fois lui rendirent d'�minents services contre des ennemis d'une esp�ce plus noble. Mais le caract�re plus m�ditatif et le temp�rament plus d�licat de Henri ne s'accommodaient point de ces bruyants exercices. Il avait re�u de la nature un go�t tr�s prononc� pour l'�tude. La lecture et tous les exercices o� la pens�e �tait mise en action �taient ses divertissements favoris. Malgr� les pr�jug�s de l'�poque, il admettait qu'il n'y a rien qui divinise l'homme comme la pens�e, et rien qui le rende digne de sa nature comme la connaissance des v�rit�s sublimes. Il entrevoyait que toutes les mis�res et les discordes du temps o� il vivait ne provenaient que de l'absence d'id�es droites, et de la multitude des pr�jug�s qui dominaient les esprits. Il voyait l'ignorance m�me assise dans le sanctuaire, et il s'indignait que les hommes qui avaient la mission d'�clairer les autres, fussent les premiers � redouter les heureuses innovations de la v�rit� et � en intercepter les rayons. Il voyait que la bonne volont� m�me est l'arme la plus dangereuse qui puisse exister lorsqu'elle n'est point �clair�e, et qu'il n'y a point d'�tres plus pernicieux � la soci�t� que les gens de bien lorsqu'ils sont d�pourvus de lumi�res, parce qu'ils donnent � la vertu un aspect d'imb�cilit� qui la d�cr�dite. La v�rit� m�me, disait-il, devient hideuse lorsqu'elle est encadr�e dans la sottise. Aussi notre Henri, gr�ce aux dons intellectuels qu'il avait re�us de la nature et � l'�lan que l'amour de la v�rit� avait donn� � ses id�es, �tait-il un homme tout-�-fait en dehors de son si�cle. Qui d'ailleurs ne deviendrait point grand, pour peu qu'il ait de g�nie naturel, en habitant sur le sommet d'un rocher, face � face avec les oeuvres du Cr�ateur, n'ayant en perspective que des for�ts silencieuses, symboles des id�es profondes, et en contemplant vingt montagnes de formes diff�rentes, debout, comme des sentinelles, autour de, sa demeure ? Il faudrait n'avoir point d'�me, dans des sites pareils, pour ne pas penser. Il faudrait n'avoir point vu Pierre-perc�e pour douter que ce lieu inspire : il faudrait n'avoir point vu l'orgueil et l'�pret� de ce rocher, pour nier qu'il puisse �lever l'�me et la mettre au-dessus des id�es communes. Les comtes de Salm ont puis� l� sans doute les sentiments de fiert� et de noble ind�pendance dont ils ont fait preuve dans tous les temps ; et il n'est pas �tonnant que ce berceau de leur grandeur, o� personne n'a repos� depuis eux, communique encore quelquefois des id�es d'une trempe forte et d'une teinte hardie � ceux qui sont n�s � ses pieds.
Pour la jeune Mathilde, nous ne dirons rien d'elle en ce moment, sinon qu'elle venait d'atteindre sa dix-septi�me ann�e, qu'elle avait la complexion robuste de Herman et une partie des traits d�licats de Henri ; qu'elle avait l'�me aussi noble que le manoir de son p�re �tait �lev�, et le teint aussi frais qu'il est possible de l'avoir quand on respire un air excori� de toute vapeurs et impr�gn� de l'aromate des sapins.

(a) On appelait vou�s, ou avou�s (advocati), les seigneurs qui, dans le principe, �taient charg�s de d�fendre les monast�res lorsqu'ils �taient attaqu�s. Peu � peu ces seigneurs devinrent un contre-poids n�cessaire � la domination des moines, et souvent ils se virent oblig�s d'arr�ter le torrent dont ils devaient prot�ger le cours.

CHAPITRE 3.
D�part de Henri

Le 27 mai, le jour o� nous avons vu Gautier et le moine de Clairvaux arriver � Damegalle, la famille de Salm achevait un repas tr�s-frugal dans la salle principale du ch�teau, dont les fen�tres, garnies de lourds barreaux de fer, s'ouvraient au midi, vers le village actuel de Pierre-perc�e. Mathilde �tait debout, disant pieusement ses gr�ces, et se pr�parant � se retirer dans sa chambre, � l'�tage sup�rieur. - Restez, ma fille, lui dit Agn�s : nous irons ensemble prier devant l'autel de saint Antoine. Nous r�citerons les complies pour les pri�res du soir. Vous r�citerez dans toute la ferveur de votre �me le psaume 90. Nous dirons ensemble : Celui qui habite sous la garde du Tr�s-Haut, et qui a mis sa demeure sous la protection du Dieu du ciel, sera comme � couvert sous l'ombre de, ses ailes. Sa v�rit� l'entourera comme un, bouclier et le d�livrera des frayeurs de la nuit. Le Seigneur le gardera de la fl�che qui vole dans les airs, et des ruses de l'ennemi malfaisant..
- Oui, dit Henri : A sagitt� volante in die, � negotio perambulante in tenebris. J'ai toujours admir� la sublime po�sie de ce psaume, et je ne me suis jamais endormi sans l'avoir r�cit�. C'est dommage que nos moines et nos hommes d'�glise ne savent le plus souvent ce qu'ils disent lorsqu'ils r�citent le br�viaire. Ces gens-l�, qui devraient �tre les po�tes et les philosophes de la terre, parce que la pi�t� ne se nourrit que d'enthousiasme et d'id�es, n'ont souvent pas un grain de po�sie et de philosophie dans l'�me. Mais vous conviendrez, ma m�re, que, dans les circonstances pr�sentes, il nous faudrait encore autre chose que des pri�res. Vous disiez tout-�-l'heure que vous ne voyez plus de ressource que dans le Ciel. Nos ennemis sont � nos portes, et nous serrent de tr�s-pr�s. Notre demeure est entour�e d'un triple cercle de gens f�roces dont les cris nocturnes sont plus effrayants que ceux des chouettes. Ils ont bien soin de se tenir � distance de nos traits, il est vrai; et depuis que mon fr�re et moi nous leur avons tu� dix hommes qui rodaient � minuit autour du rocher, nous n'en voyons plus qui se hasardent � venir �couter si nous dormons. Mais nous sommes comme des oiseaux en cage, menac�s d'�tre � tout moment atteints par la griffe du chat. Les vivres sans doute vont nous manquer bient�t : j'en juge ainsi du moins d'apr�s la di�te s�v�re que vous nous faites observer depuis un mois; et il me semble qu'il serait temps de faire une entreprise hardie pour nous d�livrer de la gueule du loup mitr� qui nous assi�ge.
- Oui, mes enfants, r�pondit Agn�s : mes greniers, que j'avais si bien approvisionn�s, sont sur le point d'�tre vides. C'est un malheur que j'aurais voulu vous cacher plus longtemps. J'en ai d�j� fait la confidence � Herman, et je suis forc�e de vous dire qu'avant quinze jours, si la Providence ne fait un miracle que nous ne devons point attendre, nous serons oblig�s de nous rendre.
- De nous rendre, ma m�re, s'�cria vivement Henri ! N'imprimons pas une tache semblable � notre maison. Les descendants d'un auguste empereur mettraient pavillon bas devant un �v�que ! Qu'en dites-vous, Herman ? qu'en dites-vous, Mathilde ? Nous rendre ! c�der le ch�teau de Langstein � Etienne ! lui c�der notre seigneurie et nous jeter � sa merci ! Y avez-vous song� plus d'une fois?
- Pourtant, dit Herman, vous savez qu'une sortie est impossible. A peine nous reste-t-il une, centaine d'hommes capables de porter les armes. Que faire avec cela contre dix mille ? Tous les passages sont si bien gard�s depuis six mois, que jamais nous ne parviendrons � faire entrer une mesure de farine ou un porc maigre dans notre castel. La vall�e de Celles est inond�e de Messains. Les Allemands, retranch�s sur la Roche-des-Corbeaux, gardent tous les chemins qui arrivent de la plaine; et les Barrisiens, qui ont plant� leur camp sur la c�te d'Artimont, ne nous laissent aucune communication avec nos vassaux des montagnes. Encore, si nous pouvions chasser autour de notre demeure, peut-�tre le gibier que nous rencontrerions serait suffisant pour nous nourrir. Mais non ! Nos for�ts se d�peuplent, et ce n'est pas pour nous ! Faut-il que j'aie �pargn� si souvent et la biche et le cerf, pour que nos ennemis vinssent s'en faire un r�gal sous nos yeux !
- Fallait-il que ma m�re b�tit un si bel oratoire pour que l'�v�que de Metz v�nt y dire la messe, dit la na�ve Mathilde � son tour.
- Si vous n'avez que des dol�ances � pr�senter, reprit Henri, moi j'ai autre chose. Je me souviens que le duc de Lorraine m'a t�moign� beaucoup d'amiti�, et qu'il me dit apr�s m'avoir fait chevalier : Henri de Salm, s'il t'advient quelque malheur, recours � moi : je serai ton p�re. Il faut que je parte cette nuit m�me. Dans dix jours, au plus tard, je veux vous faire d�livrer par une arm�e de Lorrains.
- Partir, mon fils, lui r�pondit Agn�s ! Y songez-vous, quand une fl�che ne pourrait travers...
Elle en �tait l� lorsqu'un bruit subit de verre bris�, suivi d'un sifflement aigu, se fit entendre du c�t� o� l'appartement prenait jour. A l'instant une fl�che traverse la chambre et tombe aux pieds de Mathilde, apr�s avoir frapp� le plafond.
...Quelques minutes auparavant, une fille de service avait apport� un flambeau, et un des assi�geants s'�tait avanc� furtivement pour d�cocher une fl�che dans la pi�ce o� il avait suppos� que la famille �tait r�unie.
- C'est cela, dit Henri, aussit�t qu'il vit que Mathilde n'avait eu d'autre mal que la peur : voici la fl�che qui vole dans les airs et qui a �t� lanc�e par un ennemi nocturne. Renvoyons-la-lui.
- A ces mots, sans perdre de temps, il saisit un grand arc qui �tait appendu, en forme de troph�e, contre un des murs de la salle ; il y appose la fl�che m�me qui venait d'�tre lanc�e, et, s'approchant de la fen�tre, il la renvoie par l'ouverture qu'elle y avait faite en entrant.
La lune commen�ait alors � �lever sa t�te blanche au-dessus du sommet noir du Diable-Troupeau, et sa clart� naissante avait permis au chevalier de viser juste. L'ennemi nocturne fut donc atteint au moment o� il se retirait derri�re quelques arbustes, et un cri per�ant fit conna�tre qu'il �tait dangereusement bless�.
- Qu'on m'aille relever ce dr�le, cria Henri � un homme d'armes qui �tait de service dans l'antichambre, et qu'on me le rapporte ici, mort ou vif.
- Oui, monseigneur, r�pondit l'homme d'armes. Le pont-levis fut abaiss� avec beaucoup de circonspection et de prudence. Plusieurs hommes descendirent, et furent bient�t de retour, portant le bless� sur leurs �paules. On s'aper�ut qu'il respirait encore, et m�me qu'il n'avait point tout-�-fait perdu connaissance. Henri fit venir le chapelain du ch�teau, qui �tait aussi le chirurgien en titre, et lui ordonna de donner ses soins spirituels et corporels au prisonnier. Deux heures apr�s, l'homme du corps et de l'�me vint informer le chevalier que la blessure n'�tait point mortelle, et que le malade �tait en �tat de r�pondre aux questions qui lui seraient adress�es. Henri se rendit en cons�quence pr�s du bless�, et lui parla en ces termes :
- Ami, dis-nous qui tu es, d'o� tu es, et � qui tu appartiens.
- Je me nomme Guillaume Valtrin. Je suis n� � Vaucouleurs, et suis archer du comte de Bar.
- Guillaume Valtrin, jure-moi par le Dieu qui t'a cr�� de me dire la v�rit� sur une seule question que j'ai encore � te faire. Si tu dis vrai (ce que je saurai avant le chant du coq), tu seras trait� comme si tu �tais un de nos hommes, et dans un mois tu recevras la libert�. Si tu me trompes, tu seras pr�cipit�, pieds et poings li�s, de l'angle le plus �lev� de notre rocher.
- Monseigneur, je jure Dieu de ne point vous tromper.
- Maintenant, dis-moi quel est, dans toute la ligne qui nous entoure, le mot d'ordre pour cette nuit.
- Monseigneur, le mot d'ordre sur toute la ligne est, aujourd'hui, Tour de Verdun.
- Bien ! Si tu dis vrai, tu seras r�compens�. Tu vas nous abandonner tes armes et ton pourpoint: je te ferai donner des v�tements plus commodes pour un bless�.
Henri se transporte � l'instant dans la chambre de la comtesse de Salm. - Ma m�re, lui dit-il en fl�chissant le genou devant elle, donnez-moi votre b�n�diction : je pars pour vous chercher du secours. J'ai r�cit� le psaume 90, et le Dieu en qui j'ai mis toute ma confiance me couvrira de sa protection comme d'un bouclier. Ma m�re, seulement ne songez point � vous rendre, et prenez soin du prisonnier bless�.
- Mon fils, cette r�solution ne me surprend point en toi. J'ai toujours dit � Herman, ton p�re : Henri fera la gloire de notre maison. Puisque tu t'es mis sous la protection du Tr�s-haut, aucun malheur ne t'arrivera dans ta route, et le Dieu du ciel commandera � ses anges de t'accompagner, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre du chemin. Je te b�nis... Mais que dis-je ? Peut-�tre ne te reverrai-je jamais ! Attends, attends : ou plut�t reste....
Henri avait d�j� disparu, et se couvrait � la h�te du pourpoint et des armes de l'archer de Renaud. Cependant il n'oublia point de se munir de ce qui fait toujours la partie la plus essentielle du bagage d'un opulent voyageur, c'est-�-dire d'une abondante provision de pi�ces d'or.
Par ses ordres, le pont-levis fut abaiss� une seconde fois. A peine se trouva-t-il sur la plateforme qui est au pied du rocher, du c�t� de l'occident, qu'il s'agenouilla en se retournant vers le ch�teau de ses p�res. Apr�s une courte invocation adress�e � celui qui prot�ge le castel �lev� aussi bien que la chaumi�re du vassal, notre jeune voyageur descend seul le monticule, et n'a pas fait deux cents pas qu'il est arr�t� par le cri de la premi�re sentinelle.
- Tour de Verdun, r�pond Henri! et il franchit la premi�re ligne sans �tre inqui�t�.
Une seconde et une troisi�me sentinelle l'arr�tent �galement par le qui-vive oblig�, et Henri passe � dix pas d'elles en criant, � son tour, le mot magique Tour de Verdun ! Il �vite un groupe nombreux de soldats qui bivouaquaient � mi-c�te pr�s d'un grand feu, et il parvient � gagner le bois voisin sans �veiller de soup�ons.
Arriv� dans la for�t, notre h�ros a encore plus d'un obstacle � surmonter. Il ne rencontre plus d'ennemis, il est vrai ; mais les ronces et les hautes bruy�res, aussi bien que le d�faut de sentiers fray�s, retardent sa marche et l'arr�tent � chaque pas. Sur sa t�te est une toiture �paisse de sapins branchus qui lui d�robent toute clart� ; � ses pieds se rencontrent souvent des �clats de roches, et des troncs d'arbres renvers�s par la pourriture. Plus d'une fois il fait sortir le li�vre de son g�te ; plus d'une fois aussi le hurlement du loup et le grognement du sanglier se font entendre � peu de distance ; mais l'intr�pide voyageur n'en est point �mu. Il gravit de cette mani�re plusieurs montagnes, et il franchit bien des ruisseaux qui n'avaient jamais vu de prince errer, � cette heure, sur leurs graviers solitaires. Apr�s avoir march� ainsi pendant quatre heures, et fait bien des circuits dans la vaste for�t, il se trouve, au point du jour, au pied des murailles de l'abbaye de Saint-Sauveur.

CHAPITRE 4.
L'Ambassade

Le lendemain de la sortie de Henri, Etienne de Bar fit partir pour le ch�teau de Pierre-perc�e une solennelle ambassade � la t�te de laquelle se mit le comte Arnou, se pavanant sur un coursier qui avait �t� �lev�, disait-il, dans les �curies du soudan d'Egypte, et portant sur son �cu les armoiries et les embl�mes qui attestaient que la ville et le territoire de J�richo avaient �t� donn�s en fief � son grand-p�re, la fille du sire de Bl�mont �tait charg�e, comme nous l'avons dit, de porter la parole, et d'user de toute son influence sur l'esprit de sa jeune, amie pour amener la famille de Salm � une capitulation. Mais Berthe, qui connaissait la duret� des articles qu'elle avait mission de faire entendre, avait une pens�e secr�te pour le salut des comtes de Salm, et elle se promettait bien de faire tourner � leur profit l'entrevue qu'elle �tait sur le point d'avoir avec eux. Non, se disait-elle en elle-m�me en voyageant sur sa blanche haquen�e ; non, je ne travaillerai pas � la ruine d'une maison que j'aime et qui a toujours v�cu en bonne intelligence avec la n�tre ; non, je ne persuaderai point � Mathilde qu'il est de l'int�r�t de ses fr�res d'accepter les injustes conditions qu'on leur impose : il y a quelque chose de mieux dans ma t�te, et il faut que ce mieux s'ex�cute. Je m'acquitterai du r�le d'ambassadrice, puisqu'on veut que je le joue ; mais, apr�s cela, rien n'emp�che que je ne remplisse des devoirs plus sacr�s. Je verrai Mathilde en particulier, puisqu'on veut que je lui parle avec toute l'effusion d'une amie ; mais je lui ferai comprendre qu'il reste � ses fr�res une chance de salut s'ils veulent confier leur sort � mon habilet�, et mettre leur espoir dans le d�vouement d'une jeune fille.
En se parlant ainsi, et en arrivant pr�s du rocher de Langstein, Berthe faisait � peine attention aux discours d'Arnou, qui lui parlait des roches de la Galil�e, et qui lui montrait, � droite, son �tendard d�ploy� dans un vallon auquel il avait lui-m�me donn� le nom de basse de J�rusalem. - Ce val est au nord du cas tel assi�g�, disait-il : ainsi mon grand-p�re, en faisant le si�ge de la ville sainte, avait sa tente au nord ; et c'est en faisant des prodiges de valeur dans un enfoncement semblable qu'il a m�rit� l'investiture du duch� de J�richo.
- Duc de J�richo, r�pondit Berthe, faites attention � cet archer qui nous observe du haut des murs du ch�teau, et qui, si je ne me trompe, s'appr�te � nous d�cocher un trait. Il est temps que vous fassiez conna�tre notre qualit� d'ambassadeurs.
Alors le comte de Hombourg �leva dans les airs une branche de houx pour t�moigner de ses intentions pacifiques. Il demanda et il obtint d'�tre introduit dans le cas tel avec la fille du seigneur Ulric. Mais Herman exigea que son escorte demeur�t stationn�e � vingt pas du rocher.
Voici les articles que Berthe formula, les yeux baiss�s et avec une voix tremblante, en pr�sence de Herman, d'Agn�s et de Mathilde.
Le castel et la ch�tellenie de Pierre-perc�e devaient �tre remis, � l'instant m�me, entre les mains de l'�v�que de Metz, pour en disposer selon son bon plaisir. La famille de Salm devait se dessaisir en m�me temps de tous ses droits, certains ou en litige, sur la vouerie de Senones.
La comtesse Agn�s et sa fille seraient confin�es pour le reste de leur vie dans l'abbaye de Remiremont, o� elles jouiraient, d�s le moment de leur entr�e, de tous les droits et pr�rogatives attach�s � la qualit� de chanoinesses. Herman et Henri seraient ras�s, et prononceraient le triple voeu d'ob�issance, de pauvret� et de chastet� ; le premier dans l'abbaye de Haute-Seille, en reconnaissance de ce qu'elle avait �t� fond�e par sa m�re; le second dans celle de Senones ou de Moyenmoutier, � son choix. L'�v�que de Metz faisait savoir que, si ces conditions n'�taient pas admises ayant le coucher du soleil, le ch�teau allait �tre investi et bloqu� plus �troitement que jamais, et toutes ses d�pendances ravag�es; et, en cas de prise par assaut ou de reddition plus tardive, on ne r�pondait ni de la vie ni de l'honneur de personne.
Ces propositions, plus cruelles que chr�tiennes, jet�rent la famille de Salm dans un extr�me embarras. Elle ne pouvait se dissimuler qu'une plus longue r�sistance �tait impossible, puisque la p�nurie de vivres allait en s'augmentant, et, que les soldats m�mes commen�aient � en murmurer. D'un autre c�t�, le d�part de Henri et la promesse qu'on lui avait faite d'attendre son retour, quoiqu'on n'esp�r�t pas beaucoup de ses projets, jetaient un lourd contrepoids dans la balance. D'ailleurs comment livrer imm�diatement Henri entre les mains de l'�v�que, puisqu'il n'�tait plus au ch�teau (circonstance que l'on eut soin de bien tenir cach�e) ? Agn�s peut-�tre aurait souscrit � tout arrangement ; mais Herman, qui avait d'autant plus de rectitude dans le jugement et de capacit� pour les affaires, qu'il �tait d�pourvu de cette instruction factice qui aujourd'hui passe avant le bon sens.... Herman, dis-je, prit sa r�solution tout-�-coup, et dit � sa m�re.
- Si l'ambassade f�t arriv�e hier, peut-�tre, vu la d�tresse o� nous sommes et l'impossibilit� d'�tre secourus, j'aurais souscrit le premier � toutes les exigences d'Etienne de Bar, quoique, au fond de l'�me, j'aie de la peine � croire que la destin�e des comtes de Salm doive finir � cette �poque. Vous savez que le saint ermite de la Mer vous a dit que notre race �tait destin�e � contrebalancer pendant bien des si�cles le pouvoir exorbitant du clerg� dans ces contr�es, et � refr�ner l'ambition des moines. La Providence, a-t-il dit, est indign�e que ces hommes, dont le r�gne ne doit point �tre de ce monde, sortent du but de leur mission et de la saintet� de leur �tat, pour affecter partout la domination temporelle. Toujours la Providence suscitera des princes qui leur tiendront le pied sur la gorge. Sans cela, le Christianisme, ruin� dans son essence, finirait par s'�crouler comme un palais qui est min� par ses propres habitants. Vous ne dispara�trez, a-t-il dit, que lorsque le pouvoir monacal dispara�tra lui-m�me. Toujours vous serez � ses c�t�s, dans les Vosges, pour le colaphiser dans ses moments d'orgueil et veiller � la libert� des peuples. Lorsque Dieu aura souffl�, dans sa col�re, sur les monast�res et sur les couvents, le clerg� prendra une autre forme, et Dieu lui opposera une autre digue. Ainsi le Seigneur des cieux l'ordonne pour la conservation de la religion de son Christ.
Mais, ma m�re, puisque les circonstances ne sont plus ce qu'elles �taient hier, notre d�termination aussi ne doit plus �tre la m�me. Vous me l'avez dit cent fois : les circonstances sont un enseignement de Dieu. Toujours nos d�terminations doivent suivre le fil des �v�nements, et s'accouder sur eux dans leurs diff�rentes positions. Que notre d�termination donc mette en ligne de compte le d�part, pour ainsi dire miraculeux, de Henri; et agissons en ce moment comme si nous �tions assur�s du succ�s de son voyage.
II fut donc r�solu que l'on rejetterait les propositions de l'�v�que de Metz.
Pendant cette d�lib�ration, o� il ne s'agissait de rien moins que de vouer au n�ant dix-sept g�n�rations de princes, Berthe et Mathilde parcouraient les salles du ch�teau en se tenant par la main, et en s'enivrant du plaisir de causer, dont elles avaient �t� priv�es depuis longtemps. Tout homme �prouve de la joie � converser avec son semblable ; mais c'est une v�ritable n�cessit� pour les jeunes filles, qui, en d�butant dans une vie dont elles respirent tout le parfum et dont elles ignorent les profondes mis�res, ont tant de choses � communiquer et tant de choses � apprendre. C'e�t �t� un beau coup d'oeil pour un amateur du sexe f�minin, et un beau sujet de contemplation pour un philosophe, que ces deux innocentes cr�atures se livrant � de mutuels �panchements, et se laissant aller � une joie fol�tre au milieu de circonstances aussi graves. Berthe, malgr� son �ge un peu plus m�r, �tait la premi�re � manifester des sentiments de ga�t�, sans doute pour ouvrir l'�me de son amie aux douceurs de l'esp�rance. Ses l�vres, un peu larges et un peu rebondies comme ses autres traits, semblaient distiller la persuasion et inspirer le bonheur. Son sourire �tait insinuant et son am�nit� parfaite. Mathilde, au contraire, qui se trouvait plac�e au milieu de perplexit�s dont elle ignorait le terme, ne se livrait aux plaisirs de l'amiti� qu'avec une certaine r�serve. La jeune Bl�montaise, naturellement vive, alerte, et dont les cheveux et le teint tr�s-color�s donnaient une id�e de la puissance de son imagination et de la v�h�mence de son caract�re, �tait incapable de gravit�, lors m�me qu'elle remuait dans son sein les projets les plus s�rieux o� les affections les plus profondes : c'�tait une �me � couvrir les plus grands myst�res sous le voile de la joie. Mathilde avait l'�me tout enti�re dans le sentiment, comme aurait pu le deviner un physionomiste tant soit peu habile, d'apr�s ses cheveux blonds et la douceur de ses traits. Aussi avait-elle moins de l�g�ret� dans l'�me, et moins de dispositions � des verbiages sans fin, que n'en ont la plupart des femmes. Elle portait un air de retenue jusque dans les entretiens les plus frivoles ; et son effusion la plus vive, aussi bien que son expression la plus douce, �tait dans le mol abandon de son sourire, ou dans les �panchements suaves de son coup d'oeil.
Berthe entra�na Mathilde au sommet de la tour. L�, apr�s s'�tre assur�e que personne ne pouvait les entendre, elle commen�a � s'expliquer sur la bienveillance de ses intentions.
- Ma ch�re Mathilde, dit-elle avec une �motion visible, je t'aime comme ma soeur, et je suis au d�sespoir que mon p�re soit entr� dans cette fatale guerre, qui d�sunit si mal-�-propos nos maisons. Mais je n'�pargnerai rien pour vous secourir, si je le peux. Il me semble que vous ne pouvez continuer � soutenir le si�ge bien longtemps. Vous ne parviendrez jamais � le faire lever, car le cardinal est trop opini�tre, et ses forces sont trop sup�rieures aux v�tres. D'un autre c�t�, priv�s, comme vous l'�tes, de toute communication avec le dehors, vous ne pourrez vous maintenir ici sans �prouver bient�t les angoisses de la faim. Cependant je ne vous conseille pas d'accepter les indignes propositions dont, pour avoir le plaisir de te voir, je me suis rendue l'organe. Ne vous fiez pas � Etienne : il est trop irrit� contre vous ; ni � son fr�re : il est trop m�chant. Si vous vous remettez entre leurs mains, vous �tes perdus ! Et puis, Herman n'est pas fait pour porter le capuchon et endosser la bure : c'est un seigneur de si bonne mine ! Il te ressemble, Mathilde ; et je l'aime presque autant que toi. Le seul parti donc que vous auriez � prendre serait de quitter votre demeure pendant la nuit, en emportant ce que vous avez de plus pr�cieux. Etienne entrera dans votre ch�teau : soit; mais vous n'aurez fait aucune concession, et lorsqu'il sera parti, peut-�tre trouverez-vous les moyens d'y revenir. Il est permis de compter sur une vicissitude pareille ; au lieu que si vous entrez dans des monast�res, il n'est plus permis d'esp�rer que vous recouvrerez vos possessions.
- Mais, ma ch�re Berthe, vous savez que nous ne pouvons sortir d'ici sans un extr�me danger. Nous avons un souterrain, mais il ne s'�tend point au-del� de la ligne que nos ennemis occupent.
- Je me charge de vous faire sortir sains et saufs avec tous vos hommes. Que ne ferais-je point pour toi,Mathilde ? Que ne ferais-je point pour le seigneur Herman ? Parle-lui avant mon d�part, et communique-lui mes intentions. Surtout assure-le que la fille du sire de Bl�mont est incapable de le tromper.
- Oui, charmante Berthe, dit le comte de Salm en ouvrant la porte, pr�s de laquelle il avait entendu une partie de la conversation.... ; oui, je suis s�r que Berthe de Bl�mont ne me trompera pas. Je pourrai perdre tout, hormis la libert�, et l'espoir d'obtenir un jour votre main, si je puis devenir autre chose qu'un comte sans couronne et un seigneur sans h�ritage.
- Rassurez-vous, reprit Berthe en riant, votre couronne de comte n'est point encore perdue ; et quant � ma main, vous n'attendrez point longtemps pour l'obtenir, car la voici.
En disant ces mots, la jeune Berthe mettait une de ses mains dans celles de Herman, qui la baisa comme un gage d'une union plus durable.
Une heure apr�s, Berthe et Arnou retournaient � Damegalle. Il fut rendu compte � Etienne du refus que Herman avait fait de remettre le ch�teau de Pierre-perc�e et d'ali�ner sa libert�.

CHAPITRE 5.
L'Assaut

Le jour suivant, � trois heures du matin, vingt �chelles se trouvaient appos�es, sur diff�rents points, contre le rocher de Langstein, et plus de huit mille hommes environnaient le ch�teau en poussant des cris f�roces que r�p�taient au loin les vall�es et les for�ts d'alentour.
C'e�t �t� un spectacle digne de l'attention d'un amateur de combats que cette multitude d'hommes couvrant les deux c�t�s du monticule, depuis la racine jusqu'au sommet, et se formant en diff�rents pelotons, sous l'ordre de leurs chefs. Au midi, tout devant la fa�ade imposante du ch�teau, on voyait Etienne de Bar, arm� d'une javeline et couvert d'un large bouclier armori� d'une mitre d'or. Il portait un casque dont le cimier se terminait en forme de croix, et dont la visi�re, baiss�e artistement sur sa figure, venait se confondre avec sa longue barbe �piscopale. Le comte Arnou se tenait � ses c�t�s, et transmettait ses ordres aux diff�rentes bandes de Messains, de Vicois et de Marsallais, qui couvraient cette partie du mont. Renaud, comte de Bar, occupait, avec ses Barrisiens, tout le versant oppos�, tandis que Wilfrid de Haguenau �tait post�, avec plusieurs centaines d'Allemands, sur la prolongation occidentale du monticule, pr�s de l'entr�e de la forteresse ; et qu'Ulric, avec quatre cents Bl�montais, se tenait en observation sur la partie orientale. Tous ces hommes, comme s'ils eussent eu une seule intention et une seule id�e dans l'�me, avaient la face tourn�e vers le rocher ; et les plus rapproch�s, ceux qui n'�taient point appel�s au fatal honneur de poser les �chelles et d'y monter les premiers, cherchaient � percer de leurs fl�ches tout assi�g� qui �tait assez hardi pour oser �tendre le bras ou montrer une partie de son corps � travers les meurtri�res nombreuses dont les murs du ch�teau �taient garnis.
Sans doute un g�n�ral habile, second� d'officiers intelligents et de vaillants soldats, n'e�t point pass� une ann�e enti�re � faire le blocus du ch�teau de Pierre-perc�e, et il est probable qu'un seul assaut bien dirig� aurait suffi pour le r�duire. Mais les comtes de Salm n'avaient point � faire � un C�sar, ou � un Vend�me. Etienne de Bar, avec ses talents naturels et sa hauteur d'�me, n'�tait point un grand homme. Un grand homme �tait impossible � cette �poque, parce que trop de pr�jug�s captivaient les consciences et dominaient les esprits. Il �tait impossible surtout parmi les �v�ques, parce que le m�lange de l'autorit� spirituelle avec l'autorit� temporelle �nervait leur action en la rendant double. On ne peut gu�re frapper fort avec une main lorsque l'on b�nit de l'autre. Deux principes h�t�rog�nes ne produisent jamais d'effet surprenant lorsqu'on les m�le. Loin de l�, le moyen de neutraliser une force est de la combiner avec une force d'une autre nature. On croyait alors, et bien des personnes croient encore peut-�tre aujourd'hui, que la Religion est d'autant plus ferme qu'elle est unie au pouvoir d'une mani�re plus �troite, et qu'elle a besoin de se tenir appuy�e sur le bras du prince pour marcher avec quelque vigueur. C'est une erreur qui a fait plus de mal � la Religion, et a plus neutralis� la b�nigne influence du Christianisme, que l'impi�t� jointe � toutes les h�r�sies, parce qu'elle a atteint l'�me et souill� les actes de ceux-l� m�mes qui �taient les soutiens les plus naturels de la Foi. Heureusement cette erreur, qui est la grande erreur du moyen-�ge, et qui se retrouve dans toutes les institutions que cette �poque de mis�re intellectuelle nous a l�gu�es, est sur son d�clin, et l'on trouverait difficilement peut-�tre un cur� de campagne qui croirait utile de faire soutenir son minist�re par l'autorit� de l'adjoint. La religion tout enti�re est persuasion et amour. Or il n'y a rien qui �touffe la persuasion et l'amour, et les emp�che de s'introduire dans les �mes, comme ce qui porte le caract�re de la coaction ou de la contrainte.
Non-seulement Etienne de Bar, par sa position mixte d'�v�que et de g�n�ral, �tait incapable d'�tre un excellent �v�que et un excellent homme de guerre : ses pr�jug�s, ou, si l'on veut, les pr�jug�s de l'�poque, l'emp�chaient �galement d'avoir un bon lieutenant, capable de guerroyer avec �clat. Tout alors se donnait � la naissance, et l'on �tait loin d'aller chercher dans un vassal ou dans un feudataire de second ordre des talents que l'on supposait toujours accompagner les hommes d'un haut lignage, comme si la nature, vassale elle-m�me, e�t �t� oblig�e de se forfaire, ou d'accommoder ses lois aux institutions des hommes. Le cardinal �v�que de Metz n'avait donc � ses c�t�s, comme nous l'avons vu que le duc de J�richo et de Hombourg, qui certainement �tait loin de poss�der l'aplomb et le coup d'oeil n�cessaires pour figurer dans un �tat-major. La m�me ignorance des droits sacr�s de la nature, droits autrement rigoureux et n�cessaires � la r�ussite de tout projet que ceux qui d�rivent des principes de la f�odalit�, faisait que les diff�rents grades subalternes �taient accord�s � la naissance et non au m�rite. Le fils d'un riche tenancier, par exemple, �tait toujours pr�f�r� au fils de l'humble serf dont les bras faisaient partie de la gl�be : d'o� il arrivait, comme il est arriv� dans bien d'autres circonstances, qu'une raison sup�rieure �tait subordonn�e aux caprices et � la sotte raison d'un homme sans �me et sans id�es. Ainsi, d'un c�t�, point de v�ritable habilet� dans les chefs ; de l'autre, point de v�ritable valeur et de noble enthousiasme dans les soldats : de l� aucun �l�ment de succ�s. Le soldat n'est grand, le soldat n'est un h�ros que lorsqu'il lui est permis d'aspirer aux premiers grades ; et toutes les fois que l'homme a �t� condamn� � passer sa vie sans espoir de distinction, il n'a �t� qu'un automate sans vigueur ou un instrument sans conseil. Sous ce rapport, les coutumes et les institutions du moyen-�ge, dont il restera encore pendant longtemps quelque venin dans nos moeurs, �taient une violation continuelle des droits de l'homme et un abrutissement de l'esp�ce. L'�me alors �tait compt�e pour rien : il fallait bien que l'action de l'�me fut nulle, et que ses facult�s demeurassent sans exercice. A c�t� de cela, il y avait bien des principes de loyaut� et des habitudes de droiture puis�es dans le sein du Christianisme : mais tout ce qu'il y avait de bon se mouvait dans un cercle trop resserr� pour enfanter de grandes choses. Le bon est toujours bon, lors m�me qu'il est petit ; mais il faut qu'il s'�largisse par le d�veloppement des facult�s et par l'�lan des id�es pour op�rer de glorieux r�sultats.
Les comtes de Salm dont nous �crivons l'histoire ne croyaient pas tout-�-fait que le vrai m�rite est un don de la nature ; car, � l'�poque dont nous parlons, il aurait fallu �tre bien philosophe pour deviner une v�rit� pareille, attendu qu'elle n'�tait formul�e dans aucun livre ni dans les moeurs. Les moeurs., au contraire, la combattaient sur tous les points et la broyaient dans tous les sens. Cependant on les avait vus, de temps � autre, faire cas du talent, et pousser m�me le lib�ralisme jusqu'� professer que l'homme n� dans la condition la plus servile �tait capable de grandes choses. On les avait vus, par exemple, �lever � la dignit� de bailli un simple ma�on qui, de son propre g�nie, avait grav� avec assez de go�t une figure d'homme sur une pierre ; et, en ce moment encore, le premier officier du ch�teau �tait le fils d'un m�tayer, qui, dans sa jeunesse, avait montr� une violente passion pour les livres. Herman II l'avait plac� � l'�cole des moines, et l'avait attach� ensuite � sa personne en qualit� de chambellan. Les services qu'il avait rendus, dans diff�rentes circonstances, sous le gouvernement d'Agn�s, lui avaient valu la place honorable de pr�v�t de ses hommes d'armes, dont il s'acquittait avec honneur et distinction.
Mais ce qui caract�risait alors les comtes de Salm, et les mettait en dehors de leur �poque, c'�tait leur opposition tacite, et quelquefois formelle, au principe de l'alliance des deux pouvoirs, et la r�pugnance qu'ils avaient � croire que le moine, c'est-�-dire l'homme de toutes les esp�ces d'abn�gations, d�t �tre roi dans la contr�e qu'il habite. Ce principe d'opposition aux institutions d'alors avait germ� dans le sein de l'empereur Herman d�s le moment o�, trahi et vilipend� par des �v�ques, il avait �t� oblig� d'abandonner le tr�ne d'Allemagne � son comp�titeur Henri IV, homme pourtant d'une orthodoxie tr�s-suspecte ; et la m�me id�e s'�tait singuli�rement d�velopp�e dans l'esprit de son fils et de ses petits-fils depuis qu'ils habitaient Langstein. L�, leurs relations oblig�es avec les moines de Senones leur avaient appris tout ce qu'il y a d'astuce maladroite et de profonde nullit� dans des hommes qui, ayant quitt� le monde pour servir Dieu et ne le servant que d'une mani�re tr�s-imparfaite, ne connaissent ni Dieu ni le monde. L� ils avaient compris que les moines actuels des Vosges n'avaient rien de commun que le nom avec les anciens moines de la Th�ba�de, et que parfois ils n'avaient rien de chr�tien dans les moeurs que l'habit et les c�r�monies du culte (14).
Du haut de ce rocher ils avaient jet� un regard sur les monast�res d'Etival, de Moyenmoutier, de Saint-Di� et de Senones, et ils n'avaient pas vu que dans l'espace de trois si�cles un seul saint personnage e�t surgi � l'ombre de leurs autels (a).
Ils avaient vu, au contraire, que souvent l'ambition, la cupidit� et un amour outr� des pr�s�ances, y tenaient lieu de toutes les vertus. Aussi ne se faisaient-ils point faute de r�primer l'orgueil monacal toutes les fois qu'il devenait trop envahissant. Aussi se plaisaient-ils � r�tr�cir le pouvoir des abb�s et � lutter contre l'humeur tracassi�re des moines ; et de protecteurs qu'ils �taient, par droit d'investiture, de l'abbaye de Senones, ils �taient devenus, � ne consid�rer que l'�corce de leur mandat, les premiers violateurs de ses droits. Aussi disait-on dans le pays que le vou� de Langstein �tait le diable de l'abbaye de Senones. Aussi le peuple, qui sait toujours quand on lui veut du bien, s'affectionnait-il de plus en plus au seigneur temporel, qui parait les coups, souvent trop rudes, que lui portait l'autorit� eccl�siastique ; et il commen�ait � avoir pour celle-ci une aversion bien prononc�e. C'est pour ch�tier de pareils griefs (que les moines de Senones ne manquaient pas de repr�senter comme de grands attentats contre la Foi) que l'�v�que de Metz, de qui relevaient les propri�t�s du monast�re, avait entra�n� une arm�e dans les Vosges. Quelques-uns de ses pr�d�cesseurs avaient peut-�tre vu avec plaisir que les comtes de Salm cherchassent � humilier les enfants d�g�n�r�s de saint Gondelbert. On pr�tend m�me qu'Adalb�ron III avait encourag� tacitement son petit-neveu � leur r�sister en face, et qu'il lui avait donn� la charge h�r�ditaire de vou� plut�t dans le dessein de les molester qu'avec l'intention de les d�fendre ; et une telle opinion n'aurait rien de trop hasard�, car les moines de Senones avaient �t� en opposition bien des fois avec leur seigneur suzerain. Ces moines avaient vu avec une indignation profonde que Charlemagne se f�t permis, en l'an 770, de disposer du temporel de leur abbaye, et de l'inf�oder � l'�v�ch� de Metz. Aussi se mutin�rent-ils, dans les commencements, contre la volont� de ce puissant monarque. Ce fut au point qu'ils refus�rent pendant longtemps de recevoir les reliques de saint Sim�on, dont l'�v�que Angelramne leur avait fait l'envoi pour les adoucir. Ils souffrirent que les reliques du Bienheureux fussent d�pos�es, � leur porte, dans un lieu que l'on appelle encore aujourd'hui Saint-Sim�on (15). Toutefois Etienne de Bar, craignant que les comtes de Salm n'acquissent trop de popularit� dans le pays, et que l'�p�e ne pr�val�t � la longue sur l'�tole, avait r�solu de d�tr�ner ces seigneurs, et de leur enlever tous leurs droits. Peut-�tre aussi avait-il des vues d'int�r�t pour sa famille, car un grand dignitaire de l'�glise manque rarement de neveux ou de ni�ces � placer.
Ainsi les, comtes de Salm se trouvaient �tre, dans cette lutte, les soutiens d'un lib�ralisme sens� et en harmonie avec le catholicisme le plus pur ; et le ch�teau de Pierre-perc�e fut, au sein du moyen-�ge, le rempart d'id�es larges, et de principes o� la Religion se mariait noblement avec la philosophie.
D�s que Herman vit son ch�teau assailli avec la fureur et l'acharnement dont nous avons parl�, il s'empressa de r�unir tous les combattants qui lui restaient, et il leur adressa ainsi la parole :
- Hommes de Langstein, voici le moment de montrer l'attachement que vous avez pour vos princes. Repoussez l'�v�que de Metz, repoussez Renaud de Bar, ou vous �tes asservis � jamais sous l'empire des moines. Montrez-vous hommes de coeur ; et que quiconque osera porter une main sacril�ge sur ces murs re�oive � l'instant la punition de son audace. Ces murs sont le rempart de votre libert� et la sauvegarde du pays. Les Allemands et les Messains ont br�l� vos maisons et ravag� vos campagnes ; et voici que le Ciel les offre � votre vengeance. Vengez-vous, et que la pointe de chacune de vos fl�ches aille percer le coeur d'un de ces barbares ! Amis, � nos postes ! ne perdons pas de temps. Ces gens ne peuvent rien sur nous, fussent-ils vingt fois plus nombreux. Que peuvent des bandes de loups f�roces contre l'oiseau qui a plac� son nid sur la cime des rochers ?
En m�me temps, il assigne � chacun sa place. Dix-huit bons arbal�triers sont plac�s dans les trois grandes fen�tres de la tour, six � chaque fen�tre ; et l�, retranch�s dans l'�paisseur du mur, ils ne cessent de faire pleuvoir des traits sur les plus rapproch�s des assaillants. Chaque fl�che atteint son homme et le met hors de combat. Le premier qui tombe est l'audacieux Marcel, capitaine des hommes de Vic, qui avait appos� une �chelle au pied de la tour. Au moment o� il posait un pied sur le premier �chelon, et o� il exhortait ses hommes d'armes � le suivre, une fl�che lui entre dans la bouche lorsqu'il parlait encore ; et il tombe � l'instant, lavant de son sang le pied du rocher. Il se promettait un riche butin de la prise du ch�teau (car les comtes de Salm passaient pour poss�der, de grands tr�sors) ; et il fut le premier de cette, journ�e dont l'�me alla rendre compte de ses m�faits.
Presque aussit�t, plus de trois cents hommes re�urent la mort, en moins de dix minutes, au pied de la fa�ade. L�, quinze �chelles avaient �t� dress�es simultan�ment sur diff�rents points. Les assi�g�s renversent, avec de longs crocs, toutes celles qu'ils peuvent atteindre, et elles brisent de leur choc ceux-l� m�mes qui voulaient y monter. Ailleurs, ceux qui sont arriv�s � la hauteur des meurtri�res sont accueillis � coups de massues ou perc�s de javelines, et leurs corps, tombant sur ceux qui les suivent, roulent avec eux dans l'escarpement de la montagne. Mais la fureur des Messains ne se ralentit � pas ce premier �chec. Ils voient � c�t� d'eux leur g�n�ral qui les anime, et les couvre quelquefois de b�n�dictions. Sur tous les points les vivants succ�dent aux morts et vont prendre leur place dans le combat, pour les suivre presque imm�diatement dans les r�gions �ternelles. A quinze pas du roc sont plac�s des hommes qui tirent sans rel�che sur les assi�g�s, tandis que d'autres, hiss�s sur de longues �chelles, tentent tous les moyens possibles de faire br�che, ou sont occup�s � scier les barreaux. Quelques-uns m�me tiennent en main des torches aliment�es, de poix r�sine, et s'efforcent de les lancer sur la toiture �lev�e : efforts inutiles, car l'�difice entier est couvert de tuiles inaccessibles � la flamme.
Cependant les assi�g�s ne n�gligent aucun moyen de repousser l'attaque. Non-seulement les fl�ches partent dans tous les sens et des embrasures de toutes les fen�tres, au point qu'en peu de temps le terrain en est jonch�, et que, sur dix hommes qui montent � l'assaut, il n'en est pas deux qui ne re�oivent une blessure : de tous c�t�s, de toutes les lucarnes, de toutes les tourelles, du fa�te m�me de la toiture, des hommes d'armes lancent avec force des cailloux qui fracassent la t�te de plus d'un assi�geant : plus d'un casque est bris�, plus d'un bouclier est mis hors de service, plus d'une c�te est enfonc�e sous le coup d'une pierre lanc�e par un bras vigoureux. Dans l'int�rieur du ch�teau, les femmes et les enfants s'occupent � transporter ce genre de projectiles, et � le mettre sous la main des combattants. D�s que ces objets viennent � manquer, on d�molit les murs int�rieurs, on renverse les chemin�es, les jambages et les chambranles, et l'on fait pleuvoir ces d�bris, avec de longs nuages de poussi�re, sur la t�te des assi�geants : les longues tables de marbre m�mes ne sont pas �pargn�es (car la fureur n'�pargne rien), et l'on se fait un jeu de les briser sur les bataillons messains. Un habitant de la vall�e de Celles, renomm� par sa force et remarquable par une taille presque gigantesque, aper�oit dans un grenier un tas de meules de diff�rentes dimensions, provenant des mines que les pr�montr�s d'Etival exploitaient dans les environs de leur monast�re. Camarades, dit-il, � quoi bon saccager l'habitation de nos ma�tres ? Voici de quoi nous amuser. A ces mots, il choisit la plus grosse et la plus forte de ces meules. Il la roule ou il la tra�ne de toute la force de ses bras jusque l'ouverture d'un bastion, et l�, apr�s avoir attendu le moment o� un grand nombre d'hommes se trouvaient sur la ligne que la pierre devait parcourir, il la lance avec effort. La pierre tombe sur vingt guerriers ; elle en broie sept ou huit et estropie les autres ; puis, suivant la pente du terrain, elle se fraie un large passage en brisant les hommes comme des brins d'herbe, et arrive, en roulant, jusqu'au vallon de Froide-Fontaine.
Pendant ce temps, Renaud s'emparait, sans beaucoup de r�sistance, de quelques b�timents construits en dehors du roc, dans l'emplacement que l'on appelait alors, et que l'on appelle encore aujourd'hui, le Derri�re du Ch�teau. Une partie de ces b�timents �tait occup�e en temps de paix par les principaux officiers de la seigneurie, et par la garde habituelle du comte. L'autre partie (c'�tait la plus rapproch�e) formait une basse-cour assez bien peupl�e de diff�rentes esp�ces d'animaux. Tous ces b�timents �taient alors presque d�serts, car on n'ignorait pas qu'� la premi�re attaque un peu vive ils pouvaient �tre emport�s ; et le mobilier en avait �t� transport� dans l'�difice assis sur le roc, o� se tenait en ce moment tout le personnel attach� au service des princes ou � la d�fense de la place. Une seule vielle femme n'avait pas voulu quitter sa loge adoss�e contre une esp�ce de tourelle, au milieu de l'enceinte. Cathon (c'�tait le nom de cette femme) �tait la surintendante de ce qu'on appellerait aujourd'hui le poulailler, et qu'on pourrait appeler, � raison de la dignit� du lieu et du nombre des animaux emplum�s qui l'occupaient, le quartier de la volaille. Cathon, de plus, n'avait qu'une seule id�e, celle de la fid�lit� qu'elle devait � ses ma�tres ; et, semblable � tous les individus de l'un et de l'autre sexe qui ne sont pas richement dot�s en intelligence, elle avait fait plier toutes les autres consid�rations sous le poids de cette id�e souveraine. Elle s'�tait imagin�e, en cons�quence, qu'il �tait de son devoir de se tenir ferme � son poste ; et, supposant que ses poules avaient le m�me courage ou le m�me devoir � remplir qu'elle, elle n'avait point voulu qu'on les d�loge�t � l'approche de l'ennemi. - Mes poules, disait-elle, ne sont point faites pour aller loger avec nos princes, et s'il survient une attaque, nous nous d�fendrons comme les autres. Croit-on que Cathon de Br�menil ait le bras trop court pour lancer une pierre, et que, � l'�ge de soixante-douze ans, elle craigne de mourir pour les ma�tres qu'elle sert depuis que l'on a pos� la premi�re pierre de la tour ? Nenni, nenni : nous avons un honneur � d�fendre, et nous le d�fendrons jusqu'au bout, aussi, bien que celui de toutes les dames et demoiselles de c�ans.
Cathon de Br�menil attendit donc, avec autant de courage et de grandeur d'�me qu'aurait pu en d�ployer son homonyme de l'ancienne Rome, que les troupes du comte de Bar p�n�trassent jusqu'� son fort. Lorsqu'elle les vit faire irruption dans son domaine, elle monta sur l'esp�ce de tourelle qui touchait � sa demeure. Au haut de cette tourelle se trouvait un pont qui conduisait au ch�teau. C'est sur l'extr�mit� de ce pont qu'elle se posta comme un soldat intr�pide ; et l�, retranch�e derri�re des planches qu'elle avait amoncel�es en forme de parapet, elle se mit � d�fier l'ennemi avec toute l'audace d'un grenadier fran�ais, et avec toute la loquacit� naturelle � son sexe.- Approchez, criait-elle, approchez, ennemis des Chr�tiens, ennemis des hommes et des b�tes. Croyez-vous que l'on vous craigne parce que vous �tes conduits par un �v�que, et un neveu du pape ? L'excommuni� ! A-t-il appris seulement le cinqui�me article de son Pater ? Dites-lui que je le d�fie et que je lui jette mon gant (elle jette en m�me temps dans la cour une esp�ce de mouchoir noir qui lui ceignait la t�te). S'il ne ramasse ce gage, je le d�clare � jamais fl�tri; oui, oui, fl�tri, quand m�me il emporterait ce ch�teau ; et s'il y entre l'�p�e � la main, dites-lui que jamais il ne verra le Paradis.
Elle finissait sa harangue lorsque plusieurs hommes d'armes, se riant de ses menaces ou ne les comprenant point, entraient dans la tourelle pour en monter l'escalier, et de l� p�n�trer dans la forteresse par le moyen du pont. Elle �crase d'un �norme caillou le premier qui se montre ; elle �crase de m�me le second et blesse gri�vement le troisi�me. Un quatri�me arrive qui venge ses malheureux camarades en enfon�ant une longue pique dans le sein de Cathon. Elle tombe sans vie. En m�me temps les cordes qui soutenaient l'autre extr�mit� du pont sont coup�es par les assi�g�s. Le pont tombe avec fracas, et le corps de la vertueuse Cathon roule dans la cour au milieu de ses d�bris.
Renaud de Bar et son fr�re, voyant qu'ils perdaient beaucoup de monde sur tous les points, et qu'il �tait impossible de faire br�che sur les flancs de l'�difice, r�solurent de se joindre � Wilfrid de Haguenau, et de faire un dernier effort pour en rompre la porte. Leurs hommes d'armes d'ailleurs commen�aient � se plaindre de ce qu'on les exposait inutilement, et d�j� plusieurs avaient cri� : Nous ne sommes pas de roc, pour combattre contre les rocs. Une vaste machine en charpente fut donc charri�e sur la plate-forme, au pied de la tour, et mise au niveau de la porte. Cette machine, que l'on recouvrit de planches de sapin, formait une vaste table sur laquelle pouvaient combattre vingt ou trente hommes. L� on s'appr�te, � grands coups de haches, � rompre la porte de ch�ne, renforc�e par des bandes de fer et par d'�normes clous d'acier. Mais � peine a-t-on touch� � cette porte fatale, que des chaudi�res d'huile de sapin toute bouillante sont vers�es sur la t�te des assaillants. Le liquide �cumant ruisselle le long des murs, et fait pousser des cris aigus � tous ceux qu'il atteint. La main qui tenait la hache est rotie, et celui qui la portait s'�lance de douleur, et se brise en se laissant tomber sur le sol. De nouvelles attaques recommencent, et toujours le liquide embras� est vers�, par torrents, des fen�tres sup�rieures. Les guerriers d�molisseurs s'arr�tent, �bahis, et aucun d'eux n'ose plus s'approcher du seuil fatal. Herman profite de ce moment de terreur et d'h�sitation, et fait ouvrir subitement la porte. En m�me temps six �normes dogues s'�lancent sur ceux des assi�geants qui ne sont pas assez alertes pour sauter � terre, et les d�vorent impitoyablement. C'est en vain qu'Etienne fait publier qu'une r�compense de deux sous d'or est promise � chacun des combattants qui osera de nouveau se pr�senter sur la machine. Personne ne se hasarde. L'entreprise est abandonn�e. Tous les chefs rallient leurs hommes et les �loignent du rocher. Un armistice est annonc� � son de trompes pour l'inhumation des morts ; et le cardinal Etienne, apr�s avoir donn� ses ordres pour la continuation du blocus, retourne au ch�teau de Damegalle avec son fr�re.

(a) Dans les si�cles suivants, rien de mieux; de sorte que pendant onze cents ans ces quatre monast�res tant vant�s n'ont pas donn� un seul Saint � l'�glise, tandis que des milliers de moines ou de solitaires d'Egypte ont �t� canonis�s. C'est que ceux-ci n'avaient ni fermes, ni serfs, ni vassaux, ni hommes-liges, ni francs-tenanciers, ni droits seigneuriaux, ni vou�s. Les moines des Vosges, et ceux de bien d'autres contr�es d'Europe, n'�taient simplement que de riches propri�taires d�cor�s du nom de Religieux et chantant matines. Ils �taient Religieux accidentellement, et possesseurs de grandes richesses par �tat. Les monast�res �taient des esp�ces de bureaux d'�change d'o� sortaient p�le-m�le les lumi�res de l'Evangile et quelques principes �troits de civilisation, en retour des corv�es et des sueurs des manants. D�s qu'une charit� d�sint�ress�e n'�tait pas l'�me de ces �tablissements, on ne peut dire qu'ils �taient r�gis selon le v�ritable esprit du Christianisme.

CHAPITRE 6.
Retour � Damegalle

Le chemin qui conduit du ch�teau de Pierreperc�e � Damegalle n'est pas aussi �pre et aussi difficile qu'on pourrait se le figurer dans un pays de montagnes ; il est doux, au contraire, et presque toujours uni, se maintenant sur la croupe d'un longue �minence bois�e, dont, la pente septentrionale va se perdre insensiblement dans la plaine, tandis que le versant oppos� domine la vall�e profonde de Chararupf, au-del� de laquelle se dessine une masse imposante de montagnes de la cha�ne du Donon. Ce site, moiti� meurthois moiti� Vosgien, aurait captiv� l'attention d'Etienne de Bar s'il e�t eu des yeux pour la belle nature, et si, en vrai pontife du Tr�s-haut, il se f�t fait une occupation s�rieuse de contempler Dieu dans ses oeuvres. Il est fort douteux que, dans ses longues courses, ce pr�lat e�t rencontr� un lieu plus favorable � la m�ditation et plus propre � inspirer de hautes pens�es. La nature, dans les montagnes de Pierre-perc�e et dans le val de Celles, a un caract�re particulier de majest� tendre et de gravit� silencieuse qu'il serait difficile de retrouver dans toute autre partie des Vosges. L�, en prenant un air de grandeur, elle n'a point perdu tout-�-fait, cette physionomie galante et ce teint de fra�cheur qui la caract�risent le plus souvent dans la plaine. Les h�tres touffus et les bois blancs de diff�rentes esp�ces dont, de temps � autre, elle aime � marier le vert �clatant et l'attitude modeste � la couleur fonc�e et � la stature imposante des sapins, la font ressembler � un g�nie dont les pens�es profondes sont environn�es de clart�, ou � une femme aimable qui est humble au milieu de ses grandeurs. L� toutes les montagnes se tiennent par la main, comme des soeurs, et n'offrent point cet aspect saccad� et ces transitions �tranges qui en font comme des masses qui se heurtent, ou des pics orgueilleux qui cherchent � remporter le prix de la hauteur. L�, les vall�es sont riantes, quoique �troites, et la fra�cheur de leurs gazons forme un admirable contraste avec la m�le aust�rit� des versants qui les avoisinent. L�, en g�n�ral, aucune partie du sol n'est st�rile, et les rocs m�mes les plus ardus se font gloire de porter sur leurs t�tes de longs et vigoureux sapins. L� le brimbellier (a), qui est l'enfant de ces bois, accourt pour tapisser les flancs trop nus des montagnes, que la majest� �lanc�e du sapin ne couvre point d'assez pr�s. L� l'eau qui sort des rochers ne descend point des montagnes par torrents imp�tueux ou en bruyantes cascades, mais elle s'�coule paisiblement dans le sein des vall�es, en mettant dans son cours autant d'harmonie que de gr�ce. L� les chemins ne sont points bord�s d'horribles pr�cipices, mais ils offrent au voyageur des �clats de roches ou des talus � hauteur d'appui, qui semblent l'inviter � se reposer. L�, en un mot, la nature est majestueuse, mais elle n'est point sauvage; elle est sublime, mais elle n'est point triste ; elle n'ab�me point l'�me sous le poids de ses grandeurs, mais elle la p�n�tre de fortes pens�es ; elle ne froisse point le g�nie, mais elle l'invite paisiblement � descendre sur elle; elle dit DIEU sur un ton sonore, elle ne l'enseigne point avec un bruissement de voix ou un �lancement de formes qui emp�chent de le comprendre.
Tous ces traits de beaut� locale n'apparaissaient point � Etienne de Bar, pas plus qu'ils n'apparaissent � l'enfant qui va dans la for�t pour y prendre un nid, ou au paysan qui est � la recherche de son num�ro d'affouage. Ils �taient l� cependant, alors comme aujourd'hui. L'homme qui n'a que de la religion ne voit rien dans la nature, et par cons�quent il ne voit Dieu qu'� demi ; d'o� il arrive qu'il heurte souvent Dieu et la Religion sans y penser. Mais celui qui n'a d'autre guide que l'ambition et un d�sir insatiable d'amasser des richesses, ne voit ni Dieu ni religion ni nature ; d'o� il arrive que, t�t ou tard, il va se briser, comme un verre, contre ces grands objets.
Etienne de Bar, apr�s avoir march� pendant plus de dix minutes en silence, adressa enfin la parole � son fr�re.
- Je m'ennuie prodigieusement dans ce pays sauvage, lui dit-il ; et je pr�sume que nous aurons lieu de nous y ennuyer longtemps. Qui m'aurait dit que ces petits comtes feraient une r�sistance aussi opini�tre, et surtout aussi longue ? S'il n'y allait de notre honneur, nous romprions � l'instant ce si�ge d�sastreux, et j'abandonnerais les moines de Senones � leur sort. Ils ne valent pas les hommes que nous immolons � leur cause. Faut-il que dix-huit cents hommes, � peu pr�s, que nous avons perdu depuis un an autour de ce rocher, aient pay� de leur vie quelques droits seigneuriaux que ces Religieux auront de plus ? Quoi qu'on en dise, ma conscience me reproche tout le sang r�pandu, et j'ai de la peine � croire qu'au tribunal de Dieu ma qualit� de prince du Saint-Empire en effacera les taches. Qu'en dites-vous, Renaud ? En bonne foi, le jeu vaut-il la chandelle ? Dieu ne nous punira-t-il point d'avoir consum� tant de vies d'hommes pour r�parer un l�ger outrage ? et son intention est-elle bien que l'on sacrifie pour sa gloire les hommes qu'il a cr��s ?
- Je n'en sais rien : vous savez que je ne suis pas homme � disputer sur ces hautes mati�res, et que je me pique bien plus de bravoure que de science. Au surplus, nous serons lav�s de toute offense en b�tissant quelque monast�re : ou bien la croix que l'abb� Bernard nous invite � prendre couvrira toutes ces taches. Que croyez-vous lui r�pondre ?
- Ceci est encore une autre difficult�. Je me suis engag� � lui donner une r�ponse cette semaine. Voici que la semaine touche � sa fin, et je ne vois pas mieux qu'auparavant quand nous sortirons d'ici. Renaud, je suis dans des perplexit�s indicibles, et je commence � comprendre ce que dit l'�vangile : Que ceux qui sont les plus �loign�s des affaires de ce monde sont les plus pr�s du ciel. Pourtant je suis �v�que, et, comme, �v�que, je dois faire respecter la Religion.
- ... et les hommes qui ont pris le mot Religion pour devise, voulez-vous dire ; et les hommes qui disent la messe et chantent matines, quand m�me ils auraient tous les torts ! Cela pourrait bien �tre le devoir d'un �v�que, comme vous le dites ; car c'est � peu pr�s ce que tous les �v�ques font. J'en connais qui aimeraient mieux sacrifier tous les principes de justice et toutes les lois de la charit�, que de donner droit � un la�c contre un homme d'�glise. Mais ces mati�res ne sont pas de ma comp�tence. Je me bats pour votre avantage et pour celui de ma famille : je ne vois rien de mieux. A ce propos, je me permettrai de vous faire souvenir que je compte toujours sur la vouerie de Senones pour le second de mes fils : c'est une clause sous-entendue dans notre trait� ; et vous pouvez croire que je n'aurais point quitt� mes �tats et mis mes vassaux sous les armes sans cette esp�rance. Vous serez oncle g�n�reux, comme je suis fr�re d�vou� et serviteur de votre cause.
- Mon fr�re, nous disposerons de la vouerie de Senones quand nous l'aurons. Mais n'allez pas r�p�ter ceci, de peur que les malveillants ne disent que j'apporte la guerre ici dans les int�r�ts de votre famille. Un �v�que peut bien combattre ; mais, comme je vous l'ai dit, il faut que ce soit pour la gloire de Dieu et l'utilit� de l'Eglise.
- Eh bien ! prenez qu'il est utile � l'Eglise que mon fils Hugues devienne vou� du monast�re de Senones, et vous serez dans le bon chemin. D'ailleurs nous r�duirons les comtes de Salm, n'en doutons pas : il ne nous faut pour cela que de la pers�v�rance et du bon vouloir. Ces gens n'ont ni d�mons ni anges � leurs ordres pour leur apporter des vivres ; et de la mani�re dont ils sont cern�s, il est impossible qu'aucun homme vivant p�n�tre dans leur fort. Berthe avait raison. Laissez les habitants de Pierre-perc�e se consumer dans leur repos, nous disait-elle hier : les traits que vous leur lancez sont perdus. Et vous savez que les conseils des femmes ne sont point � d�daigner. Ou plut�t vous ignorez cet axiome de la sagesse mondaine ; car vous autres, saints hommes, vous faites profession de m�conna�tre l'utilit� du sexe f�minin. Mais j'en pense autrement. Si j'avais toujours �cout� les avis de ma ch�re Giselle, j'aurais fait beaucoup moins de sottises en ma vie que je n'ai eu le plaisir ou le malheur d'en faire.
- Je sais, comme vous, que, par une esp�ce d'instinct qui leur est naturel, les femmes ont beaucoup d'id�es que les hommes n'ont pas. Les animaux aussi ont un instinct qui jamais ne les trompe. Mais pour vous faire comprendre que je ne suis point trop ennemi de la sagesse f�minine, il faut que je vous communique une id�e qui me pr�occupe depuis deux jours. Le chanoine Gautier, en me rendant compte des affaires spirituelles de mon dioc�se, m'a rapport� qu'il se trouve en ce moment � Marsal une fille d'une �minente vertu. Cette fille, si l'on en croit les apparences et les bruits populaires, est toujours en extase et ne prend aucune nourriture. Elle a un commerce fr�quent avec les anges. Il n'est bruit sur les rives de la Seille, a dit le chanoine Gautier, que des dons miraculeux que la jeune Marsallaise a re�us d'en haut, et d�j� plusieurs hommes �clair�s la regardent comme Sainte. C'est elle que je veux consulter. Je veux du moins m'assurer par moi-m�me si ces bruits sont fond�s ; et si je trouve que cette jeune personne a autant de droits � la confiance qu'on le proclame, je l'interrogerai sur le succ�s de notre entreprise. Sa r�ponse d�cidera de celle que je dois faire � l'abb� de Clairvaux. Son envoy� m'accompagnera, et il me sera facile de le faire partir de l� pour Metz.
- A la bonne heure, mon fr�re, reprit Renaud. Allez, si vous voulez, consulter cette nouvelle sainte. Mais moi je crois peu aux miracles, surtout lorsqu'ils sont op�r�s par des jouvencelles. Le diable est trop d'accord avec elles pour la perte des hommes, pour qu'il soit permis de croire qu'elles puissent �tre des instruments de salut. Au reste, je vous dirai � peu pr�s ce que disait H�rode aux Mages, mais avec une meilleure intention : Si vous trouvez cette fille qui est en correspondance avec le Ciel et qui vit sans prendre aucune nourriture, revenez me le dire, afin que j'aille, � mon tour, admirer cette merveille.
Le jour suivant, qui �tait l'avant-veille de la Pentec�te, Etienne de Bar, le chanoine Gautier et le moine de Clairvaux, quitt�rent Damegalle avec une troupe de cinquante hommes. Ils se dirig�rent vers Marsal, en passant par les terres de Bl�mont.

(a) L'airelle, ou airtelle, des naturalistes.

CHAPITRE 7.
L'Abbaye de Saint-Sauveur

Revenons � Henri, que nous avons laiss� attendant le lever du soleil au pied des murs de l'abbaye de Saint-Sauveur ; car la r�gle voulait que l'on n'ouvr�t point la porte avant cette heure, et les moines auraient laiss� p�rir le monde entier plut�t que d'y contrevenir.
Le monast�re de Saint-Sauveur-en-Vosges, comme on l'appelait pour le distinguer du monast�re de Saint-Sauveur de Toul, avait �t� fond�, l'an 1010, par Bertholde, �v�que de Toul, qui y pla�a d'abord des Religieux de l'ordre de saint Benoit. Ou plut�t, comme d'autres historiens le racontent, Bertholde ne fit que transf�rer au lieu qu'il appela Saint-Sauveur l'ancienne abbaye du val Bonmoutier.(Bodonis monasterium) ; sans doute parce que ce nouvel emplacement �tait plus favorable au recueillement et � la m�ditation, �tant plus d�sert. Quoi qu'il en soit, les Religieux qui furent plac�s d'abord dans cette retraite v�curent assez mal pour qu'on se trouv�t oblig� de les chasser du pays (16). Ils furent remplac�s par des chanoines de l'ordre de saint Augustin, qui furent plus r�guliers, ou du moins plus circonspects. L'abb� Hugues, qui; au moment de la visite de notre h�ros, tenait les r�nes de ce gouvernement spirituel, �tait un vieillard de bonne allure, tant soit peu disert, quoique profond th�ologien, et moins pointilleux que la plupart de ses confr�res dans la d�fense de ses droits; ce qui faisait qu'il vivait en bonne intelligence avec tous les seigneurs du pays.
Henri avait plus d'un motif en faisant d'abord une descente dans ce s�jour de calme et de qui�tude. D'abord il esp�rait que l'abb� Hugues, qui �tait tr�s-bien vu � la cour de Simon II, vou� de Saint-Sauveur, lui serait de quelque utilit� pour l'ex�cution de son plan. Ensuite il avait besoin de plusieurs objets sans lesquels un homme de haut rang ne peut raisonnablement se mettre en voyage. Il lui fallait surtout, pour se pr�senter � la cour de Lorraine, des v�tements moins us�s, et plus assortis � sa taille, noble et �lanc�e, que ceux qu'il avait emprunt�s � Guillaume Valtrin. Or � cette �poque il y avait de tout dans les monast�res, m�me des �p�es et de brillantes armures pour de gentils chevaliers.
Apr�s que Henri e�t, entre quatre murs, expos� � Hugues la d�tresse de sa famille, et la r�solution �nergique qu'il avait prise pour la sauver, celui-ci secoua la t�te d'un air peu consolant, puis il soupira trois fois. Apr�s ce pr�lude, il se prit � dire d'une voix grave, et sur le ton d'un pr�dicateur qui commence un exorde.
- Sans doute, mon fils, le duc Simon II aurait pu vous venir en aide s'il �tait encore assis sur le tr�ne de ses p�res. Sa noble parole, m'en est un s�r garant. D'ailleurs il est de l'int�r�t de nos ducs que l'�v�que de Metz ne devienne point trop puissant dans ces contr�es ; sans quoi notre sainte maison courrait risque elle-m�me d'�tre englob�e dans ses terres, et de devenir un fief mouvant de l'�v�ch� de Metz ; et Dieu sait que j'aurais bien des choses � dire sur cet article. Mais ce que vous ne savez pas, puisque depuis un an vous �tes s�par�s du monde entier, c'est que le pieux duc a renonc� � toutes les grandeurs de la terre, et s'est fait moine dans l'abbaye de Stulzbronn (17), apr�s avoir r�sign� sa couronne entre les mains de son fr�re, Ferri de Bitche, contre lequel, malheureusement, vous dites que vous avez port� les armes ; et je doute que Ferri, quelque g�n�reux qu'on le proclame, puisse se montrer d'abord favorable � votre cause. Ainsi je crains qu'en vous pr�sentant � sa cour vous ne fassiez une d�marche inutile.
- Nous n'avons donc d'autre parti � prendre que de plier les genoux devant l'ennemi qui nous opprime, reprit piteusement Henri.
- Attendez. Ne pr�cipitons pas les conclusions. Dans les cas d�sesp�r�s, il n'y a, comme on dit, que les partis d�sesp�r�s qui r�ussissent. Nous touchons � la solennit� de la Pentec�te. Ferri de Bitche, ou, Si vous aimez mieux, Ferri I, duc de Lorraine et vou� de notre sainte maison, vient � Saint-Di� pour y solenniser cette grande f�te. Restez ici deux jours seulement ; apr�s quoi je vous ferai donner un cheval, un �cuyer et un guide. Alors vous vous rendrez � Saint-Di�, pour y implorer la protection du noble duc. Qui sait si Ferri ne, sera point accompagn� d'une escorte suffisante pour vous porter secours avant de retourner � Nancy ? car, vous le savez, les princes, dans ces moments de troubles, ne sortent point de chez eux sans pouvoir r�pondre � quiconque serait tent� d'interrompre leur marche.
- Votre id�e me semble la seule � laquelle il soit possible de s'arr�ter.... Ferri vient sans doute � Saint-Di� pour prendre possession des domaines que les ducs de Lorraine poss�dent dans le val de Galil�e ?
- Pas pr�cis�ment pour cela, si ce que l'on rapporte est vrai. Vous ignorez sans doute le meurtre qui vient d'�tre commis dans les montagnes sur la personne de notre digne �v�que de Toul.
- C'est un �v�nement dont je n'ai pas la moindre id�e : veuillez me le raconter dans tous ses d�tails. Qui aurait donc pu commettre cet horrible attentat ? des brigands, sans doute, de ceux-l� peut-�tre qui depuis quarante ans infestent nos domaines.
- Non. C'est une histoire lugubre, et p�nible � raconter, une histoire que les si�cles futurs ne voudront pas croire, si toutefois il se trouve un �crivain qui ait le courage de la publier. Folmard, notre �col�tre, m'avait demand� la permission de la consigner dans nos annales ; mais je n'ai pas voulu, premi�rement � raison du scandale, secondement � cause de la haute naissance du principal agent. Par respect pour nos ducs, chacun d�sire qu'un pareil �v�nement soit oubli�. Voici ce qui est arriv�. Soyez attentif.
Vous n'ignorez pas que Mathieu ou Maherus, fr�re du duc Simon et �v�que de Toul, a �t� d�pos� par notre saint-p�re le Pape, non-seulement parce qu'il dissipait les biens de son �glise, mais encore parce que ses moeurs �taient loin d'�tre � l'abri du reproche. On �tait loin de pr�voir, dans les commencements, une chute aussi d�plorable, car Mathieu, lorsqu'il n'�tait encore que grand-pr�v�t du monast�re de Saint-Di�, avait donn� des preuves de justice et de pi�t�, je pourrais m�me dire de grandeur d'�me. Le souverain pontife, en pronon�ant son interdit, crut devoir, par condescendance, lui laisser la possession de la pr�v�t� dont il avait joui avant son �piscopat. Ce fut donc � Saint-Di� que Mathieu se retira lorsqu'il se vit forc� de quitter son si�ge. Arriv� dans cette ville, il s'empara des d�bris d'une partie de l'ancien monast�re, ruin� par un incendie, et il se fit b�tir un somptueux palais sur une petite �minence entre les deux �glises (a), ce qui excita d�j� les murmures des gens de bien. Apr�s s'�tre cr�� ainsi, avec les pierres d'un saint �difice, une habitation toute mondaine, il fit venir avec lui une jeune fille d'une beaut� remarquable, nomm�e Alix, qu'il avait eue, dit-on, d'une Religieuse d'Epinal. II vivait avec cette jeune personne dans la plus grande intimit�, et voulait m�me qu'elle fit les honneurs de sa maison. Vous avez appris peut-�tre ce qui est arriv� � ce sujet. Un jour le duc Simon arrive � l'improviste chez son fr�re, et lui demande, d'un ton imp�rieux, o� est la jeune fille avec laquelle il est li� d'une amiti� si �troite.
- La voici, r�pond Mathieu; et quand ce que la calomnie se pla�t � publier pour me noircir serait vrai, qu'auriez-vous � y voir ?
- Mais cette malheureuse, reprend Simon, est votre propre fille, puisqu'elle a re�u le jour de la Religieuse avec laquelle vous avez v�cu d'une mani�re scandaleuse lorsque vous �tiez � Toul. Et, pour comble de d�shonneur, on dit qu'Alix est enceinte ! Ne craignez-vous donc point de jeter un opprobre �ternel sur notre famille, et de vous d�shonorer vous-m�me par un inceste aussi horrible ?
Mathieu reste confondu, et ne r�pond pas un mot.
Sans de plus longues explications, le duc ordonna � ses archers de se saisir de la jeune personne, et de la conduire, garott�e comme une sorci�re, au ch�teau de Bilistein, en Alsace, pour y �tre gard�e sous verroux. Simon fit d�molir ensuite le ch�teau de son fr�re, et ne voulut pas qu'il en rest�t pierre sur pierre ; et le grand-pr�v�t fut chass� honteusement de la ville.
Mathieu, d�sesp�r� de se voir traiter avec tant de rigueur, et ne sachant o� cacher sa honte, se retira sur la montagne de Clairmont, au midi et � une demi-lieue de Saint-Di�. L� se trouvaient un ermitage et une chapelle d�di�e � sainte Madeleine, o� toutes les femmes dont la chastet� avait re�u quelque atteinte allaient implorer Dieu pour la r�mission de leurs fautes. Mathieu s'empara de l'ermitage et de la chapelle, et mit l'ermite � la porte. L� il fut bient�t rejoint par une vingtaine d'hommes semblables � lui, qui le prirent pour leur chef. L'ermitage est bient�t chang� en une esp�ce de ch�teau fort � l'ombre duquel se commettent les m�mes crimes que l'on venait expier en cet endroit, et l'autel du repentir devient en quelque sorte un canap� o� l'on immole � V�nus. Les membres de cette abominable cohorte, r�duits � vivre de pillage, attaquent les voyageurs, enl�vent les femmes, et mettent � contribution les villages voisins. Tout tremble dans le pays au seul nom de Mathieu ou Maherus, et les passants regardent la citadelle de l'ex-�v�que avec autant d'effroi que si Satan lui-m�me l'e�t habit�e avec une troupe de d�mons acharn�s contre les hommes.
Mais ce n'est pas l� tout. Mathieu de Lorraine avait �t� remplac� sur le si�ge de Toul par Renaud de Senlis, fils de Guy de Senlis, grand-�chanson de France. Ce digne �v�que avait r�solu de faire, au commencement de ce printemps, la visite de son dioc�se. Il nous fit l'honneur de venir passer chez nous les derniers jours de la semaine-sainte ; et le jour de P�ques il c�l�bra solennellement la messe sur notre grand-autel.J'ai vu beaucoup de pr�tres, mon cher Henri, mais je n'en ai jamais vu aucun officier avec les d�monstrations d'une pi�t� aussi solennelle. Mathieu c�l�brait les saints myst�res avec une sorte de dignit� �tudi�e, et l'on voyait percer son hypocrisie � travers les gestes raides avec lesquels il accomplissait les c�r�monies du culte. A l'autel ou dans les processions, il se mouchait souvent, pour cacher l'expression sinistre et l'air embarrass� de sa physionomie. Sa voix, o� se m�lait un accent aigre, trahissait malgr� lui l'indocilit� de son �me ; et quoiqu'il f�t un bel homme, il ressemblait � un diable d�guis� lorsqu'il �tait en chappe. Mais Renaud de Senlis, malgr� la petitesse de sa taille, paraissait un ange couvert des ornements sacerdotaux pour se rendre visible aux mortels : tant les dispositions de l'�me p�n�trent � travers les mouvements du corps.
Le jour de P�ques donc, apr�s avoir d�n� tr�s-sobrement dans notre r�fectoire, ce pieux �v�que se mit en route pour l'abbaye de Senones, accompagn� des pr�tres et des clercs dont il avait l'habitude de se faire suivre; car, en v�ritable ap�tre, Renaud ne voulait jamais d'autre escorte. Pendant qu'il soupait avec l'abb� de Senones, deux voyageurs, l'un pr�tre et l'autre la�c, se pr�sent�rent � la porte du monast�re, demandant � y passer la nuit. On les re�ut sans difficult�. On les mit �. table avec les gens de l'�v�que, desquels ils apprirent l'itin�raire du pr�lat. Ces hommes �taient des �missaires de Mathieu, car dans sa bande il y avait plusieurs hommes d'�glise qui l'avaient suivi par amour du d�sordre. Aussi, ces voyageurs ne reparurent plus le lendemain, et, on apprit qu'ils avaient quitt� le monast�re avant le jour, Renaud, sans d�fiance, se remit en route apr�s avoir dit la messe. Il s'arr�ta une heure ou deux � Moyenmoutier, � peu pr�s autant � �tival, d'o� il se dirigea vers Autrey. Il �tait cinq heures du soir lorsqu'il arriva � la Bourgonce, petit village au-del� duquel se trouvait une longue for�t � traverser. Bient�t l'�v�que et sa suite se trouv�rent engag�s dans un d�fil� tr�s-�troit, o� le chemin, situ� dans une ravine mar�cageuse, ne permettait pas m�me � deux cavaliers de voyager de front. A gauche �tait une montagne � pic, couverte de sapini�res �paisses ; � droite se trouvaient des fondri�res impraticables : de plus, des arbres nouvellement abattus jonchaient souvent le terrain, de sorte qu'il �tait impossible de se d�tourner de deux pas et d'�viter une attaque.
Tout � coup des gens arm�s se d�busquent et se pr�cipitent sur les voyageurs. Etienne, abb� de Saint-Mansuy de Toul, est arr�t� le premier, et tombe perc� de coups. Un autre est frapp� de m�me, et demeure gisant sur la place. Alors on arrive � l'�v�que, qui �tait un des derniers. Un jeune homme nomm� Jean, qui avait �t� valet d'Alix, lui donne trois coups de couteau dans la poitrine et deux dans le dos. Non content de cela, il le d�pouille depuis les pieds jusqu'� la t�te, et le tra�ne, moulu de coups, dans le marais voisin. Les autres compagnons de Renaud furent �galement massacr�s et d�pouill�s : il n'y eut pas jusqu'aux ornements pontificaux et jusqu'au vase qui renfermait le saint-chr�me, qui ne devinssent la proie de ces brigands. Quand tout fut fini, ils all�rent trouver Mathieu, qui se tenait � quelque distance de l�, couvert de ses armes et portant une batiste en main, et ils lui rendirent compte de leur exp�dition.
Le ci-devant �v�que ne fut point content qu'il ne vit le cadavre de son successeur, de cet homme qu'il supposait �tre l'auteur de ses disgr�ces, et le principal instigateur de l'enl�vement d'Alix. Il eut la barbarie de palper son corps d�chir�, et d'�pier si un souffle de vie ne s'�chappait point de cette poitrine cinq fois perc�e. Il ne se retira que lorsqu'il e�t acquis la certitude que le crime �tait consomm�. Depuis ce moment, il erre de montagne en montagne, redoutant m�me les compagnons de ses crimes, et n'osant plus se confier � sa forteresse de Clairmont. Quelques personnes ont fait courir le bruit de son repentir ; mais ce fait est aussi improbable en lui-m�me qu'il serait inutile devant les hommes.
Le corps de Renaud a �t� transport� � Toul, o� on lui a fait des fun�railles dignes d'un Saint.
Cependant des bruits �tranges ont �t� r�pandus par les ennemis de la maison de Lorraine, et il ne serait point impossible qu'Etienne de Bar les e�t accueillis ou e�t contribu� � les diss�miner. Il est de fait que la famille de nos ducs s'est longtemps oppos�e � l'�lection d'un nouvel �v�que de Toul, et qu'elle a vu de mauvais oeil l'intronisation de Renaud. Les parents de Mathieu esp�raient toujours que, t�t ou tard, le grand-pr�v�t reviendrait � des sentiments plus honn�tes, et qu'alors le pape lui permettrait de retourner � son �v�ch�. Le si�ge, en effet, a �t� vacant pendant trois ann�es ; et ce n'est que lorsqu'il a �t� prouv� au souverain pontife que Mathieu, loin de s'amender, tendait de plus en plus vers des moeurs plus corrompues, que Renaud de Senlis a re�u l'institution canonique. Quelques-uns donc ont cru que nos princes �taient complices de cet abominable meurtre, et c'est pour d�truire l'effet de cette malicieuse calomnie que Ferri s'est d�cid� � passer dans les Vosges, r�solu de poursuivre impitoyablement les meurtriers du saint �v�que, sans �pargner son propre fr�re, dont la t�te a �t� mise � prix.
Voil�, noble comte, le motif du voyage actuel du duc de Lorraine � Saint-Di�.
Vous voyez, mon fils (continua l'abb� Hugues), � quel exc�s de crimes et de honte on arrive quand on a franchi les barri�res de la pudeur, et surtout quand on a bless� les bonnes moeurs d'une mani�re aussi grave. On a commenc� par les ris et les jeux, et l'on finit ordinairement par l'assassinat. C'est ce que j'ai pu remarquer plusieurs fois dans le cours de ma longue vie. Maintenant cet homme, issu du plus noble sang de l'Europe, et qui s'est vu assis sur un des plus beaux si�ges de l'Eglise, erre de montagne en montagne, traqu� comme une b�te fauve, et ne trouve point de caverne assez profonde pour se mettre � l'abri du glaive qui le menace.
On dit qu'Alix, mari�e depuis peu � un simple archer de Gerb�viller, a p�ri mis�rablement au ch�teau de Gonoberg, en Allemagne, o� elle avait �t� contrainte de suivre son �poux, et n'a pas m�me obtenu la s�pulture chr�tienne. Que deviendra Mathieu ? Dieu seul le sait. Puisse-t-il rentrer en lui-m�me avant le jour fatal o� il aura � lui rendre compte de tous ses m�faits (18) !

(a) Dans le lieu o� sont situ�s maintenant les jardins de l'�v�ch�.

CHAPITRE 8.
Henri de Salm � Saint-Di�

La veille de la Pentec�te, sur le soir, le Comte de Pierre-perc�e arriva � Saint-Di�, apr�s avoir fait les d�tours n�cessaires pour ne point tomber entre les mains des gens d'Etienne de Bar. Mais un d�sappointement p�nible attendait Henri dans cette ville, reine des monts et des vall�es. Au lieu du duc de Lorraine, qu'il s'�tait promis d'y rencontrer, il ne trouva que Ferri, son fils, qui, quelques ann�es plus tard, lui succ�da sous le nom de Ferri II. Ce prince �tait arriv� depuis plusieurs jours avec trois cents hommes. Son premier soin avait �t� de se porter � la montagne de Clairmont, o� il avait fait d�molir la forteresse du grand-pr�v�t. L'effroi qu'inspirait ce pr�tre homicide dans la contr�e �tait tel, qu'aucun des habitants du val ne voulut prendre part � cette oeuvre de justice, et qu'il fallut que les soldats de Ferri eux-m�mes prissent la peine de renverser l'�difice et d'en disperser les pierres. Du reste, on ne trouva aucune r�sistance, car Mathieu s'�tait retir�, avec ses complices, dans des lieux plus d�serts. Cet homme semblait avoir perdu toute son �nergie et tout son amour du crime depuis qu'il avait fait couler le sang d'un saint pr�lat; et, loin d'opposer la force � la force et de d�fendre son asile, il n'avait plus m�me le courage de para�tre de loin et d'affronter un regard d'homme.
Le jeune Ferri, encore tout fatigu� de l'exp�dition de la journ�e, re�ut Henri avec une esp�ce de roideur et de dignit� c�r�monieuse qui faillirent faire perdre tout espoir � notre h�ros.
- Je ne puis, lui dit le prince, vous promettre aucun secours, car il ne m'appartient point de disposer des forces du duch�. Je pourrais encore moins envoyer maintenant des troupes � votre secours, car le petit nombre d'hommes qui ont �t� confi�s � mon commandement a �t� envoy� ici pour se mettre � la recherche des assassins de l'�v�que de Toul. Moi-m�me je suis oblig� de m'en retourner dans deux jours � Nancy, afin de rendre � mon p�re un compte exact du sinistre �v�nement qui a jet� la consternation dans ce pays. Si vous voulez m'accompagner, je me charge de vous pr�senter au duc Ferri. Le premier jour, nous irons coucher � Gerb�viller, o� je dois aller prendre ma m�re et ma soeur, qui ont pass� quelques semaines de la belle saison chez mon fr�re Philippe, seigneur de ce bourg (19). Le lendemain nous nous remettrons en marche, et d�s le m�me jour vous pourrez exposer votre affaire. Je ne vous promets point qu'on enverra des hommes d'armes pour vous secourir; car dans un commencement de r�gne il serait tr�s-impolitique d'attaquer un voisin aussi puissant que l'�v�que Etienne ; mais nous parviendrons peut-�tre � lui inspirer des sentiments plus g�n�reux � votre �gard.
Henri �tait trop avanc� dans son recours � la maison de Lorraine, pour reculer devant une proposition qui ne lui laissait pas concevoir beaucoup d'esp�rances. D'ailleurs sa rentr�e au ch�teau de Pierre-perc�e �tait � peu pr�s impossible, sans compter que sa pr�sence dans ce manoir n'�tait pas d'une grande ressource pour sa famille. Il se soumit donc de bonne gr�ce � l'exigence des �v�nements, quoiqu'ils ne courussent pas aussi vite que ses d�sirs. Plus tard il put se convaincre que ces �v�nements m�mes, dont nuit et jour il accusait la lenteur, �taient connue un pont de pierre que la Providence jetait sur son passage pour assurer sa marche et le conduire au but de ses voeux.
Le jour de la Pentec�te, le prince fit inviter Henri � un souper splendide qu'il donna aux dignitaires du chapitre et aux principaux officiers de la ville de Saint-Di�. Lorsque l'on �tait au milieu de la ga�t� du festin, un gentilhomme lorrain se pr�senta dans la salle, et, s'inclinant respectueusement vers Ferri, lui dit � l'oreille :
- Seigneur, le grand-pr�v�t vient de s'introduire dans la ville � la faveur des t�n�bres. Il est en ce moment chez une personne qui lui est d�vou�e, et il vous supplie de lui accorder une heure d'entretien. Il para�t qu'il a d'importantes r�v�lations � vous faire. Seulement il exige, avant de se pr�senter, que vous juriez par la solennit� de ce jour qu'il aura la vie et la libert� sauves.
- Je ne promettrai rien � un monstre, s'�cria Ferri tout bouillonnant de col�re. Qu'il sorte � l'instant de cette ville, et qu'il n'y reparaisse jamais, non plus que devant aucun membre de notre famille : c'est l'ordre et le vouloir de mon p�re. Chevaliers, continua-t-il en s'adressant � ceux de ses convives qui portaient l'�p�e, qui de vous aura la hardiesse de faire un message � Mathieu de Lorraine? Qui de vous ira lui dire en face : Si dans cinq minutes vous �tes encore � Saint-Di�, la maison qui vous a re�ue sera cern�e, incendi�e, et vous deviendrez la proie des flamm�s. Point de pardon pour le tra�tre qui a d�vers� l'opprobre sur une auguste famille.
Tous �taient muets, Car chacun pensait que Mathieu �tait homme � plonger son poignard dans le coeur de celui qui lui porterait des paroles aussi disgr�cieuses. Soudain Henri se l�ve et accepte la commission. Depuis qu'il avait entendu parler de cet illustre coupable, il avait �t� tourment� d'un d�sir secret de le conna�tre. Comme un naturaliste aime � voir un �norme serpent se d�rouler sur l'herbe, celui qui veut approfondir les myst�res de la vie se pla�t � �tudier comment le crime s'entrelace � la dignit� de l'homme, et comment il d�ploie sa hideuse expression sur la physionomie.
Lorsque notre h�ros aborda le grand-pr�v�t, il ne vit point, comme il s'y attendait, un personnage � figure bourrel�e et � l'aspect terrible. Il avait, au contraire, des traits majestueux et l'air assez calme. Sa taille �tait imposante et son maintien tellement noble qu'Etienne de Bar lui-m�me, mis � c�t� de lui, n'aurait paru qu'un simulacre de grandeur. On voyait que ses passions, en ulc�rant son coeur, n'avaient point d�grad� sa figure : preuve certaine qu'il y a encore une partie saine dans l'�tre moral, et que l'�me n'est point gangren�e tout enti�re. Sur une armure � peu pr�s compl�te, il portait un long manteau noir qui contrastait d'une mani�re avantageuse avec ses cheveux grisonnants et ses mains blanches comme l'�mail. Une courte javeline �tait pos�e sur une table, � sa droite, tandis qu'un crucifix d'argent scintillait dans l'ombre, � sa gauche.
En pr�sence d'un tel homme, Henri recueillit tout ce qu'il avait de courage et de sang-froid pour s'acquitter textuellement de sa commission.
- Eh ! qui �tes-vous, s'�cria Mathieu en fixant sur lui son regard de feu.... qui �tes-vous pour oser me parler ainsi ? Hier vous auriez pu payer de votre vie une telle audace ; aujourd'hui je vous re�ois en pr�tre et en serviteur du Christ.
Et son ton s'adoucissait � mesure qu'il arrivait vers la fin de sa p�riode.
- Je suis Henri, chevalier de Salm, comte et consul de Pierre-perc�e ou Langstein. Mais mes qualit�s personnelles sont inutiles ici : je ne suis devant vous que comme envoy� du prince de Lorraine.
- Et depuis quand, chevalier, �tes-vous au service du prince que vous nommez ?
- Je ne suis au service de personne. Hier je suis arriv� � Saint-Di� pour implorer la protection du duc, de votre fr�re, contre l'�v�que de Metz, qui tient ma famille assi�g�e dans le ch�teau de Langstein.
- Je comprends. Vous avez re�u une commission dont aucun autre n'a voulu se charger. Vous �tes brave, Henri ; je le savais d�j�. Vous �tes honn�te aussi, sans doute; vous �tes franc et loyal. Vous avez une �me �lev�e : je le vois, � la largeur de votre front et � la noblesse de vos traits. Prenez place sur ce pliant, et dites quels sont vos sentiments � mon �gard.
- Seigneur, je vous connais depuis si peu de temps......
- Point de d�tours. Si vous ne me connaissez pas, la renomm�e parle. Me m�prisez-vous ?
- Si vous n'�tes que malheureux, je vous respecte. Si vous �tes coupable, je vous plains... ; je vous estime m�me, car l'homme ne perd point sa qualit� d'homme par le crime ; et tout homme, par sa nature, est respectable,..... tout homme surtout qui, comme vous; est dou� de qualit�s sup�rieures.
- Tu me consoles, Henri; tu viens de dilater mon coeur, qui, depuis six mois, �tait horriblement contract�. Dis encore une fois que tu m'estimes, et tu me rends heureux. Il y a si longtemps que je n'ai pas vu un homme capable de concevoir une pens�e d'estime et un sentiment d'amour pour un autre. Mon Dieu, vos mis�ricordes sont infinies, et vous ne voulez pas que je p�risse, puisque vous me faites rencontrer une �me assez grande pour me comprendre ! Henri, tu es un chr�tien, toi ; tu es un noble chevalier, et je me confierai � toi. Oui, Henri, je suis,.... j'ai �t� coupable. Mais la gr�ce a fait un miracle en ma faveur, et l'esprit de Dieu a souffl� aujourd'hui dans les replis de mon coeur. Hier encore je m�ditais l'incendie et la vengeance. Si l'esp�ce humaine n'avait eu qu'une seule t�te, je me serais fait un plaisir de la couper et de la broyer sous mes pieds. Et malgr� cela, je puis le dire, je n'ai jamais reni� Dieu, je n'ai jamais dout� de sa parole. Ce matin je me suis dit : Passerai-je donc ce jour solennel sans �lever mon �me � Dieu? Mes pri�res lui sont en horreur ; mais n'importe : je veux, malgr� lui, malgr� mes remords, lui prouver qu'un acte de foi peut encore sortir de ma poitrine criminelle. L�-dessus, je me suis mis � genoux � l'entr�e de la caverne o� j'avais pass� la nuit; j'ai �lev� les yeux au ciel, jai �tendu vers mon cr�ateur des mains suppliantes, et j'ai r�cit� � haute voix l'hymne Veni, creator. Lorsque j'en �tais � ces mots, Accende lumen sensibus, soudain cette pens�e a travers� mon �me et illumin� mes sens : Insens�, tu demeures dans le crime, et crime et malheur sont synonymes. Vertu et paix, au contraire, ne sont qu'une seule et m�me chose ; car Dieu a promis la paix aux hommes de bonne volont�. C'en est fait, je reviens au bien.... c'est-�-dire au repentir; et d�sormais aucune action criminelle ne souillera les mains de Mathieu de Lorraine. Je ne sais si j'ai achev� l'hymne ; mais j'allai incontinent rejoindre mes compagnons. Je leur dis : Mes enfants, fuyons, s�parons-nous, et prenons la r�solution de mieux vivre. Qui sait si Dieu ne nous pardonnera point ? L�-dessus ils me rient au nez et se disent entre eux que je suis devenu fou, car j'avais vraiment un air inspir�, et un feu divin sortait de mes yeux. Terricus, ce pr�tre qui a �t� le compagnon et le complice de tous mes d�sordres, est celui qui s'est montr� le moins dispos� � me comprendre. Compagnons, dit-il, tuons-le. Ne voyez-vous pas qu'il veut redevenir �v�que, ou au moins reconqu�rir l'amiti� de son fr�re ? Ne craignez-vous point qu'aujourd'hui m�me il ne nous livre aux gens du duc, et qu'il n'ach�te sa gr�ce au prix de notre vie ? Et d�j� quelques-uns avaient leur arc band�, pr�ts � me percer le coeur. Je me suis enfui dans les sapini�res. J'ai demeur� cach� l� jusque la nuit, et je me suis dit : J'irai trouver mon neveu ; je demanderai ma gr�ce, et il me l'accordera, sans doute. Lorsque ma famille m'aura accord� un g�n�reux pardon, je vendrai mes biens, j'en distribuerai le prix aux pauvres, et j'irai finir mes jours dans la Terre-sainte...... Et voil� que ma famille me rejette ! et voil� que mon neveu m'appelle un monstre ! Mon Dieu, je boirai ce calice ! Je vais quitter la ville, puisque mon jugement est d�j� prononc�. N'allez pas dire � ce jeune homme : Votre oncle est converti. Il n'en croirait rien. Ils ne comprennent point l'h�ro�sme du repentir, ces gens qui ne comprennent point l'h�ro�sme du crime. Parce que leur �me est trop courte pour s'enfoncer dans le mal, elle est trop courte aussi pour croire que l'on puisse en sortir. Pauvres nains qui, lorsqu'ils s'�garent, vont donner du pied contre quelque taupini�re, ils se croient le droit de m�priser le g�ant qui va donner de la t�te contre une montagne ! Ah ! Dieu ! que le d�faut de lumi�res est un grand mal, et que les erreurs des hommes sont cruelles ! Elles sont plus cruelles, Henri, que les passions les plus f�roces ; et les pr�jug�s des grands tuent un plus grand nombre d'hommes que le glaive des sc�l�rats. J'ajouterai tout bas : Et les id�es �troites des ministres de l'Evangile damnent plus de personnes que les ruses du prince des d�mons. Je suis coupable, Henri ; mais mon repentir n'est point vil, et je me crois sup�rieur, dans ma bassesse, � tous ces hommes qui ont pass� leur vie dans la pratique d'une vertu idiote, m�connaissant les desseins de la Providence, ne rendant justice � personne faute de lumi�res, et foulant aux pieds la v�rit� en voulant faire le bien. Ce n'est point sans raison que le Sauveur du monde a mis la sottise sur la liste des plus grands crimes, parce que la sottise est une semence de malheurs, la ruine des desseins de Dieu, et la sentine du coeur humain. De corde hominum maloe cogitationes procedunt, adulteria, fornicationes, homicidia, furta, avaritioe, nequitioe,.... STULTITIA (a). J'aurais �t� un grand prince sur le tr�ne : je le sens dans mon coeur ; et j'ai �t� un indigne pr�lat, parce que les institutions des hommes ont fauss� ma destin�e. Les malheureux ! pour assouvir leur ambition, ils m'ont fait �v�que � dix-huit ans ! Mon Dieu, pardonnez-leur leurs erreurs ! Et voil� qu'ils veulent attenter � ma vie ! et voil� que, lorsqu'ils m'ont plac� sur la route de l'enfer, ils veulent m'y pr�cipiter, lorsque je suis arriv� sur le bord ! Et ils le feraient, j'en suis s�r, car je sais ce � quoi le courroux d'un homme qui a la force en main peut se porter. Henri, un pr�tre...., je vous en conjure ! le temps presse. Qui sait o� je serai demain ! Un pr�tre, vous dis-je : courez de ce pas le chercher. Dites-lui : Un malade vous attend sous le toit de Marie-la-folle, sur le chemin de Teintrux. Je sors. Soyez discret.
Henri eut � peine le temps de lui glisser dans la main une poign�e de sous d'or, et Mathieu s'�chappa comme une ombre, envelopp� dans son manteau noir.
Il �tait temps. Une troupe d'archers lorrains s'avan�ait dans les t�n�bres pour s'emparer de la personne de l'�v�que. Henri alla � leur rencontre, et leur dit : - Amis, retournez. Le grand-pr�v�t s'est enfui vers la c�te Saint-Martin.
Et � l'instant, il alla frapper � la porte d'un chanoine, en lui disant : - Un malade r�clame votre assistance. Veuillez m'accompagner sous le toit de Marie-la-folle, sur le chemin de Teintrux.- Le chanoine fit partir un vicaire ; et tous; deux, pr�c�d�s d'un porte-croix, se mirent en marche.
Mathieu de Lorraine �tait assis pr�s du seuil de la maison, sur un banc de pierre. Marie-la-folle n'avait point voulu ouvrir � un homme seul. D�s quelle connut le vicaire elle vint ouvrir la porte, non en chemise, car le peuple ne connaissait point encore ce v�tement, mais entour�e d'un grand linceul.- Ah ! ah ! dit-elle, vous venez b�nir notre maison : vous faites bien, car elle est hant�e par des fant�mes. Toutes les nuits je leur dis : Attendez, attendez : je vous ferai d�guerpir d�s que j'aurai de l'eau b�nite ; et ils ne s'en vont point. J'�tais all�e hier en chercher au monast�re ; mais j'ai cass� la cruche en revenant. Bien vous a pris de prendre votre �tole : cette bande de toile rouge fait peur au diable, et je suis assur�e que d�sormais je dormirai tranquille.... Et vous, vous �tes le grand-pr�v�t : je vous reconnais bien, � telles enseignes que c'est moi que vous sauv�tes des polissons du faubourg qui me jetaient des pierres, et que vous e�tes la bont� de me ramener ici. On dit que vous tuez les hommes, maintenant ; c'est �gal : vous n'en serez que plus redoutable � l'esprit malin.
A ce mot de grand-pr�v�t, le vicaire fit un bond en arri�re, comme s'il e�t march� sur un basilic, et son visage, quoique brillant d'embonpoint, devint p�le comme un linceul. Sans perdre de temps, Mathieu lui fit signe, par un geste imp�rieux, de s'asseoir sur un bloc de sapin qui �tait la place d'honneur dans la chaumi�re. Et � l'instant lui-m�me tombe aux pieds de l'homme d'�glise, en se signant et en disant d'un ton solennel :- Mon p�re, b�nissez-moi parce que j'ai p�ch�. Je me confesse � Dieu et � vous..... Henri, dit-il en se tournant vers notre h�ros, dans une heure soyez ici avec le notaire apostolique.....
Et Henri laissa le noble repentant formuler l'humble narration de ses fautes.

(a) Du coeur de l'homme sortent les mauvais projets, les adult�res, les fornications, les homicides, les vols, l'avarice, la perfidie ET LA SOTTISE (S. -Marc, ch. 7. v. 21 et 22).

CHAPITRE 9.
Acte de Donation

Mathieu venait d'achever sa confession lorsque Henri et le notaire apostolique entr�rent sous le toit de Marie-la-folle.
- Messire, dit le grand-pr�v�t � ce dernier, vous allez minuter l'acte de donation de mes biens. Le vicaire et son clerc y figureront comme t�moins. Henri, nous ne nous servirons pas de vous pour cette affaire, et pour cause. Je viens d'apprendre que la malheureuse Alix, que j'aimais comme mon enfant, est morte pr�matur�ment en Allemagne (Ici une larme s'�chappa de la paupi�re du pr�lat, et il poussa un soupir involontaire). C'est � cette personne que j'eusse donn� tout ce que je poss�de l�gitimement, si elle e�t v�cu. Maintenant, en m�moire d'elle, c'est sur la t�te de Judithe, ma ni�ce, fille du duc Ferri, que je veux faire passer mes apanages. Judithe ressemble parfaitement � Alix : elle a ses traits, sa taille, la b�nignit� de son caract�re, et jusqu'au son de sa voix. Puisque toute ma famille me d�teste, je veux que cet ange, du moins, puisse se souvenir avec quelque affection de son malheureux oncle. Maintenant, �crivez.
Et le grand-pr�v�t se mit � dicter ce qui suit:
Au nom de la tr�s-sainte Trinit�, du P�re, et du Fils, et du Saint-Esprit.
Moi Mathieu, grand-pr�v�t de l'�glise et du monast�re de Saint-Di�, fais savoir � tous que,, �tant sur le point de partir pour la Terre-sainte pour y vivre dans une pauvret� parfaite et dans de continuels exercices de p�nitence, jusqu'� la mort, je me d�pouille volontairement de tous mes biens de la mani�re qui suit :
1�. Je donne aux pauvres de la ville et du ban de Saint-Di� tout ce, que je poss�de dans ladite ville et dans ledit ban.
2�. Ma terre de Teintrux sera publiquement vendue, pour le prix en �tre sp�cialement affect� au r�tablissement de la chapelle de sainte Madeleine, sur la montagne de Clairmont, et � l'entretien de l'ermite.
3� Je donne mes terres labour�es et labourables, aussi bien que mes bois et mes vignes de Morhange et de Domjuvin, � ma ni�ce, Judithe ou Joatte de Lorraine, sous la condition expresse qu'elle �pousera Henri de Salm, ici pr�sent.
- C'est trop, interrompit vivement Henri, �mu de cet acte de g�n�rosit�.... ! Je ne pr�tends pas.... je ne m�rite pas....
- Silence, beau neveu, s'�cria � son tour le grand-pr�v�t ! N'implorez-vous pas la protection du duc pour vous, pour votre m�re, pour votre fr�re ?.... Voil� le seul moyen. - Et il continua de dicter :
Et si le mariage entre madite ni�ce et ledit seigneur Henri n'est pas ratifi� par le duc de Lorraine et validement c�l�br� dans quinze jours, � partir de la date des pr�sentes, lesdits biens de Morhange et de Domjuvin appartiendront en propri�t� audit Henri, sans que nul homme puisse lui en disputer la possession.
Copie authentique dudit acte, qui sera tenu secret pendant trois jours, va �tre remise imm�diatement audit Henri de Salm, pr�sent et acceptant, pour lui servir de titre.
Fait et pass� etc.
Les pi�ces sign�es et le notaire pay�, les parties song�rent � se retirer, et Marie-la-folle cong�dia ses h�tes, toute joyeuse d'avoir vu accomplir des c�r�monies religieuses dans sa maison.

CHAPITRE 10.
Mort de Mathieu

Apr�s une soir�e aussi coup�e d'�v�nements, on peut croire que l'agitation de Henri ne lui permit point de se livrer paisiblement au repos. Ce qui venait de se passer lui paraissait un songe, et il ne pouvait comprendre qu'un homme que peu d'heures auparavant il regardait comme un monstre indigne d'aspirer l'air, lui e�t apparu sous la forme d'un �tre v�n�rable � certains �gards, sous la forme d'un ami, d'un bienfaiteur m�me. Il sentit que le cours habituel de ses id�es avait comme reflu� vers sa source, pour prendre une autre direction. Il comprit alors que le commun des hommes est presque toujours injuste envers ceux que le crime a comme marqu�s de taches livides, et que, le plus souvent, la soci�t� a plus de torts envers eux qu'ils n'en ont envers elle. Il sentit que tout ne se p�se point dans la balance de la morale, et que l'homme peut �tre grand dans le crime aussi bien que d'une petitesse extr�me dans la vertu. Il vit alors distinctement combien est sage la loi du Christianisme qui nous ordonne de pardonner � tous ceux qui s'�garent, et qui veut que nous recouvrions de notre amour toute la malice des m�chants. Il pensait avec int�r�t � cet homme extraordinaire qui avait su trouver le chemin de la vertu sur les derni�res marches du crime. Surtout il se rappelait avec attendrissement cette figure si calme au milieu de la temp�te, si noble au milieu de l'infamie, si c�leste au milieu du repentir. On aurait dit que tout le sang du Christ que Mathieu avait bu dans ses longs jours �tait revenu sur sa face pour lui donner un air divin (car les gr�ces dont on a abus� reviennent avec plus de force lorsqu'on se repent, semblables � une s�ve arr�t�e qui circule avec plus de rapidit� lorsque le vice de l'arbre disparait).... C'est ainsi que, pendant toute la nuit, l'imagination du jeune comte, qui avait jou� un r�le peu actif dans les �v�nements de la soir�e, lui en reformait un tableau o� les id�es venaient se mirer dans les faits. Et puis son esprit se reportait avec une avide curiosit� vers cette Judithe que Mathieu, partant pour l'exil, semblait lui donner en h�ritage ; vers cette Judithe qu'un sort officieux amenait, en quelque sorte, au-devant de lui, et qu'il br�lait de trouver � Gerb�viller. Mathieu n'avait-il point dit qu'elle �tait un ange de taille et de physionomie, et ne l'avait-il point compar�e � Alix, cette �lue de son c�ur ? Il n'en fallait pas tant pour enflammer le jeune homme, qui depuis longtemps peut-�tre �tait � la recherche d'un objet assez noble pour l'�mouvoir ; et, dans toute la candeur de son espoir, il se mit � aimer la princesse de Lorraine avec autant d'abandon que s'il e�t �t� assur� de devenir son �poux.
Ces diff�rentes pens�es le tinrent �veill� jusqu'� l'aurore. Alors il s'assoupit profond�ment, affaiss� sous le poids de tant d'images.
Il lui sembla, pendant son sommeil, que Judithe et Alix soulevaient les rideaux de son lit, et se tenaient de chaque c�t� de lui, en le regardant avec complaisance. La premi�re avait un, visage riant et les yeux remplis d'une all�gresse indicible. Son v�tement brillait comme le saphir, et elle portait sur la t�te la couronne d'une fianc�e que l'on conduit � l'autel. Alix, au contraire, avait le visage morne et constern� ; sa paupi�re �tait humide de larmes ; et ses cheveux blonds, qui tombaient en d�sordre sur sa taille amaigrie, avaient des boucles d'un rouge ensanglant�. Une longue pique �tait � moiti� cach�e sous sa robe, et de cette pique, dont la pointe �tait mena�ante comme le dard d'un serpent, elle se disposait � donner un l�ger coup � notre h�ros, lorsqu'il s'�veilla en sursaut..... Un homme d'armes venait l'avertir que le prince de Lorraine �tait � l'heure de son d�part.
Quelques heures apr�s, Ferri chevauchait sur la route de Rembervillers, et se trouvait entre les villages de Saint-Michel et de Nompatelize. A sa gauche �tait Simon de Joinville, un de ses affid�s courtisans. A une port�e de fl�che devant eux cheminait la garde du prince, qui devait l'accompagner jusqu'� Nancy. Henri fermait la cavalcade et s'entretenait avec un officier du duc Simon, avec qui il avait renou� connaissance. D�j� nos voyageurs avaient perdu de vue la montagne de Clairmont, au pied de laquelle ils avaient pass�. Sur la gauche, on commen�ait � apercevoir les chaumi�res de la Bourgonce, derri�re lesquelles s'enfon�aient, dans un angle profond, les ravins o� Renaud de Senlis avait perdu la vie. A droite, le village de Saint-Remi, plant�, comme une escarboucle, au front du val, �talait avec une magnificence rustique le clocher de son ancienne �glise (20), que couronnait une �paisse chevelure de sapins; tandis que, � l'extr�mit� de l'horizon, un cordon de montagnes encadrait la vall�e, et se joignait aux pyramides de nuages qui flottaient, comme des fant�mes blancs, sous la vo�te azur�e des cieux. Dans le lointain, vers l'occident, entre le mont Repy, qui terminait la cha�ne dont nous parlons, et la montagne de Saint-Blaise, qui commen�ait la cha�ne du Donon, on entrevoyait les flancs nus de la c�te de Beauregard, sentinelle assise sur les bords de la Meurthe pour �pier les Vosges.... Le ciel �tait pur, l'air �tait calme, et la nature �tait dans son plus beau luxe de printemps. Des seigles verdoyants qui bordaient la route, s'�levaient des l�gions d'alouettes qui semblaient gag�es pour saluer le prince � son passage, et des bandes de pinsons, perch�s sur les arbres du village, remplissaient les airs de m�lodieux accords.
Tout-�-coup on vit Mathieu de Lorraine sortir d'une chaumi�re qui bordait la route. Il s'avan�ait gravement, et d'un pas noble, � la rencontre de son neveu. Qu'allait-il lui dire ? La Providence n'a pas voulu qu'on le s�t. Ferri, � la vue de son oncle, fit un bond sur son coursier comme s'il e�t �t� atteint d'une fl�che empoisonn�e. Pendant un instant, on le vit h�siter s'il reculerait on s'il avancerait. Soudain, prenant une r�solution effrayante, et comme s'il e�t �t� agit� par un d�mon, il dit; en fr�missant, au gentilhomme qui l'accompagnait :
- Simon, perce le coeur de ce tra�tre.
- Que Dieu me garde, r�pondit le serviteur loyal, de porter la main sur l'oint du Seigneur, et sur un membre de votre famille !
Aussit�t Ferri, plus irrit� encore de ce que l'on osait contrevenir � ses ordres, arracha violemment la lance que portait Simon, et, la mettant en arr�t, il courut, t�te baiss�e, sur le pr�lat sans d�fense.
Celui-ci, voyant la fureur du prince, s'�tait mis vainement � genoux au milieu de la route, levant les bras au Ciel comme pour le prendre � t�moin de la puret� de ses intentions : la lance de son neveu l'avait d�j� perc� de part en part, et il tomba, expirant, sur le sable.
Le sang coulait � gros bouillons, et se m�lait � l'eau limpide d'un petit ruisseau qui traversait le chemin, lorsque Henri de Salm arriva sur le th��tre du meurtre. Mathieu �tait mort, et ses bras raidis �taient encore �tendus pour implorer la mis�ricorde qu'il n'avait pu obtenir sur la terre. .
Ferri continuait tranquillement sa marche, et ne retourna pas m�me la t�te.
Quelques paysans �tant survenus, Henri leur donna une pi�ce d'or pour qu'ils transportassent le corps du grand-pr�v�t au monast�re de Saint-Di�. L�, les chanoines refus�rent non-seulement de lui donner la s�pulture chr�tienne, mais encore de le laisser entrer dans la ville, et le cadavre sanglant demeura une demi-journ�e � l'entr�e du faubourg, expos� aux regards et aux insultes des passants. Quelques-uns s'avis�rent de le placer dans un cercueil ouvert, et le port�rent, en cet �tat, sur la montagne de Clairmont, o� ils le suspendirent � un arbre, pr�s des ruines du ch�teau. Au bout de quelques jours, on le jeta dans une louvi�re, que l'on combla de branchages et de grosses pierres.
Ainsi Mathieu re�ut en ce monde le ch�timent de ses crimes (21).
Ainsi le moyen-�ge �tait un temps de d�sordres criants, et de cruaut�s plus grandes encore. La Religion, qui alors fermentait dans toutes les t�tes, n'�tait point assez puissante pour arr�ter les crimes, parce qu'elle n'�tait point descendue dans les moeurs. Aujourd'hui, qu'elle est descendue dans les moeurs, et que les habitudes sociales sont impr�gn�es de l'amour des hommes, elle ne joue plus qu'un r�le tr�s-secondaire dans les esprits. Ainsi toutes les �poques ont leur c�t� lumineux et leur c�t� obscur.
Aujourd'hui donc, tout chr�tien, parcourant la route de Raon-l'�tape � Saint-Di�, peut se dire, en jetant les yeux sur la montagne de la Madeleine (a), qui appara�t, sur la rive gauche de la Meurthe, comme un long cercueil noir recouvert d'un cr�pe de sapins : C'est l� que repose Mathieu de Lorraine, en attendant le dernier jour.
Et la reine des monts et des vall�es poss�de, � c�t� d'elle, un t�moignage de la corruption d'une �poque que quelques-uns vantent parce qu'ils sont m�contents de la n�tre.
Malgr� l'horrible incident que nous venons de rapporter, Henri continua � suivre le prince, et le voyage fut triste et monotone comme un convoi fun�bre.

(a) C'est le nom actuel de la montagne de Clairmont.

CHAPITRE 11.
La Sybille de Marsal

Or pendant que le comte de Pierre-perc�e s�journait � Saint-Di�, l'�v�que de Metz officiait solennellement, le jour de la Pentec�te, dans l'�glise de Marsal.
Ce jour-l�, un fr�re pr�cheur monta en chaire, et prit pour texte ces paroles du proph�te Jo�l : Effundam de Spiritu meo super omnem carnem; et prophetabunt filii vestri et filioe vestrae.....
Je r�pandrai mon Esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles auront des visions.
Dans son sermon, qui dura pr�s de deux heures, et qui, malgr� sa prolixit�, ne fut gu�re mieux compris que bien des sermons de nos jours, le jeune orateur fit plusieurs fois allusion � la pi�t� extraordinaire d'une jeune fille du lieu, et aux dons miraculeux qu'elle avait re�us d'en haut. Cette jeune fille, disait, dans sa p�roraison, le saint enthousiaste, n'a plus de conversation qu'avec les anges, et nous ne sommes pas dignes de la voir assise au milieu de nous. La demeure de son corps est sur la terre, mais son �me est ravie jusqu'au troisi�me ciel. Les ap�tres n'ont point vu parmi eux des prodiges pareils � celui dont le Saint-Esprit nous favorise en ces jours de salut.
Le fait est qu'il y avait alors � Marsal une fille qui passait pour un prodige de saintet�, et dont l'histoire a �t� consign�e fort au long dans les chroniques du temps. Le nom de cette pieuse personne �tait Sibylle.
Sibylle s'�tait enr�l�e dans la confr�rie des dames b�guines de Marsal. Ces b�guines �taient des femmes qui faisaient profession d'une pi�t� aust�re, et qui avaient des exercices r�gl�s, sous la conduite des fr�res pr�cheurs, qui �taient les missionnaires de l'�poque. Bient�t Sibylle se fit remarquer entre toutes par son assiduit� aux exercices journaliers de la congr�gation, par son recueillement, par la modestie de ses habits, par la longueur des oreilles de son chaperon, et surtout par des discours o� rayonnait tout le mysticisme du temps ; car Sibylle avait beaucoup d'�locution naturelle, beaucoup de facilit� � comprendre, et beaucoup plus encore � r�p�ter avec un ton p�n�tr� tout ce qu'elle avait entendu dire � l'�glise par les saints hommes. Bref, il advint qu'un homme riche et sa femme, touch�s de tant de m�rite, voulurent loger chez eux la jouvencelle, qui �tait probablement �trang�re ou orpheline ; et, dans toute la sinc�rit� de leur z�le, ils all�rent jusqu'� lui meubler tr�s-proprement une petite chambre, comme avait fait jadis la veuve de Sarepta au proph�te Elis�e. Et lorsque la bonne matrone voulut offrir � manger � sa recluse, celle-ci s'en d�fendit, en disant qu'elle ne vivait point du pain de la terre, et que les entretiens fr�quents qu'elle avait avec les anges �taient le seul aliment qui lui f�t n�cessaire.
Un tel miracle ne pouvait rester inconnu bien longtemps. Aussi, bient�t il ne fut plus question dans tout le pays que de la perfection surhumaine de la jeune b�guine, et c'�tait � qui viendrait se recommander � ses pri�res ou toucher ses v�tements. Mais une si haute faveur n'�tait point accord�e au plus grand nombre : quelques privil�gi�s seulement �taient admis � s'agenouiller dans la sainte cellule. L�, le plus souvent, la jeune personne �tait couch�e sur son lit, dans un �tat d'immobilit� compl�te : ses yeux �taient ferm�s, sa figure �tait rayonnante de sant� et de vie, sa bouche laissait � peine �chapper un souffle imperceptible, et son �me �tait au ciel. Ceux qui avaient vu ces merveilles ne manquaient point de les divulguer et d'en rehausser l'�clat; si bien que l'affluence du peuple �tait grande, et que les pr�dicateurs ne cessaient, en chaire, de publier les m�rites de la jeune sainte.
Les choses en �taient l� lorsque Etienne de Bar vint � Marsal. Il voulut d'abord s'assurer si dans le fait de la jeune b�guine il n'y avait point de supercherie. Sa qualit� d'�v�que l'y obligeait; ensuite il ne voulait point se compromettre en interrogeant un oracle douteux. Etienne donc ordonna que la jeune fille f�t plac�e dans une autre maison, s'imaginant que dans la premi�re quelqu'un pouvait communiquer avec elle � l'insu de tous, et lui porter des aliments.
La premi�re nuit apr�s le d�placement de la sainte, on entendit des bruits affreux dans sa nouvelle habitation : on aurait dit que tous les meubles s'entre-choquaient et que les murs �taient sur le point de s'�crouler. Le matin on ne trouva rien de d�rang�, sinon que toutes les plumes du lit de la jeune personne �taient diss�min�es dans sa chambre et dans d'autres parties de la maison. Sibylle se plaignit alors d'avoir �t� horriblement maltrait�e par un diable rev�tu d'une forme humaine.- Du reste, ajouta-t-elle, ce n'est pas la premi�re fois que de pareilles choses arrivent : si je suis visit�e de jour par les anges, par compensation Dieu permet que je sois en butte, la nuit, aux attaques de l'esprit malin. Mais, avec le secours de la pri�re, je sors toujours victorieuse de ces combats.
En effet sa premi�re h�tesse, en rendant compte � l'�v�que de tout ce qu'elle connaissait sur le compte de cette fille extraordinaire, avait affirm� avec serment avoir entendu souvent la jeune b�guine se plaindre au milieu de la nuit, et pousser des g�missements douloureux. L'h�tesse avait rapport� aussi que Sybille avait coutume de lui dire: Ne vous effrayez point de tout ce que vous pouvez entendre pendant la nuit, soit dans ma chambre, soit dans toute, autre partie de la maison. Dieu permet que le d�mon m'apparaisse et me tourmente. Mais il n'a point re�u le pouvoir de me nuire.
Le troisi�me jour, la sainte se jeta aux pieds de l'�v�que, en fondant en larmes : elle le conjura, par tout ce qu'il y a de sacr�, de permettre qu'elle retourn�t dans sa premi�re habitation ; - car je sais par r�v�lation, dit-elle, que si je suis encore ici la nuit prochaine, le d�mon aura le pouvoir de me mettre en pi�ces.
Etienne ne put r�sister � cette pri�re. D'ailleurs l'�preuve �tait en quelque sorte suffisante. N'�tait-il pas constant que la jeune fille vivait sans boire et sans manger, puisque, apr�s trois jours d'un je�ne absolu, ses forces ne l'abandonnaient point ? Seulement on remarquait que les assauts qu'elle avait eus � soutenir de la part du prince des t�n�bres avaient r�pandu un peu de p�leur sur ses traits.
Une fois r�int�gr�e dans son premier domicile, la sainte re�ut encore la visite de l'esprit infernal, mais il �tait l� moins puissant qu'ailleurs. Lorsqu'elle permettait que sa chambre f�t ouverte (ce qui �tait assez rare), on la voyait toujours en extase sur son lit, le visage enflamm�, et respirant � peine. La nuit, on l'entendait soupirer et se plaindre. On entendait m�me parfois la voix de Satan, terrible et discordante comme le son d'une vieille cloche f�l�e, puis soudain la voix argentine de la jeune vierge, qui lui reprochait son obstination, sa noirceur et sa malice. A la fin, le d�mon devint visible � tous, car il ne craignait point, apr�s avoir tourment� la jeune fille, de sortir par la porte de sa chambre, et de se faire voir, au passage, � tous ceux qui, tremblants de crainte et se signant depuis les pieds jusqu'� l� t�te, avaient �t� auditeurs de ces d�bats. Et le d�mon, poilu comme un faune et leste comme un chat sauvage, s'esquivait aux yeux des assistants, et prenait m�me la libert� de se promener, en corps et en �me, dans les rues de Marsal.
Et alors chacun de fuir et de se recommander � la puissante intercession de la Bienheureuse.
Un jour, un garnement de l'endroit vint � mourir. Le lendemain, avant l'aurore, le d�mon sortit ostensiblement de la chambre de Sibylle, et, d'un ton terrible, se mit � dire � ceux qui �taient sur son passage (car toutes les nuits l'antichambre de la jeune fille ne d�semplissait point : il fallait peut-�tre m�me payer pour y avoir une place)...... Le d�mon donc se mit � vocif�rer d'une voix d'enfer :
- Ho ! h� ! haie ! que cette Sibylle me fait de mal. Voil� un de mes amis qui est d�c�d�, et je me faisais une joie de le conduire dans mon grand pr�. Mais elle me l'a arrach� des griffes comme on arrache un poulet de la gueule du chat ; et si cela continue je n'aurai plus personne dans mon grand pr�. Si les anges n'avaient soin de garder cette maudite cr�ature, combien j'aurais de plaisir � lui tordre le cou. Ho ! h� ! haie !
L�-dessus, un des assistants plus hardi que les autres (un saint, pr�tre probablement) prit sur lui d'adresser la parole au diable.
- Messire Satan, lui dit-il, dites-nous ce que vous entendez par votre grand pr�.
- Mon grand pr�, reprit l'ennemi du genre humain, est un vaste enclos o� je m�ne promener tous ceux qui sont � moi. Ce pr� est toujours arros� de souffre et fleuri de brillantes flammes. Il est rempli de fort beaux serpents, de jolies couleuvres, de magnifiques crapeaux et de vip�res aimables. C'est dans cette agr�able soci�t� que mes amis s'amusent, et que je les retiens de gr� ou de force. Ho ! h� ! haie ! Prenez garde � mon grand pr� !
Et le diable s'esquiva du milieu de son auditoire fr�missant d'�pouvante.
Etienne de Bar �tait pr�sent � ce colloque, et il eut sa part de frayeur comme les autres. Lorsqu'il fut jour, il obtint d'entrer dans la chambrette de la b�guine accompagn� du moine de Clairvaux, du chanoine Gautier et de la bonne h�tesse. Ils trouv�rent Sibylle couch�e comme � l'ordinaire, et plong�e dans une extase aussi tranquille que si, quelques heures auparavant, elle n'avait point eu � lutter contre le prince des t�n�bres. La petite chambre ne se ressentait nullement de la pr�sence d'un �tre aussi hideux, car, bien loin de sentir le souffre ou d'�tre impr�gn�e de quelque vapeur d'enfer, elle paraissait embaum�e de c�lestes parfums. De plus, le visage de la miraculeuse personne �tait recouvert d'un voile si fin, si transparent, si ing�nieusement travaill�, que tous s'en �merveillaient.
- D'o� peut venir � cette fille une aussi belle �toffe, demanda Etienne � la v�n�rable matrone?
- D'o� voulez-vous que cela lui vienne, si ce n'est des anges qui la visitent, r�pondit la pieuse femme avec un petit ton d'aigreur (car elle ne pouvait comprendre que l'on m�t sans cesse en question les qualit�s surnaturelles de sa prot�g�e) ? Puisque les anges font son lit, comme elle me l'a assur� elle-m�me, il n'est pas �tonnant qu'ils aient aussi soin de sa parure.
- En effet, dit Gautier, il est impossible qu'un tissu aussi fin soit fait de main d'homme.
- Je le crois bien, reprit la vieille matrone. O� avez-vous vu des filles porter des ornements pareils ?.... Et puis voyez ce petit vase qui est sur la table. Il renferme une eau que les anges lui donnent pour asperger le d�mon. Sans cette eau divine, il y a longtemps que la pauvre enfant serait �trangl�e.
Et tous de s'incliner devant le petit vase venu des cieux. La chronique dit m�me que chacun but une gorg�e de ce pr�cieux liquide, quoiqu'il fut jaun�tre et d'un aspect un peu d�go�tant.
D�s. lors Etienne de Bar n'eut plus le moindre doute sur la saintet� de la jeune fille. Ces extases continuelles, ces parfums c�lestes, ce voile qui n'�tait point fabriqu� de main d'homme, et, pardessus tout, cette vie mat�rielle qui se soutenait, forte et inchancelante, sans le secours d'aucun aliment : c'en fut assez pour le convaincre, qu'il avait devant les yeux la cr�ature la plus parfaite du monde, une digne �mule de sainte Hildegarde, qui parlait latin aussi bien qu'un �v�que sans avoir jamais �tudi� cette langue. Il r�solut donc de passer les jours et les nuits dans l'antichambre de la sainte, jusqu'� ce qu'il p�t obtenir d'elle une audience secr�te. De plus, il prit d�s ce moment la r�solution de faire b�tir une riche chapelle, pour y exposer la sainte aux regards et � la v�n�ration des Fid�les. - Ce serait un grand m�fait, disait-il aux pr�tres de sa suite, de laisser plus longtemps cette lumi�re sous le boisseau : il faut qu'elle soit mise sur le cand�labre, pour qu'elle �claire les plus aveugles et qu'elle corrige les plus indociles ; il faut aussi que l'on sache, par ce moyen, les faveurs que Dieu r�pand sur notre dioc�se.
Et tous d'applaudir; et d'offrir leur bourse pour l'accomplissement d'une aussi belle oeuvre.
Mais le d�nouement fut loin de r�pondre � de si glorieux d�buts.

La seule personne qui conservait encore des soup�ons sur le haut m�rite de Sibylle, �tait le moine de Clairvaux. Instruit dans les voies de Dieu par l'abb� Bernard, homme aussi bon philosophe que parfait th�ologien, il avait appris � distinguer la vertu de son masque, et souvent il avait entendu r�p�ter � son digne ma�tre que le Saint-Esprit ne s'encanaille point. Ce grand ap�tre du moyen-�ge voulait dire par l� que le Saint-Esprit, qui est la Raison de Dieu, d�teste l'erreur, et les id�es fausses, et les sots pr�jug�s (fugit cogitationes sine intellectu); et qu'il ne laisse tomber que faiblement les rayons de sa gr�ce dans une �me souill�e d'id�es basses, petites, erron�es; incompl�tes, comme l'�taient n�cessairement celles de Sibylle, abandonn�e � elle-m�me d�s son enfance, et qui, loin d'avoir re�u une �ducation intellectuelle quelconque, ne savait pas m�me lire. Aussi il n'y avait rien que Bernard d�test�t aussi cordialement que l'ignorance, parce qu'il est dans sa nature de tomber dans l'erreur, ni rien qu'il trouv�t aussi �loign� de l'esprit de l'Evangile que la sottise. Il faut que les sots soient chr�tiens, disait-il, parce qu'il faut que chacun parvienne au salut ; mais il ne faut pas qu'ils aient des fonctions dans l'�glise et qu'ils montent sur les degr�s de l'autel, parce que, ainsi plac�s, ils peuvent renverser la foi de plusieurs. Un sot qui manie les choses de Dieu, disait-il encore, fait plus de mal � la Religion que le libertin qui la d�crie, parce qu'il verse � pleines mains sa sottise dans la foi, et qu'alors aux yeux du vulgaire la foi devient sottise.
Saint Bernard pr�chait la v�rit�, mais la v�rit� n'est pas toujours �cout�e, m�me par ceux qui ont mission de l'enseigner.
Et de tout temps le Christianisme a eu des pr�tres qui, comme des fourmis qui grimpent le long d'un arbre, ont v�cu de son �corce, et l'ont raval� au rang des petites choses.
Et de grandes �mes n'ont point voulu �tre chr�tiennes pour ne point �tre petites.

Nous disions donc que le Religieux de Clairvaux ne pouvait se persuader que l'Esprit de Dieu e�t descendu si bas pour se choisir un vase de pr�dilection. Il se souvenait en outre qu'� l'assembl�e d'Etampes, pr�sid�e par Bernard, il avait vu la reine de France et les dames de sa suite porter des voiles d'une �toffe aussi l�g�re que celle dont nagu�re la t�te de la jeune Marsallaise �tait orn�e. Dans sa juste d�fiance, il r�solut d'�pier de plus pr�s ses actions, et de percer le myst�re dont elle aimait � s'environner. Il ne tarda pas � d�couvrir, pr�s de la porte de la chambre de Sibylle, une fente l�g�re qu'il agrandit avec un poin�on. La nuit suivante, lorsque la sainte commen�ait � se plaindre, et � jeter des cris comme si elle e�t �t� sous la main du diable, il alla coller silencieusement son oeil sur la petite ouverture.... Quel ne fut point son �tonnement de voir la jeune personne faisant tranquillement son lit � la clart� d'une bougie, et en arranger la couverture avec un soin minutieux dans le temps m�me o� elle se plaignait le plus, et o� les cris qui partaient de sa poitrine voulaient faire entendre qu'elle endurait la torture. Du reste, pas l'ombre m�me de l'esprit malfaisant ne se dessinait sur la muraille. Le Religieux se releva subitement et alla avertir Etienne de Bar de ce qui se passait. La porte fut enfonc�e avec une hache d'armes, et on vit aussit�t Sibylle se jeter �perdue dans son lit, tremblante et agit�e comme la feuille du h�tre pr�s de laquelle la foudre vient de tomber. On se jette, sur elle, on la force de parler, en la mena�ant, si elle ne r�v�le tout, de la faire br�ler vive comme une m�cr�ante et une sorci�re. Et la robe du diable �tait l�, �tendue sur un si�ge � c�t� du voile des anges. C'�tait plusieurs peaux de boeufs cousues, ensemble, et au bout desquelles �taient appendus un masque non, un capuchon et des cornes.
Sibylle confessa que sa chambre avait une porte secr�te par laquelle un jeune pr�tre avait coutume de p�n�trer jusqu'� elle ; que souvent elle recevait de ce jeune homme du vin et toutes sortes de mets ; qu'il prenait soin lui-m�me de cacher sous le lit ce qu'elle ne consommait pas � l'instant (on y trouva en effet les restes d'un succulent repas) ; que le voile, les parfums et le costume de Satan lui venaient de la m�me main ; que c'�tait tant�t elle-m�me, en contrefaisant sa voix, tant�t le pr�tre lui-m�me, qui jouait le r�le de Satan; enfin que c'�tait par les instigations de cet homme, et pour lui faciliter les moyens de la voir seule, qu'elle s'�tait d�cid�e � jouer cette dangereuse farce.
Pendant ce r�cit, Gautier pleurait, la vieille matrone se tordait les mains, son mari jurait, les fr�res pr�cheurs levaient les yeux au ciel, les b�guines se cachaient de visage de honte, et Etienne �tait furieux comme un lion qui a �t� longtemps piqu� par une mouche. Il s'�lan�ait presque au plafond, comme si le plancher sur lequel il marchait e�t �t� de feu, lorsqu'il venait � songer qu'il avait con�u l'insens� projet d'�lever une chapelle en l'honneur de cette inf�me d�bauch�e. Dans les premiers moments de sa col�re, il fut sur le point d'immoler la jeune personne � son ressentiment ; mais le moine de Clairvaux lui retint la main, et lui fit comprendre qu'un pareil ch�timent ressemblerait trop � une vengeance personnelle.
En ce moment, un jeune seigneur de fort bonne mine, qui, la veille, �tait arriv� de Nancy en la compagnie de plusieurs gentilshommes, examinait la sc�ne en silence, les bras crois�s sur la poitrine, et se tenant � l'�cart dans un angle de la chambre. Un l�ger sourire, intercept� sur ses l�vres, circulait dans tous ses traits et donnait � sa physionomie une teinte l�g�re de malice. Le jeune homme tenait � la main une toque verte surmont�e d'une aigrette en fils d'or.... Au moment donc o� le moine de Clairvaux retenait le bras de l'�v�que irrit�, le chevalier � l'aigrette d'or se prit � dire d'une voix claire, et qui attira sur lui les regards de toute l'assistance :
- Si c'est comme hypocrite que vous voulez occir la jouvencelle, alors vous devez occir tous les hypocrites ; ce qui ne sera pas l'oeuvre d'un jour. Si c'est comme coupable de paillardise, ce serait alors � celui d'entre nous qui a les mains nettes s�r cet article � lui porter le premier coup.
A cette le�on grave et inattendue, Etienne de Bar se retourna avec toute l'agilit� d'un sanglier qui quitte le chien qu'il �tait pr�s d'�ventrer, pour se jeter sur le chasseur aventureux qui l'insulte en le frappant sur la hure. Il se contenta n�anmoins de toiser le jeune homme depuis les pieds jusqu'� la t�te, et de chercher � deviner quel �tait ce hardi interlocuteur ; car le chevalier � l'aigrette d'or n'avait dit son nom � personne, et il s'�tait content� d'�tre spectateur muet des sc�nes de la nuit. Le courroux d'Etienne se trouvant donc ainsi partag�, notre pr�lat prit le parti de laisser en repos la b�guine, et il regagna promptement son logis pour sauver les restes de sa grandeur �clips�e.
Mais il �tait �crit que Sibylle ne survivrait pas longtemps � cet �v�nement. La secousse terrible qu'elle avait �prouv�e en tombant d'un exc�s de gloire dans cet exc�s de honte, avait �br�ch� consid�rablement le fil de sa vie. Un cachot humide et profond o� elle fut jet�e le m�me jour, et dans lequel, au lieu des mets exquis qu'elle recevait de son s�ducteur, on ne la nourrissait que d'un pain hoir, acheva d'en rompre la trame. Le sixi�me jour, on trouva son corps raide et gisant sur la paille.
C'est ainsi, ajoute la chronique o� nous avons copi� cette histoire, que Dieu brise le fil des, coupables intrigues (22).
C'est ainsi, ajouterons-nous avec plaisir, que Dieu ne veut point que l'on associe le crime � sa gloire, et qu'il se pla�t � �carter la s�duction des faux prodiges.

CHAPITRE 12.
L'Entrevue

Etienne de Bar �tait un de ces hommes qui marchent la t�te haute et sont pr�ts � tout entreprendre lorsqu'ils voguent en plein succ�s, mais que le moindre �v�nement contraire fait plier comme un coup de vent. Ces hommes n'ayant d'autre courage que l'orgueil et d'autre audace que celle que la fortune enfante, il n'est pas �tonnant qu'ils perdent toute leur hardiesse lorsque leur orgueil est bris�, ou lorsque la fortune les abandonne. Le courage qui vient de la vraie grandeur d'�me est plus solide, parce que la vraie grandeur d'�me marche au-dessus des �v�nements et ne s'enfonce point avec eux. Assise sur les bras d'une conviction puissante, il n'y a pas d'obstacle qu'elle ne surmonte ni de m�rs qu'elle n'escalade.
Etienne de Bar, donc, demeurait constern� et stup�fait apr�s l'�chec qu'il venait d'�prouver devant le lit de la b�guine, et il ne se croyait plus propre � terminer un si�ge ou � gagner une bataille, parce qu'il s'�tait laiss� surprendre par la ruse d'une femme. Son premier dessein avait �t�, apr�s cet �v�nement douloureux, de retirer ses troupes employ�es au si�ge de Pierre-perc�e, et de, publier qu'il allait partir pour la Terre-sainte. D�j� il �tait sur le point de faire annoncer cette r�solution � Bernard. Mais, comme son amour-propre luttait encore contre son d�couragement, avant de sceller les d�p�ches il fit appeler Rullin, son chancelier d'armes, pour prendre son avis.
Rullin �tait un de ces hommes qui n'aspirent que l'air de leur m�tier, et qui n'ont d'id�es dans l'�me que pour la consommation de leur fortune et la conservation de leur place. Une seule id�e vraie, un seul raisonnement juste, ne p�n�trent jamais dans des cerveaux ainsi couronn�s d'�go�sme, parce qu'ils mesurent tout sur leur propre int�r�t, et que tout ce qui sort de cette ligne de pr�dilection leur para�t faux, inique et d�loyal. Cependant il n'�tait point rare, dans les temps anciens, que le pouvoir, soit eccl�siastique soit s�culier, n'e�t d'autres rouages que des penseurs de cette nature. Etienne de Bar donc avait une confiance aveugle en notre Rullin, parce qu'il lui supposait des talents sup�rieurs dans l'article de la guerre, talents qui se r�duisaient � savoir exactement le nom et la forme de toutes les esp�ces d'armes alors en usage, et � d�ployer, au besoin, une autorit� tyrannique pour la lev�e des recrues, ou pour molester les officiers dont les vrais talents ou les vues droites, lui portaient ombrage.
Le ministre de la guerre de l'�v�ch� de Metz �tant donc en pr�sence de son tr�s-redout� seigneur, et ayant appris de lui de quoi il s'agissait, n'eut rien de plus press� que de faire un beau discours, dans lequel il prouva, avec tous les termes de l'art, que la prise du ch�teau de Pierre-perc�e ne pouvait manquer d'avoir lieu dans un tr�s-bref d�lai. Il se h�ta d'ajouter que la possession de ce castel redoutable, auquel �taient annex�s de riches for�ts, et un territoire spacieux dans la plaine, ajouterait un nouveau lustre � la gloire de son seigneur et ma�tre. - Vous avez forc� par les armes la bourgeoisie de Metz, dit-il encore, � reconna�tre votre autorit� temporelle dans l'enceinte de cette cit� ; vous �tes parvenu � d�molir les castels que le duc de Lorraine poss�dait � Vic et � Moyenvic ; vous avez repris sur le m�me duc les forteresses de Hombourg, de Lucebourg et d'�pinal ; vous avez fortifi� Rambervillers ; vous vous �tes rendu ma�tre des domaines de Fauquemont, de Mirbault et de Viviers ; vous avez vaincu les rebelles de Deneuvre et d'Apremont ; vous avez r�duit en cendres le ch�teau de Dieulouard, et renvers� de fond en comble les forteresses de Ticourt et de Vatimont. Par vos exploits vous avez environn� de splendeur le si�ge o� la divine Providence vous a plac�, et il est certain, d�s � pr�sent, que votre nom sera inscrit honorablement dans l'histoire. Voudriez-vous donc qu'il f�t dit un jour que votre gloire a p�ri devant le ch�teau de Pierre-perc�e, et qu'apr�s avoir triomph� de la maison de Lorraine, vous n'avez pu ch�tier l'insolence des comtes de Salm ? Ne voyez-vous pas de quelle importance il est pour vous de mettre le doigt dans cet anneau de la cha�ne des Vosges ? Une fois cet anneau de fer entre vos mains, vous allez amener � vous toute la cha�ne, et forcer le duc de Lorraine � vous abandonner ce qu'il poss�de dans ces contr�es. Seigneur, les montagnes sont un pays d'or � celui qui sait les exploiter ; et je ne demanderais qu'� dominer dix ans dans ce pays pour �tre le plus riche potentat de l'Austrasie.
- Mais je renvoie � l'empereur ses trois mille lansquenets, reprit le cardinal, et par cons�quent nos forces seront consid�rablement diminu�es.
- Nous ferons des lev�es, Seigneur. Voici la liste des vassaux que vous pouvez appeler sous les armes. Le pasteur n'a-t-il pas le droit de tondre son troupeau ? et ces honn�tes gens ne seront-ils pas plus heureux de manger votre pain � l'ombre d'une tente que de fouiller p�niblement la terre pour y chercher leur nourriture ?
Metz et territoire peuvent donner 1,200 hommes ;
Vic et Marsal, avec territoire, 1,500 hommes;
Rambervillers et territoire, 800 hommes ;
Deneuvre et ch�tellenie, 400 hommes ;
Epinal et ch�lellenie, 600.
Total : 4,500 hommes.
- Et � quelle �poque ces hommes pourront-ils �tre arm�s d'une mani�re convenable ?
- Seigneur, si vous voulez remettre entre mes mains quatre cents sous d'or, je m'engage � faire fabriquer avant les calendes de Juillet les boucliers, les haumes, les arcs et les arbal�tes n�cessaires � leur �quipement.
- Eh bien, Rullin, je vais sceller l'ordre d'op�rer ces lev�es. Vous savez que je ne calcule pas la d�pense : il serait indigne de moi d'entrer dans ces d�tails. Quatre cents sous d'or vous sont accord�s pour l'armure de 4,500 hommes.
Et le chancelier d'armes frottait avec force son menton barbu, pour que la joie int�rieure qu'il �prouvait de ce march� ne se manifest�t point trop fortement sur sa figure.
Cet arr�t souverain venait � peine d'�tre rendu, lorsqu'un page vint annoncer au cardinal qu'une ambassade du duc de Lorraine s'�tait pr�sent�e � la porte, et demandait � �tre introduite. A cette nouvelle, l'�v�que se troubla comme si on lui e�t annonc� que le feu venait de prendre � son palais. Depuis quatre ans, il avait �t� en dehors de toute relation avec cette puissance voisine, puissance avec laquelle il avait lutt� d'abord avec assez de bonheur, et de laquelle, par cons�quent, il ne pouvait attendre un message bien amical. Lorsque les princes s'�crivaient alors ou s'envoyaient des ambassadeurs, c'�tait bien plus souvent pour se d�clarer la guerre ou se plaindre de quelques griefs que pour se complimenter ou s'envoyer des pr�sents. Aussi Etienne n'augura rien de bon de ce rapprochement inattendu, et il eut besoin de recueillir toute la force de son g�nie militaire pour faire bonne contenance.
Le chef de l'ambassade �tait pr�cis�ment le jeune homme outrecuidant qui avait �lev� la voix d'une mani�re si pr�somptueuse dans la chambre de Sibylle, et qui, par des paroles aussi ac�r�es que le tranchant d'une �p�e, avait partag� en deux le courroux du pr�lat.
Trois gentilshommes de la cour de Lorraine suivaient le jeune homme, et se tinrent modestement � ses c�t�s tandis qu'il prenait ainsi la parole :
- Nous nous pr�sentons devant votre �minence de la part du noble Ferri de Bitche, duc de Lorraine et marquis.
Son Altesse demande qu'il vous plaise r�tablir les forteresses de Vic et de Moyenvic, que vous avez prises et d�molies sous le r�gne du tr�s-redout� duc Simon II, et que vous les lui remettiez entre les mains, aussi bien que les terres et les seigneuries qui en d�pendent.
Le m�me duc Ferri vous d�clare par ma bouche qu'il prend sous sa sauve-garde et protection la famille de Salm et tous les biens qu'elle poss�de. Il exige en cons�quence que vous retiriez sans d�lai les troupes qui, sous votre commandement, assi�gent le ch�teau de Pierre-perc�e et en d�vastent les domaines.
Sur le premier article de ce message, son Altesse le duc de Lorraine et marquis vous accorde un mois pour d�lib�rer. Sur le second, son Altesse ne vous donne que jusqu'au coucher du soleil. Si � cette heure vous n'avez point scell� et exp�di� l'ordre de lever le si�ge, j'ai mission de vous d�clarer, de la part du duc de Lorraine et marquis, une guerre prompte, imm�diate et � outrance.
Voici les deux articles de mon message scell�s du propre sceau du duc.
En m�me temps le jeune homme d�posa sur la table un parchemin qui contenait mot pour mot ce qu'il venait de faire entendre. Un sceau d'une �norme dimension, o� les trois al�rions �taient peints en relief, s'y joignait en t�moignage de v�rit�.
Etienne r�pondit :
- Mais quel int�r�t le duc de Lorraine prend-il � une famille � laquelle j'�tais loin de supposer qu'il s'int�ress�t ? Cette famille, vous le savez peut-�tre, affecte une ind�pendance et une fiert� d'id�es qu'il �tait de mon devoir de ne pas tol�rer plus longtemps. On dit m�me qu'elle a des projets de f�lonie, et que les comtes de Salm cherchent � se rasseoir sur le tr�ne d'Allemagne (23), que leur a�eul a perdu. L'empereur Conrad lui-m�me a con�u des soup�ons sur leur fid�lit� : c'est pour cela qu'il m'a soutenu dans cette guerre. D'un autre c�t�, ces seigneurs ont fait preuve d'irr�ligion et d'impi�t�, parce qu'ils ont march� sur les privil�ges du clerg� en enlevant aux moines de Senones le droit exclusif de p�cher dans la rivi�re de Plaine. Il y avait dix ans que l'abb� Humbert me tendait les bras pour que je vinsse mod�rer l'humeur alti�re de ces petits tyrans.
- N'insultez pas cette famille, noble �v�que, surtout en pr�sence de celui qui est ici pour d�fendre son honneur et ses droits. Celui-l� est un l�che qui injurie les absents. Tra�tre est celui qui accuse de f�lonie la maison de Salm ! Tra�tre est celui qui a fait concevoir � l'empereur des soup�ons sur sa fid�lit� ! Tra�tre est celui qui voudrait que, pour prix de la protection qu'elle a accord�e aux moines dans les temps mauvais, elle courb�t servilement la t�te sous la houlette d'un abb� qui ne sait pas m�me r�gir son monast�re.
- Mais �tes-vous de noble sang, jeune homme, pour me parler sur ce ton?
- �v�que de Metz, vous l'avez dit, je suis de noble sang, car je descends d'un empereur. Je suis Henri de Salm, comte de Pierre-perc�e, fils d'Agn�s de Langstein et fr�re du comte Herman.
Tout le sang d'Etienne refoula vers son coeur, et il fut pr�s de trois minutes sans pouvoir articuler une parole, tant cette rencontre lui parut singuli�re et jeta de d�sordre dans ses id�es. A la fin, il fut assez ma�tre de son �motion pour continuer ainsi :
- Vous �tes Henri de Salm ! cela est impossible. Par quel stratag�me.....? En quittant les montagnes, j'ai laiss� Henri de Salm enferm� dans le ch�teau de Pierre-perc�e.
- N�anmoins me voici..... Reconnaissez celui qui, lorsque vous �tiez seul, il y a onze mois, vous rencontra, seul aussi, dans les bois de Marie-Fontaine, vous renversa de cheval et disparut dans les sapins, parce qu'il ne voulut point abuser de sa force et enfoncer sa lance dans le sein d'un chef de l'�glise. Avouez que celui-l� n'est point impie qui respecte le caract�re �piscopal dans son ennemi. Avouez que l'on peut �tre religieux et ami du sacerdoce quoique l'on ait march� sur les privil�ges du clerg� et que l'on ait p�ch� dans la rivi�re de Plaine.
- Cela est vrai.... Tu es un ennemi g�n�reux, et je commence � reconna�tre l'injustice de mes pr�ventions. Je ne pouvais comprendre quel avait �t� le mortel assez hardi pour m'attaquer, et assez g�n�reux pour m'�pargner apr�s m'avoir vaincu. J'�tais tent� d'attribuer cette rencontre � un mal�fice. Je vais sceller l'acte qui ordonne la lev�e du si�ge...... parce que je suis sur le point de prendre la croix.

CHAPITRE 13.
Henri de Salm � Nancy

Nous avons cru devoir anticiper sur les �v�nements de notre histoire, pour ne point d�loger de Marsal. Maintenant, pour renouer les faits, il est n�cessaire que nous jetions un coup d'oeil en arri�re, et que nous ramassions le fil que nous avons laiss� tomber sur la route de Rambervillers, au moment o� Mathieu de Lorraine re�ut le coup mortel de la main de son neveu.
L'hospitalit� fut accord�e � notre h�ros dans le manoir seigneurial, de Philippe de Gerb�viller ; mais il ne lui fut point donn� de voir la face de la personne vers laquelle son imagination attendrie avait couru toute la journ�e. La noble famille sur laquelle s'�tait �tendue une double tache de sang, comme un voile de douleur, �tait trop envelopp�e dans son deuil pour qu'il f�t permis � un regard �tranger de p�n�trer jusqu'� elle. Le lendemain, on se remit en route sans que la duchesse de Lorraine et sa fille sussent m�me qu'un chevalier de la maison de Salm f�t � leur suite.
D�j� le jour commen�ait � baisser, et l'on avait franchi la l�g�re mont�e qui se trouve au-del� de la petite ville de Saint-Nicolas. Cette ville, qui n'�tait alors qu'un ch�tif village annex� � la paroisse de Varang�ville, et au milieu de laquelle ne se voyaient point encore ces tours majestueuses qui sont comme un �lan continuel du coeur de la Lorraine vers le ciel,.... cette ville poss�dait d�j� n�anmoins les reliques du saint �v�que de Myre, auquel elle doit son nom et sa c�l�brit�. Presque tous les jours de nombreux p�lerins y affluaient de toutes les parties de l'Europe, et venaient y d�poser leurs offrandes sur l'autel de saint Nicolas. D�j� on voyait appendues, le long des murs de la sainte chapelle, d'�normes cha�nes qui t�moignaient que, par l'intercession du Bienheureux, plusieurs captifs avaient recouvr� leur libert�, et d'autres ex-voto encore d'un genre moins noble, qui attestaient, sinon des prodiges d'un ordre �clatant, au moins la ferveur et l'enthousiasme de la d�votion populaire. La duchesse Ludomille et sa fille Judithe auraient cru commettre un sacril�ge si, en passant dans ce modeste bourg, elles ne s'�taient agenouill�es devant le pr�cieux reliquaire. Ludomille avait pri� pour la prosp�rit� de la Lorraine et pour la gloire de son �poux, Judithe pour le repos de l'�me de son oncle Mathieu, immol� � un barbare ressentiment ou � une politique plus barbare encore. Elle avait m�me murmur� tout bas le nom d'Alix, suppliant la bont� divine de ne point entrer dans un compte trop rigoureux avec la jeune d�funte ; et le chevalier de Salm, qui �tait � trois pas de la suppliante, avait vu sa poitrine se soulever et ses yeux se mouiller de larmes, au moment o�, pr�te � quitter les dalles o� elle �tait agenouill�e, elle avait prononc� lentement et � voix basse un double requiescant in pace. Au sortir de la chapelle, Henri s'�tait trouv� sur le passage des dames et avait pr�sent� l'eau b�nite � la duchesse et � sa fille, et sa main avait l�g�rement trembl� en touchant le bout du doigt de la noble demoiselle.
D�j�, disions-nous, le jour commen�ait � baisser, et l'on avait gravi le coteau qui se trouve au-del� du bourg de Saint-Nicolas. D�j� Nancy, quoique capitale informe, �talait dans le lointain et le d�me de ses palais, et la majest� de ses clochers, et son attitude imposante comme celle d'une princesse qui s'avance vers de hautes destin�es. Le soleil dardait ses derniers rayons sur la t�te verd�tre de la c�te Sainte-Genevi�ve, et se mirait encore �� et l� dans les eaux silencieuses de la Meurthe. La duchesse Ludomille chevauchait � c�t� de son fils, qui paraissait avoir un entretien tr�s-anim� avec elle. Un peu en arri�re, Judithe retenait l�g�rement la bride de son palefroi, et paraissait avoir le dessein tr�s-prononc� de ralentir le pas. Une fois ou deux, elle retourna la t�te, puis elle fit signe � une de ses femmes de s'avancer.
- Edda, lui dit-elle, quel est le chevalier �tranger qui est venu de Saint-Di� en la compagnie de mon fr�re ?
- Noble demoiselle, r�pondit la suivante, je n'ai point vu de chevalier �tranger si ce n'est un chevalier montagnard qui a l'air tr�s-r�veur, et qui, depuis Gerb�viller, n'a discouru avec personne. Je le croirais un chevalier discourtois et peu ami des dames, si son maintien modeste et sa bonne mine ne pr�venaient en sa faveur. Image et moi, nous avions suppos� que le jeune homme est allemand, et qu'il venait prier saint Nicolas de lui accorder heureuse chance de femme. Mais le voil� qui est � la suite des hommes d'armes comme auparavant, et je ne sais plus quoi penser sinon qu'il vient polir ses moeurs � la cour de votre p�re.
- Puisque ce personnage vous a intrigu�es, vous et Image, reprit la princesse en affectant un air d'indiff�rence, je veux qu'il s'approche et que nous sachions si au moins il conna�t la langue du pays. Dites � un de mes �cuyers de s'arr�ter pour l'attendre, et de lui annoncer que nous avons le d�sir de l'entretenir pendant quelques minutes.
Pendant que l'�cuyer s'acquittait de sa commission, Judithe rejetait en arri�re les boucles de ses longs cheveux noirs, que l'agitation de la marche avait trop rapproch�es de sa figure, et elle portait machinalement les doigts � sa ceinture, comme pour s'assurer qu'elle ceignait sa taille avec autant de gr�ce qu'� l'ordinaire.
D�s qu'elle entendit le trot d'un cheval, elle se retourna majestueusement, en faisant manoeuvrer son palefroi avec toute l'adresse et l'agilit� qu'aurait pu d�ployer un chevalier habitu� � para�tre dans les tournois, ou une amazone accoutum�e � voler dans les combats. Judithe avait � peine seize ans : sa taille �tait gr�le ; sa figure, d'une blancheur �clatante et d'un aspect presque maladif, n'annon�ait pas qu'elle f�t d'une constitution bien robuste; mais elle �tait adroite dans tous les exercices qui convenaient � une jeune personne de son rang., et ce qu'elle avait de p�leur dans le teint �tait rachet� par une expression si noble et par des traits d'une d�licatesse si prononc�e, que sa beaut� allait � l'�me et n'avait presque rien de mat�riel. Elle avait une de ces physionomies parlantes dont la nature se montre si avare, et qui font que toute la beaut� de l'�me se dessine dans les formes du visage, comme � travers un voile de chair. Il �tait presque impossible d'aimer Judithe par les sens ; mais il �tait impossible � une �me dou�e d'un discernement profond de ne point se laisser entra�ner vers elle par un sentiment d'une nature beaucoup plus douce. Judithe n'�tait ni coquette ni dispos�e � �changer des paroles avec le premier chevalier qu'elle rencontrait sur la route; mais, par un effet de sa rare sagacit�, elle avait d�m�l�, en sortant de la chapelle de saint Nicolas, tout ce qu'il y avait de g�n�rosit� et de grandeur de caract�re dans l'�me de notre Henri.
- Chevalier, lui dit-elle lorsqu'il fut � port�e de l'entendre, vous nous pardonnerez, je pense, si nous avons interrompu le cours de vos r�flexions silencieuses. Mes femmes m'ont dit que vous �tes �tranger ; d'o� j'ai conclu que vous pouvez avoir besoin d'un appui quelconque en arrivant dans ce pays. Si la protection d'une jeune fille comme moi n'�tait point pour vous chose � d�daigner, je ne h�siterais point � vous l'offrir.
- Madame, r�pondit Henri avec une aisance qui ne co�ncidait point avec les conjectures d'Edda, je ne suis pas n� dans les �tats de votre p�re ; mais j'ai �t�, pendant plusieurs ann�es, � la cour du tr�s-honor� duc Simon. Votre protection, que vous m'offrez d'une mani�re si gracieuse, est pr�cis�ment la chose du monde que j'ambitionne le plus dans les circonstances o� je me trouve. D�j� j'aurais eu l'honneur de vous aborder, si l'admiration que votre personne m'inspire ne m'e�t tenu � une distance respectueuse.
- Eh bien, chevalier, mettez votre cheval de front avec le mien : nous en causerons plus � l'aise Edda, restez un peu en arri�re. Le pas de votre coursier est lourd, et soul�ve des flots de poussi�re qui m'incommodent. Dites � Image que je n'aurai plus besoin de son service avant notre arriv�e.
Et voil� notre chevalier voyageant de front avec la personne qu'il avait � peine os� suivre de loin. Pendant plus de cinq minutes, il lui fut impossible de commencer une phrase, tant son �me �tait ab�m�e dans les d�lices de cette rencontre. Il ne pensait plus au ch�teau de Pierre-perc�e, il ne pensait plus au d�sastre imminent de sa famille ; ou plut�t il ne pensait point : il sentait. Un avenir ind�finissable de bonheur lui semblait �clore de cette premi�re entrevue, si obligeamment amen�e. Il �tait, pour la premi�re fois de sa vie, dans un de ces moments rares o� l'�me met toute sa f�licit� dans la jouissance du pr�sent, et il e�t voulu que ce moment dur�t un si�cle. La nature, douce et calme comme l'�tre majestueux dont elle est l'image, semblait en harmonie avec cette sc�ne de myst�rieux amour ; et Judithe elle-m�me ne paraissait point empress�e � rompre le silence. A la fin, elle prit sur elle d'ouvrir la conversation par ces mots :
- Chevalier, vous allez � la cour de mon p�re ?
- Oui, noble dame, r�pondit Henri; et, sortant de son extase, il expliqua � l� jeune princesse le but et la n�cessit� de son voyage. Il dit son nom, il dit les dangers de sa famille, il dit les angoisses de sa m�re et les terreurs de la pauvre Mathilde. Cette fois il devint �loquent, et il ne tarda point � s'apercevoir qu'il excitait au plus haut degr� l'int�r�t et la sollicitude de sa belle auditrice. Elle tr�pignait sur son coursier, elle semblait h�ter le pas, comme pour acc�l�rer le moment de la d�livrance. Puis elle regardait attentivement notre h�ros, elle suivait tous ses mouvements, elle �piait jusqu'au moindre de ses gestes ; et tous les soucis du jeune homme se refl�taient sur la physionomie candide de la jeune fille, comme les balancements du saule ou du tremble se reproduisent dans le cristal d'une onde argentine.
Quand Judithe eut tout appris, elle demeura, � son tour, dans une r�verie silencieuse, au bout de laquelle elle laissa tomber ces mots.
- Chevalier de Salm, laissez-moi conduire votre affaire. J'ai peur que, par trop d'empressement ou faute de conna�tre le caract�re et les sentiments de mon p�re, vous ne la g�tiez. Vous serez re�u dans le palais ducal. A votre arriv�e, un varlet aura l'ordre de vous conduire dans un appartement o� j'exige que vous vous teniez en repos jusqu'� ce que je vous fasse conna�tre qu'il est temps de vous pr�senter devant mon p�re. Je l'exige, entendez-vous ? et vous devez comprendre que je ne prends avec vous ce ton d'autorit� que pour procurer votre bonheur. Henri, j'�pouse les int�r�ts de votre famille, j'�pouse les v�tres : gardez le secret, et ne g�tez rien par une promptitude inutile.
A ces mots, la jeune princesse fit ex�cuter � son palefroi une manoeuvre qui la mit en face de notre h�ros ; puis elle lui fit un signe de t�te en forme d'adieu. Ce qui plut davantage � Henri, c'est que ce signe de t�te fut accompagn� d'un gracieux sourire, et d'un regard p�n�trant qu'il n'aurait point voulu �changer pour un regard d'ange. Et Judithe mit son cheval au trot jusqu'� ce qu'elle e�t rejoint la duchesse Ludomille.
Il y avait pr�s de trois jours que Henri attendait avec la plus grande anxi�t� les ordres de la princesse. Depuis son arriv�e il n'avait os� sortir de la chambre qu'il occupait dans le palais ducal, dans la crainte de se trouver absent au moment o� on l'inviterait � passer chez le duc. Deux varlets en brillant costume le servaient avec le plus grand respect, et avaient soin de lui apporter, � des heures r�gl�es, tous les mets et tous les rafra�chissements dont il pouvait avoir besoin. Ce long silence commen�ait � l'inqui�ter, et il se repentait presque d'avoir donn� toute sa confiance � une jeune fille bien intentionn�e sans doute, mais dont la prudence ou l'activit�, ces deux leviers des grandes entreprises, pouvaient se trouver en d�faut. Il se reprochait presque d'avoir sacrifi� le salut de sa famille � un entra�nement d'amour. Puis venaient des r�flexions tardives sur les cons�quences de cet amour m�me, auquel il s'�tait livr� si imp�tueusement d'abord. �tait-il bien permis � un chevalier de son nom', et dont la maison �tait chancelante sur les bords de l'ab�me, d'aspirer � la main de la fille du puissant duc de Lorraine, de ce glorieux vassal de l'empire, dont il venait humblement implorer la protection ? Pourquoi la fortune, se disait-il, ne m'a-t-elle point mis au niveau de cet �tre ang�lique ? Pourquoi suis-je oblig� de venir mendier du secours � la cour de Ferri, lorsque je voudrais pouvoir mettre un diad�me sur la t�te de sa fille ? Et Judithe elle-m�me voudra-t-elle bien croire que le rocher de Pierre-perc�e soit un tr�ne digne d'elle ?
Sur la fin du troisi�me jour, un gentilhomme de la chambre du duc vint inviter Henri � le suivre chez ce prince, en ajoutant que, apr�s avoir rendu ses hommages � son Altesse, il serait admis � faire une visite aux dames. Ce fut avec un tremblement inexprimable qu'il accompagna le chambellan, et qu'il le suivit � travers les longues galeries qui aboutissaient � l'appartement de Ferri. Heureusement le trajet �tait assez long pour qu'il e�t le temps de se remettre et de reprendre un peu d'aplomb.
Le duc Ferri donna � peine � Henri le temps d'exprimer son respect, et il lui ferma la bouche lorsqu'il vint � lui expliquer le motif de sa visite. - Tout est r�solu, lui dit-il avec un accent de bont� auquel Henri ne s'attendait point. Tout est r�solu: vous partez demain pour Marsal, o� Etienne de Bar est arriv� depuis quelques jours. Vous serez vous-m�me notre ambassadeur pr�s de ce pr�lat. Nous avons pris connaissance des raisons qui l'ont d�termin� � vous d�clarer la guerre. Nous savons quelle a �t� votre longue et vigoureuse r�sistance. D'un autre c�t�, nous avons � nous plaindre nous-m�me de la conduite de l'�v�que de Metz. Lisez ce que nous avons r�solu de lui mander par votre bouche. Il faut que cet �v�que guerrier apprenne qu'il y a pr�s de lui une puissance qui est capable de lui r�sister et de r�primer son ardeur martiale. S'il aime tant � guerroyer, qu'il aille guerroyer en Palestine. L� il pourra acqu�rir de la gloire en v�ritable h�ros chr�tien. Mais il est r�solu que dans les limites de notre marquisat il n'affamera plus les cas tels, s'il ne veut avoir � lutter avec les forces que la divine Providence a mises entre nos mains. Nous lui ferons comprendre que nous ne portons point en vain l'�p�e de marquis. Elle nous a �t� donn�e par l'autorit� imp�riale afin que nous terminions, par notre m�diation ou par le glaive les querelles qui s'�l�veront entre les hommes nobles depuis la Meuse jusqu'au Rhin. Si l'�v�que Etienne a profit� de la faiblesse du gouvernement de notre pr�d�cesseur, avec qui cependant nous savons que vous avez fait la guerre, il ne trouvera pas la m�me indulgence sous le n�tre. D'ailleurs la maison de Salm est d'une noblesse assez ancienne pour que nous armions en sa faveur, et que nous ne la laissions pas s'�teindre sous les coups de son ennemi. Votre a�eul n'a-t-il pas tenu le sceptre d'Allemagne, et madame sainte Cunegonde, �pouse de l'empereur Henri III, auquel il a �t� appel� � succ�der, n'�tait-elle pas sa tante paternelle ? Et les comtes de Luxembourg, dont vous descendez, n'ont-ils point contract� plusieurs alliances avec les fondateurs de notre maison ? Et Giselle, fille de G�rard d'Alsace, n'a-t-elle point �pous� Conrad de Luxembourg, votre grand-oncle ? Allez donc trouver Etienne de Bar, et expliquez-lui formellement nos intentions. Demain, vous disais je, vous partez avec deux gentilshommes attach�s � notre service. Revenez ici promptement avec la r�ponse du cardinal. Faites les appr�ts de votre d�part, et de ce pas allez remercier la duchesse et ma fille de l'int�r�t qu'elles vous portent.
Le coeur de Henri bondissait de joie : il baisa affectueusement la main du duc, et il prit cong� de lui pour aller chez Ludomille.
Un banquet splendide �tait pr�par� chez la duchesse pour la r�ception de notre h�ros. Judithe �tait l�, belle et resplendissante de parure comme dans un jour de f�te. Henri fut oblig� de se mettre � table � c�t� de sa jeune amie, dont les paroles et les regards exprimaient toute la satisfaction d'un triomphe. - Nous avons rencontr� des obstacles, dit-elle � notre Henri ; mais nous avons eu le pouvoir et l'adresse de les surmonter. Mon p�re n'entreprend rien sans les conseils de ma m�re, et c'est elle d'abord qu'il a fallu vous rendre favorable. Je lui ai expliqu� les dangers de votre famille et le d�vouement dont vous avez fait preuve. Pardon seulement si nous vous avons laiss� dans l'inqui�tude pendant trois jours. Il a fallu ce temps pour pr�parer les voies � votre ambassade. A votre retour, lorsque vous aurez vu mon p�re, venez me rendre compte personnellement du r�sultat de votre d�marche. Si elle est heureuse, esp�rons qu'elle sera le pr�lude d'�v�nements plus heureux encore.
Nous avons vu dans le chapitre pr�c�dent qu'Etienne fut oblig� de rabaisser sa fiert� devant les paroles pleines de courage et de grandeur que lui fit entendre notre h�ros. La raison est toujours grande lorsqu'elle se trouve en face de l'erreur, de l'ignorance et des pr�jug�s ; mais elle est doublement puissante lorsqu'elle a la force pour auxiliaire et qu'elle parle au nom des grands de la terre.

CHAPITRE 14.
La Pierre-�-Cheval

Il est, � l'orient de Pierre-perc�e et non loin du ch�teau de Damegalle, une roche qui l'emporte sur toutes les roches du pays par la singularit� de sa forme et par l'�clat de son site. Assise sur le sommet d'un mont, comme un oiseau sur son nid, elle �l�ve majestueusement la t�te au-dessus de la masse de sapins qui l'environne, et elle semble jeter sur toute la contr�e un regard d'aigle. On a donn� � cette roche le nom de Pierre-�-Cheval, parce qu'elle se compose de deux blocs bien distincts, l'un inf�rieur et formant comme une colonne compacte sur laquelle repose un entablement d'un carr� presque parfait qui la d�borde dans plusieurs sens. Cet entablement n'a que quelques toises de superficie ; mais la roche, prise dans sa totalit�, est d'une �l�vation �tonnante mesur�e sur les devants, tandis que, sur les derri�res, elle s'accroupit sur le sommet de la montagne, o� elle n'offre qu'un rebord � hauteur d'appui. La nature, qui ne veut jamais perdre aucun moyen d'�tre admir�e, a voulu que ce point culminant f�t d'un acc�s facile � quiconque serait conduit l� par l'amour de la solitude, ou par le d�sir d'embrasser d'un seul coup d'oeil un pays riche en points de vue magnifiques.
Peu de jours apr�s qu'Etienne de Bar e�t quitt� Damegalle pour se rendre � Marsal, on voyait sur le sommet de la Pierre-�-Cheval une table d'une m�diocre �tendue, autour de laquelle �taient rang�s sym�triquement quatre si�ges recouverts de mousse. De longues perches, fa�onn�es avec de jeunes sapins � moiti� �branch�s, �taient fix�es, en plusieurs endroits, dans les crevasses d� rocher. A ces perches, dress�es en forme de supports, on avait adapt� d'autres perches transversales auxquelles �taient attach�es des toiles que le vent agitait comme des toiles de navire, et qui �taient destin�es � prot�ger la superficie du rocher contre l'ardeur du soleil. On avait eu soin que ce d�me temporaire, qui dominait la cime des sapins environnants, n'enlev�t rien � la majest� du coup d'oeil, et que le c�t� ant�rieur du rocher rest�t ouvert dans toute sa longueur. De ce c�t� on voyait, � une demi-lieue de l�, le ch�teau de Pierre-perc�e assis sur sa longue base de pierre. On voyait ses murs cr�nel�s, sa toiture gris�tre, et la superbe majest� de son donjon menac� par tant d'hommes. On voyait les troupes de l'�v�que de Metz se d�ployant � ses pieds comme un vaste cordon, et formant comme une ceinture noire autour du monticule assi�g�. Sur la plate-forme o� est maintenant situ� le village de Pierre-perc�e, on voyait la fum�e du camp et une multitude innombrable de tentes. A c�t� de ces signes de guerre, et � une distance plus rapproch�e, la nature se d�ployait m�le et aust�re, comme si, par son silence et la rigidit� de ses formes, elle e�t voulu d�sapprouver la convoitise et la turbulence des hommes. Une for�t immense de sapins se d�roulait aux pieds m�mes de la Pierre-�-Cheval, et allait se perdre, de coteaux en coteaux, jusqu'� la vall�e profonde de Chararupt, d'o� elle se relevait, comme la pens�e affaiss�e d'un puissant g�nie, jusqu'� la montagne d'Artimont, dont elle environnait la cr�te arrondie. A droite, en s'avan�ant avec pr�caution sur les bords du rocher, on pouvait entrevoir, � une distance tr�s-rapproch�e, les murs noircis du ch�teau de Damegalle et ses sinistres tourelles. De ce sommet �lev�, o� l'on semblait nager sur le balancement des arbres, l'on n'entendait aucun bruit, si ce n'est le croassement rare des corbeaux, les cris per�ants du geai, et le craquement des sapins qui s'entre-choquaient dans l'air, comme pour se disputer l'espace, lorsqu'un vent l�ger venait � secouer leurs tiges, ou � se jouer dans leurs chevelures entrelac�es.
En arri�re du rocher, et sur la plate-forme du mont, on voyait plusieurs cuisiniers et valets se mouvoir avec empressement autour d'un grand feu aliment� par des troncs d'arbres entiers et par des branches de sapins secs. On d�pe�ait un cerf, on plumait des gelinottes, h�tesses naturelles de ces bois. On voyait, �pars sur la mousse, tous les attirails n�cessaires � la confection et au service d'un excellent d�jeuner. A ces appr�ts et au mouvement que se donnaient les artistes culinaires, il �tait ais� de comprendre que des personnages d'un rang distingu� avaient choisi, ce jour-l�, le sommet de la Pierre-�-Cheval pour leur salle � manger.
Lorsque le soleil fut � peu pr�s au milieu de sa course, on vit arriver Berthe accompagn�e de son p�re, d'Arnou, comte de Hombourg, et d'un troisi�me personnage qui n'est point encore apparu, dans les pages de notre histoire. Il avait l'air et le costume d'un d�vot ermite, et il �tait en effet ce qu'il paraissait �tre, contrairement � bien des gens dont l'�me et les id�es ne sont point � l'unisson du costume qu'ils ont adopt�. Isembaut (c'�tait le nom du digne pr�tre) avait �t� d'abord moine � Senones ; il �tait actuellement ermite � la Mer.
La Mer, que, par corruption, on a appel�e la Mey, est un lac d'une m�diocre �tendue, situ� dans les montagnes de la vall�e de Celles, au-dessus, du village de Vexaincourt. Ce lac a cela d'extraordinaire qu'il est d'une forme presque tout-�-fait ronde, et qu'il est situ� au sommet d'une montagne. Il est d'une telle profondeur que le peuple a cru pendant longtemps que l'on ne pouvait y trouver de fond. Sa surface est noire, et d'un aspect tellement sinistre que l'on a cru ne pouvoir mieux faire que d'attribuer sa formation � un �v�nement tragique. Une troupe de danseurs s'�tait r�unie l�, dit-on, un jour de Trinit�, pour s'y livrer � des divertissements coupables. Au moment o� la danse �tait le plus anim�e, la terre s'entrouvrit tout-�-coup sous les pieds des jeunes gens, la montagne affaiss�e les engloutit, et un lac s'est �lev� sur le lieu m�me en m�moire du fait. Les plus cr�dules ajoutent que, si l'on pose l'oreille � terre sur les bords du gouffre, on entend encore le son des instruments et le pi�tinement �ternel des danseurs. L'histoire, comme on doit s'y attendre, ne rapporte rien de ces faits; mais elle nous apprend que, vers l'an 1090, un moine de Senones, plus ami de la perfection que la plupart de ses confr�res, obtint de son abb� la permission de se retirer dans ce lieu d�sert, et d'y construire une cellule. Pibon, �v�que de Toul, vint lui-m�me faire la cons�cration de la petite �glise qui y fut jointe, et la d�dia � Notre-Dame de la Mer (24). Cette d�dicace eut lieu le jour de la Trinit�, et fut sans doute accompagn�e d'un grand concours de peuple. Depuis ce temps, ou peut-�tre d�s auparavant, la f�te de la Trinit� a toujours �t� c�l�br�e avec une d�votion extraordinaire dans ces montagnes. Tous les ans, la population de la vall�e se rendait processionnellement au saint lac ; on voyait des familles faire quatre ou cinq lieues pour assister, avec toute la d�votion possible, � cette c�r�monie religieuse. Ce n'est que depuis que la chapelle a �t� renvers�e, et que l'image de Notre-Dame de la Mer a �t� transport�e dans l'�glise de Luvigny, que la foule des p�lerins se dirige dans ce village pour y porter le tribut annuel de ses offrandes, ou pour s'y livrer � toutes les joies et � toutes les dissipations qui accompagnent les rassemblements champ�tres. Encore le lac de la Mer est-il loin d'avoir perdu le prestige qui l'environne depuis les anciens temps. Dans les moments de danger, on voit des villages entiers s'armer de la banni�re paroissiale, et s'acheminer, � l'insu ou contre le gr� de leurs pasteurs, vers la montagne de la Mey, pour y porter en triomphe l'image v�n�r�e qu'ils regardent comme le refuge de toutes les angoisses et le Palladium de la vall�e.
Le moine Isembaut ne partageait point l'animosit� de ses confr�res de Senones contre la maison de Salm. En v�ritable homme de Dieu, il savait appr�cier une intention g�n�reuse, et il aimait mieux la libert� des peuples, dont les comtes de Salm se d�claraient les protecteurs, que des droits asservissants �tablis en faveur d'un monast�re par des chartes us�es. Aussi nous avons vu dans le quatri�me chapitre de cette histoire que le saint personnage avait pr�dit � Agn�s de hautes et longues destin�es pour sa race. Berthe avait connaissance de la sympathie que toute oeuvre louable rencontrait dans le pieux anachor�te; elle savait aussi quelle �tait l'affection qu'il portait dans son coeur aux nobles enfants d'Agn�s. Elle l'avait invit� � un banquet solitaire sur la Pierre-�-Cheval, afin de se concerter avec lui sur les moyens de les d�livrer des horreurs de la famine.
Lorsque les quatre personnages dont nous avons parl� furent en face de la roche, Arnou s'�lan�a le premier, pour aider les autres � op�rer la mont�e. Berthe fut en haut d'un seul bond, mais il fallut des efforts prolong�s et des soins minutieux pour attirer son vieux p�re. L'homme de Dieu fit signe qu'il monterait sans le secours d'aucun bras, et, malgr� son �ge, il franchit la saillie avec assez de prestesse.
Aussit�t les viandes furent servies ; l'ermite invoqua le nom du Seigneur � haute voix, et sa parole sainte semblait voler dans les airs et se marier avec la gravit� du site. Les quatre convives se mirent � table et firent honneur aux mets qu'on leur avait pr�par�s. Un quartier de cerf fut mang� avec app�tit, et la chair de gelinotte fut trouv�e excellente. Plusieurs bouteilles d'un excellent vin furent vid�es. Berthe avait eu soin de les faire tenir au frais dans les concavit�s du rocher. Peu � peu la gravit� fit place � la franchise, et de la franchise il n'y a qu'un pas aux communications les plus importantes.
Sur la fin du repas, un l�ger coup de vent s'�tant �lev� et ayant agit� la cime des sapins, le sire de Bl�mont d�clara qu'il ne pouvait rester plus longtemps sur ce roc a�rien, que la t�te commen�ait � lui tourner, qu'il ne faudrait qu'un coup de vent pour renverser la table, le plafond et les si�ges, et qu'il ne pouvait songer qu'en tremblant que sa vie d�pendait de la stabilit� d'une pierre. Il se retira en annon�ant qu'il allait faire un tour dans la for�t : ou plut�t on le descendit avec plus de pr�cautions encore qu'on n'en avait pris pour le faire monter.
Alors Berthe crut la circonstance favorable pour l'ouverture de son projet.
Elle commen�a par amener la conversation sur le ch�teau de Pierre-perc�e.
- C'est une chose triste � penser, dit-elle, que nous go�tions tous les plaisirs de la table ayant sous les yeux un castel affam�. Je donnerais la moiti� de la ch�tellenie de Bl�mont, lorsqu'elle me sera obvenue par droit d'h�ritage, pour que toute la famille de Salm se trouv�t r�unie avec nous sur ce roc, et pour qu'elle particip�t aux joies de notre festin.
- Il faudrait que la roche s'�larg�t, r�pondit le comte de Hombourg, ou bien il faudrait que nous nous assissions sur les arbres.
- Nous pourrions recevoir ici quatre personnes de plus, r�pliqua Berthe, sans �tre oblig�s de nous asseoir sur les arbres. Pour ma part, je porterais volontiers Mathilde sur mes genoux, comme d�j� je la porte sur mon coeur.
- C'est un sort fort heureux pour elle, Madame, reprit le duc de J�richo, et surtout fort � envier.... Il faut convenir que la ch�telaine de Pierre-perc�e est charmante, et qu'elle m�rite l'int�r�t que vous lui portez. Elle est jolie comme une fille de Bethl�em, suave et tendre comme une rose du Carmel. Sa vue embaume l'�me, et ses regards p�n�trent les sens. Jamais je n'ai vu en Palestine de fille dont le maintien annonce autant de candeur. Si vous n'eussiez �t� l� pour contrebalancer l'effet de ses charmes lorsque nous all�mes dans le manoir de sa m�re, je crois que je me serais laiss� prendre par la timidit� de ses yeux, et par sa beaut� aussi brillante que naturelle.
- Et vous auriez bien fait, reprit la fille du sire Ulric en portant un regard langoureux vers le donjon de Pierre-perc�e. Devenez son ami, et vous serez le mien ; devenez son protecteur, et vous aurez part � mon affection. Vous convenez du m�rite et des perfections de Mathilde, et vous �tes du nombre de ceux qui la pers�cutent ! vous �tes du nombre de ceux dont les d�marches ne tendent qu'� la faire mourir de faim ! Si sa famille ne vous int�resse point, du moins que le sort de cette noble enfant vous touche.... Voyons, chevalier de la Palestine : vous ne dites rien. Prenez une r�solution g�n�reuse, et dites : Mathilde ne p�rira point, puisque la Providence a mis sa destin�e entre mes mains.
- Vous ne me conseillez point sans doute, Madame, de forfaire � l'honneur et de laisser p�n�trer des vivres dans le ch�teau de Pierre-perc�e. J'ai �t� chevalier loyal en Palestine, et je le serai ici comme ailleurs.
- Je ne vous conseille point de laisser p�n�trer des vivres dans le ch�teau que vous assi�gez; mais je vous conseille de consentir � l'�vasion de Mathilde...... d'y travailler m�me ; et en cela vous ne ferez qu'accomplir les devoirs d'un chevalier loyal et courtois.
- Noble Berthe, quand je voudrais faire �vader Mathilde, je ne le pourrais pas ; et quand je le pourrais je ne le voudrais pas, parce que je doute qu'une action pareille puisse se concilier avec mes devoirs militaires. J'ai fait la guerre en Palestine
- Laissons la Palestine, sire chevalier de J�richo : nous sommes sur le sommet de la Pierre-�-Cheval, � quatre lieues de Bl�mont.... Seigneur Arnou, et non plus chevalier de la Palestine (parce qu'ici je ne plaisante pas), vous pouvez sauver Mathilde, et je veux que vous la sauviez : je me charge de vous en procurer les moyens. Croyez-vous qu'il n'y ait pas plus d'adresse dans une t�te de femme que dans toutes vos t�tes orn�es de casques et surmont�es de banderolles ? Une femme a vaincu le premier homme, m�me dans la Palestine, et une femme pourrait encore bien vous vaincre aujourd'hui...... Maintenant, que vous puissiez contribuer � l'�vasion de mon amie sans forfaire � l'honneur ; que vous puissiez sauver une noble demoiselle des horreurs de la faim ou des dangers d'une honteuse captivit�, sans cesser d'�tre un bon chr�tien et un loyal chevalier comme vous l'avez toujours �t�; c'est une question que je ne me permettrai pas de r�soudre, parce qu'elle n'est point de ma comp�tence. Je pourrais dire n�anmoins qu'en prenant l'�p�e vous avez fait voeu de prot�ger les dames, et de vous consacrer � la d�fense de leur vie, de leur libert�, de leur honneur. Je n'insisterai point sur la valeur de cet argument, parce que dans ma bouche il pourrait vous para�tre fort suspect. Mais voici un homme de Dieu que j'ai fait venir expr�s pour lever vos doutes et animer votre z�le. Allons, mon p�re, parlez au noble comte, et faites-lui comprendre qu'il est permis de faire une action g�n�reuse sans �tre un tra�tre.
L'homme m�ri par le d�sert r�pondit en ces termes.
- Les lois de la guerre sont sacr�es et inviolables comme le sont toutes les autres lois humaines. C'est-�-dire qu'elles obligent dans toute leur force et teneur toutes les fois qu'elles ne sont point en contradiction avec des lois plus hautes et d'un int�r�t plus grave. Mais d�s que les lois naturelles ou divines les combattent, elles deviennent nulles comme la clart� d'une bougie disparait devant l'astre du jour. Or, dans la circonstance pr�sente, je vois deux lois ou deux devoirs en opposition, le devoir militaire, qui vous oblige de tenir resserr�s Agn�s et ses enfants dans leur forteresse, de mani�re � ce qu'aucun d'eux ne s'�chappe ; et le devoir de l'humanit�, de la justice et de la charit�, qui vous d�fend de participer � aucune injustice. Je veux qu'Etienne de Bar ait le droit de s'emparer par les armes de la demeure et des possessions des comtes de Salm. Vous comprenez, comte de Hombourg : c'est un point que je vous accorde, et non une v�rit� dont je convienne. Il n'a le droit d'attenter ni � leur vie, ni � leur libert�, ni � leur honneur, puisque ces seigneurs n'ont commis aucune faute assez grave pour m�riter un pareil ch�timent. Ainsi, noble comte, vous pouvez et vous devez, par tous les moyens possibles, faciliter l'�vasion, non-seulement de Mathilde, qui.... je la connais.... m�rite les �gards et la protection d'un courtois chevalier comme vous l'�tes ; mais encore de sa m�re, de ses fr�res et de toutes, les personnes de leur suite, parce que, encore une fois, Etienne de Bar n'a aucun droit ni sur leur libert� ni sur leur vie.
A ces mots, Berthe tomba aux genoux de l'ermite, et elle les embrassa, en s'�crient avec l'accent de la plus haute reconnaissance :
- Homme de Dieu, vous n'�tes donc point de ces pr�tres cruels qui font marcher leurs volont�s et leurs projets tyranniques avant la volont� de Dieu m�me. B�nie mille fois soit la religion qui produit de tels ministres et qui vous a inspir� de tels sentiments ! Ne vous �loignez pas, mon p�re : je veux embrasser en vous un digne repr�sentant du Christ ; je veux aspirer � vos pieds toute l'odeur de la charit� qui vous enflamme.
Ce transport de Berthe fit beaucoup plus que les argumentations de l'ermite. Arnou ne put y tenir, et il promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour la d�livrance de la famille de Salm.
- Maintenant, mon p�re, continua Berthe en demeurant toujours aux genoux d'Isembaut, je ne me rel�verai point que vous ne m'ayez accord� une gr�ce.
- Parlez, ma fille, r�pondit le saint homme : le Seigneur vous a donn� le don de la force et celui de l'intelligence.
- Lorsque les comtes de Salm auront bris� les liens de leur captivit�, car je ne doute pas que, par la bonne volont� que manifeste le comte Arnou et par le secours de vos pri�res, nous n'arrivions � ce bonheur,.... erreront-ils de montagne en montagne, priv�s de tout secours et manquant des choses les plus n�cessaires ? Vous ne le voudrez pas, mon p�re : votre charit� est trop grande ! Je demande que vous leur donniez un abri dans votre cellule, et que vous rompiez avec eux le pain de votre table. Je mettrai � votre disposition l'argent n�cessaire pour fournir � leurs besoins, et pour am�liorer le sort de ma jeune amie.
- Votre volont� sera faite, noble dame. Je b�nis le cr�ateur de toutes choses de ce que, dans mon d�sert et dans ma pauvret�, il me permet d'�tre utile aux grands de la terre.
La s�ance ainsi termin�e, on descendit du rocher. On rejoignit le bon Ulric, qui faisait le tour de la longue et large plate-forme qui couronne la montagne, et dont la Pierre-�-Cheval semble �tre le principal rempart. Il s'�tonnait que l'on n'e�t point choisi ce point culminant, et retranch� presque partout par des pointes de rochers, pour y asseoir un castel, pr�f�rablement au point beaucoup moins �lev� et moins spacieux o� l'on avait construit Damegalle. - Ce lieu serait imprenable, disait-il, pour peu que l'art v�nt au secours de la nature. Avec cinq ou six cents hommes on en �craserait dix mille qui tenteraient de forcer cette esplanade. La coupe de la montagne est tr�s-large, � la v�rit�, et les troupes qui y seraient assi�g�es auraient besoin de se d�ployer sur un vaste cordon pour r�sister � une attaque ; mais aussi le blocus serait beaucoup plus difficile � ex�cuter, et l'on courrait peu le risque d'y �tre affam�. Je remarque de plus que le lieu, loin d'�tre aride, donne tous les signes d'une v�g�tation vigoureuse. Ce serait une ressource de plus pour les hommes et les animaux qui seraient oblig�s d'y faire une r�sidence forc�e.
- Je remarqu�, dit l'ermite, que le Cr�ateur, en fa�onnant ces contr�es, semble avoir eu le projet d'y amener des guerres semblables � celles dont nous sommes aujourd'hui les t�moins ; et la nature, qui n'a pas voulu que l'homme en f�t tous les frais, a pr�par� des lieux o� il lui f�t ais� de se d�fendre contre ses oppresseurs. Voyez cette pointe de rocher situ�e � l'angle de la montagne. N'est-ce point un bastion naturel mieux construit que tous les bastions les plus solides ? n'est-ce point l� la place d'un archer charg� de repousser l'ennemi sur deux c�t�s diff�rents ? et ne voil�-t-il point le tronc d'un �norme sapin qui couvrirait son corps et le mettrait � l'abri de toute insulte ? Dieu est si bon qu'il a cr��, il y a cinq mille ans, ce qui sera n�cessaire aujourd'hui ou demain pour la d�fense de ses serviteurs, et qu'il a command� � la nature, deux si�cles d'avance, de produire l'arbre qui peut sauver la vie � plusieurs centaines d'hommes.
Ces r�flexions, faites avec un ton et un regard que la charit� enflammait, ne furent point perdues pour Berthe. Tandis que son p�re consid�rait avec admiration la forme de deux roches parall�les qui n'�taient s�par�es que par un gouffre �troit que l'oeil osait � peine mesurer; tandis qu'Arnou, oubliant sa dignit� de duc de J�richo, s'amusait � lancer des blocs de pierre et � �couter l'horrible fracas qu'elles faisaient en se heurtant contre les arbres, Berthe disait tout bas au g�n�reux ermite :
- C'est ici, mon p�re, c'est ici qu'il faut que les comtes de Salm s'�tablissent lorsqu'ils auront quitt� leur castel. C'est ici que je vous prie de leur envoyer du secours en vivres et en hommes. Je vous remets cette bourse : faites en le meilleur usage possible. Que dans huit jours, dans huit jours au plus tard; Herman rencontre sur ce mont tous les secours qu'il vous sera possible de lui amener.
L'ermite serra la main de Berthe, et la quitta en disant ces paroles :
- Noble fille de Bl�mont, que le Seigneur soit favorable � vos d�sirs.

CHAPITRE 15.
Fuite

Le grand jour de la Trinit� venait de finir. Apr�s le coucher du soleil, de sombres nuages s'�taient amoncel�s sur l'horizon, et semblaient pr�sager une nuit profonde. Quelques �clairs qui scintillaient dans le lointain ajoutaient � la majest� des t�n�bres, en les coupant par masses et en y m�lant un �clat passager. C'est ainsi que quelques rayons d'esp�rance, partis d'un autre monde, viennent se jetter, comme une lumi�re ac�r�e, sur la fin de la vie humaine, et rendent le tombeau m�me magnifique en y m�lant une teinte de vie.
Les troupes de l'�v�que de Metz veillaient assiduement, comme � l'ordinaire, autour du manoir des comtes de Salm, en l'encadrant dans un vaste r�seau dont il �tait impossible de d�lier les noeuds. Des piquets de cent hommes �taient plac�s de distance en distance, et entre chaque piquet veillaient des sentinelles assez rapproch�es pour qu'aucun �tre humain ne p�t impun�ment franchir la ligne sur laquelle elles �taient �chelonn�es. Tant�t le comte Renaud lui-m�me passait la nuit au milieu d'elles, pour veiller � l'ex�cution du service ; tant�t il se reposait de ce soin sur Arnou, comte de Hombourg; et alors, apr�s s'�tre assur� que toutes choses �taient dans l'ordre accoutum�, il retournait dans le vieux ch�teau de Damegalle, pour s'y livrer au repos. C'est ce qui �tait arriv� la nuit dont nous parlons.
Cette nuit, environ trois heures apr�s le coucher du soleil, une clart� soudaine se fit apercevoir sur la Pierre-�-Cheval, et jeta un vif �clat sur les sapins d'alentour. Quelques minutes apr�s, un signal du m�me genre parut sur le donjon du ch�teau de Pierre-perc�e. Les assi�geants s'�tonnaient � la vue de ce double ph�nom�ne, et chacun cherchait � en expliquer la cause. Les uns pr�tendaient que c'�tait un incendie qui allait se manifester; les autres, que c'�taient les lutins ou les f�es de ces montagnes qui faisaient leur apparition centenaire, et qui peut-�tre se concertaient sur les moyens d'exterminer les audacieux qui persistaient � semer la d�solation et la terreur dans ces contr�es. Quelques-uns m�me affirmaient avoir vu un g�nie de feu s'�lancer dans les airs et prendre son vol de l'un � l'autre rocher. Les plus prudents redoutaient une attaque de quelque puissant seigneur ami de la maison de Salm. D�j� le bruit de la sortie de Henri commen�ait � se faire jour, parce qu'on ne le voyait plus, comme � l'ordinaire, para�tre tous les matins sur les cr�neaux et jeter un regard de d�fi sur le camp des Messains. Tous �taient d'avis que quelque chose de nouveau se tramait (car le d�part d'Etienne avait �t� diversement expliqu�) ; et plusieurs en battaient des mains, car il n'y a rien qui r�pugne au soldat comme une vie monotone et sans danger. Tout genre de vie devient fastidieux lorsqu'il est constamment uniforme; et il l'est encore plus lorsqu'il n'est point assis dans les conditions naturelles du bonheur.
Arnou, qui connaissait seul le myst�re du double feu, monta seul vers la tour, comme pour y faire une reconnaissance. Quelques jours auparavant il avait fait parvenir � H�rman un billet sign� de Berthe, et dans lequel la jeune Bl�montaise s'exprimait ainsi :
� Tenez-vous pr�ts pour le d�part. Lorsque vous apercevrez un fanal sur la Pierre-�-Cheval, r�pondez-y par un feu pareil, et qu'� l'instant seize de vos archers se trouvent sur 'esplanade au pied du rocher. Quelqu'un les conduira o� il sera n�cessaire.
� Une heure apr�s, un second signal vous sera donn�. R�pondez-y comme au premier, et qu'aussit�t toutes les personnes que vous d�sirerez sauver de la mort ou de l'esclavage descendent et se tiennent en silence pr�s de la tour. Vous trouverez l� un guide et un lib�rateur. �
L'�clat des feux ne dura que cinq minutes; apr�s, quoi les vallons et les montagnes retomb�rent dans l'obscurit� accoutum�e.
Lorsque le comte Arnou arriva sur l'esplanade, il y trouva les seize hommes d'armes que le seigneur Herman avait fait descendre. Il conduisit ces seize hommes jusqu'� la ligne des assi�geants, et l�, � la faveur de l'obscurit�, il les posa, comme sentinelles, � la place d'un pareil nombre de Messains qu'il releva de garde et qu'il renvoya dans le camp. Il avait jug� cette disposition n�cessaire pour que personne ne soup�onn�t la part qu'il allait prendre dans l'�vasion des assi�g�s. En effet il ne pouvait d�garnir une partie de la ligne sans que cette manoeuvre f�t aper�ue, par ceux-l� du moins qu'il aurait renvoy�s de leur poste sans les remplacer imm�diatement par d'autres hommes. Arnou avait bien voulu se pr�ter aux projets de Berthe, mais c'�tait � condition que le service qu'il �tait charg� de commander ne recevrait visiblement aucune atteinte. Lui-m�me n'aurait pas eu sans doute assez de talents pour trouver ce stratag�me de guerre (car nous avons vu que le comte de Hombourg, malgr� ses quinze ann�es d'exploits dans la Terre-sainte, avait naturellement assez peu d'id�es), mais la jeune Bl�montaise le lui avait sugg�r� ; et s'il ne fait pas beaucoup d'honneur au g�nie de l'inventrice, il est au moins une preuve manifeste de sa bonne volont�. Elle avait fait comprendre � Arnou que rien n'�tait plus facile que cette substitution d'hommes, attendu que les d�fenseurs du ch�teau de Pierre-perc�e avaient absolument le m�me costume et les m�mes armes que les Bl�montais amen�s par son p�re.
Ainsi, sur une largeur d'environ six cents pas, les assi�g�s avaient pris la place des assi�geants et formaient une ligne fictive de surveillance � l'orient du castel.
Au moment fix�, la Pierre-�-Cheval s'illumina de nouveau, et la tour de Pierre-perc�e r�pondit � cet appel de salut. Pour la seconde fois, le camp des Messains s'�bahit, et chaque homme levait la t�te vers le m�t�ore lumineux, comme pour en interroger la flamme.... La flamme fut discr�te, car elle s'�teignit pour favoriser la descente de Herman et de ses hommes.
Cinq minutes apr�s, toutes les personnes que renfermait le manoir se trouvaient p�le-m�le sur l'esplanade au pied de la tour, et attendaient le lib�rateur que Berthe leur avait promis. Bient�t Arnou se pr�senta, marchant sur le bout du pied et couvert d'un long manteau noir. Il disposa la troupe sur une seule et longue file, recommanda le silence le plus absolu, et ordonna qu'on le suiv�t. On descendit vers la base m�ridionale du rocher, on circula longtemps et � t�tons le long des nombreuses anfractuosit�s et des crevasses qu'il pr�sente de ce c�t�. Apr�s bien des terreurs, et bien des soins minutieux que l'on prit pour ne pas occasionner le moindre bruit, on arriva enfin au pied de la chapelle. L� Arnou se retourna, et attendit Mathilde, qui donnait le bras � sa m�re. Il saisit affectueusement la main de la jeune ch�telaine, et lui mit au doigt un anneau pr�cieux, en disant : - Noble fille des montagnes, souvenez-vous du chevalier qui vous remet cette bague; elle a travers� les mers et touch� la pierre du saint s�pulcre.
A peine e�t-il achev� ces mots, qu'il s'esquiva pour rejoindre son camp.
Un nouveau guide sortit d'une des cavit�s du rocher, et se mit � la t�te des fugitifs. C'�tait un homme noir depuis les pieds jusqu'� la t�te, et on ne pouvait voir aucune partie de sa figure. A sa suite, on passa au milieu des sentinelles ; et celles-ci, bien loin de sonner le cor d'alarme, livr�rent le passage et inclin�rent leurs armes devant leur redout� seigneur. Le plus profond silence �tait n�cessaire en cette rencontre, et il fut observ�. Herman marchait � la t�te de se petite troupe, h�las ! il faut le dire, singuli�rement diminu�e depuis son entr�e au ch�teau, Sans compter les hommes que la faux de la guerre avait abattus, plusieurs y p�rirent, � ce qu'on pr�tend, consum�s par la faim. Tous ceux qui restaient avaient un aspect p�le et caverneux, et pouvaient � peine soutenir leurs armes. Il est de fait que personne n'avait rien pris depuis deux jours : seulement Mathilde et sa m�re s'�taient partag� un oeuf dans la matin�e ; et sans la courageuse entremise de la fille du sire Ulric, Henri n'aurait probablement plus retrouv� que les cadavres des personnes de sa famille, lorsqu'il serait revenu planter l'�tendard de Lorraine au pied du castel de ses p�res.
Toutefois Agn�s et Mathilde marchaient avec un courage assez heureux, quoique leurs pieds glissassent souvent sur le sol pierreux, et que le moindre heurt contre les cailloux p�t trahir leur marche et compromettre leur vie. Si le soleil e�t �clair� cette sc�ne de p�ril, on aurait vu dans l'allure et l'attitude de deux personnes si unies par le coeur et l'esprit, des sentiments d'un genre et d'un effet tout oppos�s. On aurait vu Agn�s de Langstein d�ployant toute l'�nergie de son grand caract�re pour repousser l'id�e de sa disgr�ce, et replier silencieusement sa t�te vers sa poitrine, comme pour y trouver des forces ; tandis que sa fille, portant l'espoir sur le front, et radieuse de courage comme on l'est au printemps de la vie, portait la t�te haute et souriait contre le malheur, ce qui est, apr�s tout, le vrai moyen de le mettre en fuite ; car le malheur, semblable � un aigle sauvage, ne s'abat que sur ceux qui t�moignent de la crainte, tandis qu'il �pargne ceux qui le contemplent avec un oeil fier ou avec le regard de l'innocence. On aurait vu la vieille comtesse tenant entre ses bras une v�n�rable statuette de saint Antoine, patron de sa chapelle et de ses domaines, et la presser pieusement sur son sein comme le Palladium de son toit et le refuge de ses enfants. On aurait vu Mathilde, au contraire, portant un �crin dor� o� se trouvaient ses propres bijoux et les richesses de sa famille. Elle n'avait point oubli� les livres privil�gi�s de Henri, et elle en avait charg� un domestique, qui aurait pr�f�r� sans doute un fardeau moins lourd et plus commode.
Herman tenait en lesse ses deux dogues favoris. Les quatre autres, h�las! avaient p�ri sous le coutelas pour servir � de plus pressants besoins.
La petite troupe s'avan�a sans s'arr�ter, et toujours avec les plus grandes pr�cautions, jusqu'� l'entr�e de la for�t. L� le conducteur noir fit une pause et permit � chacun de reprendre haleine. Puis, sans r�pondre � aucune question et sans vouloir m�me se faire conna�tre, il ordonna que tous se remissent en marche, et il les pr�c�da dans les sentiers t�n�breux de Marie-Fontaine.
Il �tait environ deux heures du matin lorsque l'on arriva au milieu d'un vallon �troit qui, d�garni d'arbres dans toute sa longueur, formait une longue clairi�re tapiss�e d'herbe fra�che et de plantes foresti�res qui pour lors �taient en pleine floraison. Herman connaissait le lieu, et il savait qu'il �tait � une distance assez rapproch�e de Damegalle. Aussi commen�ait-il � suspecter la foi de son conducteur, et � craindre qu'il ne l'e�t attir� dans un pi�ge. Mais, � sa grande satisfaction, � peine e�t-il fait les premiers pas dans ce vallon solitaire, qu'il aper�ut, � la clart� de la lune, qui commen�ait � se montrer au-dessus des arbres, le gazon couvert de mets de diff�rentes esp�ces, puis, � quelque distance, des manants qui s'avan�aient en criant � demi voix : Vive le comte Herman, vive notre bon seigneur ! La suite du comte ne put se contenir � cette d�monstration, et � l'aspect soudain des mets. Chacun donc se mit � crier d'une voix que les �chos de Chararupt r�p�t�rent, et qui retentit jusque dans les souterrains de Damegalle : Vive, vive le seigneur Herman ! Vive le seigneur ch�telain, de Pierre-perc�e !
En ce moment, le saint ermite Isembaut (car c'�tait lui qui avait servi de guide) rejeta en arri�re son capuchon, et laissa apercevoir les flots de sa barbe blanche, qui descendait jusque sur sa poitrine.
- Paix, paix mes enfants, s'�cria-t-il ! Si l'ennemi dort, ne cherchons point � le r�veiller. Souvenez-vous que nous ne sommes qu'� six cents pas de sa tani�re. Il est vrai qu'il est peu � craindre en cet endroit, parce que ses forces sont ailleurs. Mais la prudence exige que notre retraite s'effectue dans le silence. Buvez et mangez, mes enfants : c'est ce que vous avez de mieux � faire � cette heure. Vous devez �tre �puis�s par cette marche p�rilleuse et par les suites d'un long je�ne. Buvez et mangez, mais avec discr�tion: voici ce que le Seigneur vous envoie. Celui qui a d�li� vos cha�nes a aussi pourvu � votre subsistance ; et s'il est vrai de dire avec le psalmiste, Dominus solvit compeditos, Dominus erigit elisos, disons aussi dans toute l'effusion de notre reconnaissance, dat escam esurientibus, et herbam servituti hominum.
- C'est donc � vous, cher Isembaut, que nous sommes redevables de notre d�livrance, s'�cria Herman en se jetant au cou du d�vot ermite.
- C'est � moi apr�s Dieu, apr�s Berthe, et apr�s un noble chevalier dont vous apprendrez le nom, r�pondit l'homme de Dieu en abaissant la voix.
- Et en quel lieu votre intention et celle de Berthe est-elle que nous transplantions notre malheur ?
- Je vous ai d�j� dit que l'affaire la plus press�e pour vous en ce moment est de prendre quelque nourriture. L'�me n'est gu�re capable de prendre une r�solution fixe lorsque le corps chancelle. Voici mon �ne qui est charg� de deux grandes jattes remplies d'un excellent vin. C'est un pr�sent qui m'a �t� fait par mes confr�res de Senones. Ces bons p�res ne pr�voyaient gu�re qu'il serait bu par les hommes qui ont usurp� le droit de p�che dans leur rivi�re.
A ces mots, Isembaut fit approcher son coursier � longues oreilles, le compagnon de sa solitude, le t�moin de ses courses et l'ami de sa vieillesse. La tradition dit m�me qu'ils couchaient ensemble dans la m�me cellule. Le pieux animal parut au milieu du cercle en secouant les oreilles, et en saluant la compagnie avec un braire affectueux. On s'empressa de descendre les jattes, et l'animal soulag�, ayant re�u de son ma�tre un l�ger coup de main sur la croupe, alla prendre sa r�fection, � une distance honn�te.
Ce fut le signal du repas. Tous s'accroupirent autour des mets, et l'ermite, comme un vigilant majordome, allait de groupe en groupe pour pr�sider � la distribution des aliments, et pour pourvoir � ce que chaque personne re��t sa part du banquet. Il excitait les uns, il faisait entendre aux autres qu'il �tait dangereux, apr�s de longues privations, de manger avec trop d'avidit�. Une des deux jattes fut laiss�e � la discr�tion des hommes d'armes subalternes, et il y en eut plus d'un qui prouva qu'il n'avait point perdu la louable habitude de boire � longs traits.
Lorsque l'ordre fut �tabli, l'ermite entra�na Herman, Agn�s et Mathilde, dans un angle du vallon d� il avait tenu en r�serve un p�t� de venaison et une cruche d'un vin de 1134. L�, en s'asseyant avec eux sur la verdure, et en ne se faisant point scrupule de rompre le je�ne qu'il s'imposait d'habitude, il fit � Herman le d�tail de tous les moyens que l'on avait pris pour le tirer des mains de ses ennemis. Il fit valoir, avant tout, la constante amiti� de Berthe et la bienveillante intervention du comte de Hombourg. Il raconta que la veille, jour de la Trinit�, il avait profit� de la r�union des p�lerins autour du lac pour les engager � faire de g�n�reux efforts pour la d�livrance de leur seigneur assi�g�. Il fit entendre qu'il avait excit� au plus haut degr� l'attention et le z�le de son auditoire, puisque tous les hommes capables de porter les armes, m�me ceux qui n'�taient point tenanciers de la maison de Langstein, avaient offert spontan�ment le secours de leurs bras. Il ajouta que lui-m�me s'�tait mis sur-le champ � la t�te de cinquante des plus d�vou�s, et qu'il les avait amen�s, le m�me jour, � la Pierre-�-Cheval, charg�s de provisions, d'armes, et d'outils de toutes les esp�ces. Il dit enfin que c'�taient ces m�mes hommes qui avaient allum� les signaux, et que, d'apr�s ses instructions, ils avaient pass� toute la nuit � creuser la terre et � �lever des retranchements sur la montagne.
- Enfin, dit-il, c'est sur la croupe de la Pierre-�-Cheval que Berthe et moi nous avons r�solu de vous mener, persuad�s que, retranch�s et munis de provisions comme vous allez l'�tre, vous pourrez vous maintenir longtemps dans cette position avantageuse.
Herman approuva tout, loua tout, et se r�jouissait en son coeur d'avoir �t� l'objet d'une si vive sollicitude de la part de la ch�telaine de Bl�mont. Cette admirable personne m'aime donc, se disait-il en lui-m�me, puisqu'elle a fait de si prodigieux efforts en ma faveur. Heureuses sont mes disgr�ces, si elles m'ont valu le coeur et l'affection de celle que je pr�f�rerais sur la terre, s'il m'�tait donn� d'y faire un choix !... Herman ne se trompait point : d�s qu'une femme naturellement douce et timide se jette dans l'intrigue et devient l'�me d'un complot, il est certain que cette femme a quelque chose dans le coeur, et bien s�rement ce n'est point de la haine.
Lorsque Herman e�t termin� ses m�ditations sentimentales, il ouvrit un avis qui ne fut point go�t� de l'ermite. - Puisque nous sommes pr�s de Damegalle, disait-il, qui nous emp�che d'aller attaquer � l'instant ce vieux castel, dont le voisinage a toujours �t� dangereux � notre maison, et d'en faire prisonniers les habitants ? Il n'est pas douteux que, si une fois nous �tions ma�tres de la personne d'Etienne de Bar, la guerre serait finie, et que nous demeurerions paisibles possesseurs de notre domaine.
- Etienne de Bar, reprit l'ermite, n'habite point en ce moment les murs de ce ch�teau. Il est parti depuis douze jours pour r�gler quelques affaires de son dioc�se. Renaud, son fr�re, y fait seul maintenant sa r�sidence avec Ulric et Berthe, et une poign�e de gens. Mais voulez-vous attaquer la demeure de votre amie, de votre bienfaitrice, et risquer, dans le combat, de blesser son p�re ? Croyez-vous que la jeune ch�telaine ne serait point offens�e de cette entreprise dont elle n'a point donn� l'id�e ? et ne feriez-vous point mieux de vous rendre d'abord au poste qu'elle vous a choisi ?
Il y avait de fortes raisons en faveur de l'attaque que Herman proposait, et il y avait de fortes raisons contre. Mais, comme il arrive presque toujours dans ces sortes de perplexit�s, le hasard, ou plut�t la Providence, vint se charger de trancher la question, et cette fois elle ne fut point d�cid�e en faveur de l'ermite.
Les compagnons de Herman finissaient � peine le repas qu'Isembaut leur avait fait servir, et la derni�re jatte venait � peine d'�tre vid�e, lorsqu'une bord�e de fl�ches, parties du fond des sapini�res, vint interrompre leur joie et r�sonna contre les casques et les hauberts. Une seule personne fut bless�e, mais le coup fut terrible et le choix de la victime fut cruel. Pendant que Herman �tait en contestation avec l'ermite, la vieille comtesse de Salm avait quitt� son si�ge de gazon pour se donner quelque mouvement, et ranimer ses sens engourdis par la fra�cheur du matin. Se trouvant isol�e au milieu du vallon, elle avait �t� mir�e par un des ennemis, et elle �tait tomb�e en poussant un grand cri. Soudain Herman, Mathilde et l'ermite se pr�cipit�rent vers elle, avant m�me qu'ils eussent pu conna�tre quelle �tait la cause de ce malheur. Mais � l'agitation de la troupe, aux cris des chefs et au sang dont la robe de la comtesse �tait tach�e, ils comprirent qu'ils avaient �t� d�couverts. En effet, quelques-uns des Barrisiens stationn�s � Damegalle avaient entendu les cris de joie que les compagnons de Herman avaient si indiscr�tement pouss�s, et ils �taient descendus dans le vallon pour y faire une reconnaissance. Ils n'avaient pas tard� � s'apercevoir que les hommes qui d�je�naient sur le gazon n'�taient point de leurs amis.
Herman, dans son indignation, commanda que l'on per��t le bois, que l'on frapp�t sans mis�ricorde tous les ennemis que l'on pourrait d�couvrir, et qu'on les poursuiv�t sans rel�che. Tout en donnant ces ordres, il tenait convulsivement sa m�re entre ses bras, et il cherchait � la rappeler � la vie. Mathilde, glac�e de frayeur, �tait priv�e de mouvement, et serait tomb�e sans connaissance si le chapelain du ch�teau ne l'e�t soutenue. L'ermite cherchait � d�couvrir la blessure qu'avait re�ue Agn�s. La fl�che s'�tait fait un large passage � travers les v�tements, et avait p�n�tr� fort avant dans les chairs. Il en fit l'extraction avec assez de bonheur; il cueillit dans la vall�e des herbes dont il connaissait la vertu, et il en exprima le suc sur la plaie. Apr�s avoir pos� le premier appareil, il fit construire un brancard sur lequel les manants qui avaient apport� les vivres transport�rent Agn�s sur les hauteurs de la Pierre-�-Cheval. L'ermite donna son bras � Mathilde, et le chapelain les suivit en portant entre ses bras la statuette de saint Antoine.

CHAPITRE 16.
Prise de Damegalle

Cependant les compagnons de Herman poursuivaient � travers les sapins les ennemis qui les avaient si l�chement attaqu�s. Ils �taient anim�s, dans cette poursuite, par Thomas Brandeboeuf, ce chef de brigands qu'Etienne de Bar avait expuls� de Damegalle, et qui, pour, s'acheminer � des projets de vengeance, avait mis sa force et son bras au service du comte de Salm.
Thomas Brandeboeuf �tait un homme d'une vigueur extraordinaire et d'une taille presque gigantesque. Parmi tous les hommes de Langstein, aucun ne l'�galait sous le rapport de la force physique ; il avait une valeur � toute �preuve, quoique souvent brutale, et un courage indomptable. L'approche des lieux o� il avait pendant si longtemps donn� des lois redoublait son �nergie, et d�j� dans son coeur il aspirait � reconqu�rir son tr�ne. Aussi, voyant que la pi�t� filiale retenait Herman pr�s de sa m�re bless�e, il s'�tait spontan�ment mis � la t�te des soldats du comte, et avec toute la violence de son caract�re il les excitait � la vengeance et au carnage.
- C'est ici, s'�criait-il, c'est ici que sont les, tra�tres. Suivez-moi dans ce labyrinthe de sapini�res, et nous trouverons les l�ches qui sont venus troubler la paix de notre repas.
En effet, on ne tarda point � voir les archers de Renaud s'enfuir � travers le bois comme une troupe de daims � l'approche d'une meute dirig�e par un habile chasseur. Ils �taient en petit nombre, et n'avaient point cru devoir se commettre avec une troupe dont ils ignoraient la force. Aussi firent-ils un acte de haute t�m�rit� en attaquant des gens qui ne songeaient point � eux. Thomas Brandeboeuf en atteignit un, et de sa hache d'armes lui fendit la t�te jusqu'aux �paules. Il en atteignit un second, et il lui coupa le bras droit d'un seul revers. Trois ou quatre ayant pris position sur une roche d'o� ils se retourn�rent pour d�cocher quelques fl�ches, il s'�lan�a jusqu'� eux d'un seul bond, en s'aidant d'une racine pendante ; il saisit le moins agile par le milieu du corps, le fit pirouetter deux fois, et l'envoya mesurer la terre au pied de la roche. Puis, continuant � poursuivre les fuyards, il arriva bient�t avec eux � la porte de Damegalle. Son �me �tait dans une agitation d�lirante et dans un enthousiasme infernal en revoyant ces murs o� il avait bris� tant de cr�nes. Il entra seul � la suite des ennemis, sans faire attention que les gens du comte de Salm ne l'avaient suivi que de loin. Il eut soin cependant d'emp�cher que la porte ne se referm�t derri�re lui, et il soutint pendant cinq minutes le choc de tous les habitants du ch�teau. Heureusement l'entr�e �tait un porche �troit o� un ou deux guerriers seulement pouvaient le combattre de pr�s et l'atteindre de leurs �p�es.
Cependant on avait averti Renaud qu'une esp�ce de diable sous la forme d'un g�ant avait seul envahi l'entr�e du ch�teau et mena�ait de tout d�truire. Le comte de Bar se rev�tit � la h�te de son armure ; il endossa sa cuirasse d'acier, prit son �cu flamboyant de sa main gauche, et une lourde massue de sa main droite. En arrivant au lieu du combat, il �carta tous ceux de ses gens qui barraient l'entr�e, et se porta, avec toute l'audace d'un homme habitu� � vaincre, � la rencontre de Brandeboeuf. Celui-ci, se voyant un antagoniste digne de lui, souleva sa hache d'armes avec une nouvelle vigueur, et en d�chargea un coup que Renaud eut � peine le temps de parer, car il lui effleura les tempes et lui abattit un doigt de la main droite. Renaud laissa tomber son arme, et allait probablement recevoir une d�charge plus meurtri�re, si Ulric n'e�t de loin lanc� un trait qui r�sonna contre le casque de Brandeboeuf et le fit reculer de deux pas. Renaud profita de ce moment de rel�che pour relever sa massue ; puis, la brandissant avec toute la force dont il �tait capable, il en assena un coup si furieux sur la t�te du g�ant, que celui-ci alla rouler, comme une colonne de fer, sur le pav� sanglant.
En ce moment, les compagnons de Herman faisaient irruption dans le porche, et se jet�rent sur le comte de Bar, encore tout �tourdi du coup qu'il venait de porter. Trois d'entre eux le retinrent �troitement serr�, tandis que les autres, poursuivant leur conqu�te, p�n�traient dans l'int�rieur du castel, et massacraient quiconque �tait assez hardi pour leur opposer quelque r�sistance. Ulric lui-m�me n'�chappa � la mort que pour se voir charg� de cha�nes. On trouva Berthe agenouill�e devant un crucifix d'argent, et demandant peut-�tre pardon � Dieu d'�tre la cause involontaire de ce d�sastre. Peut-�tre f�t-elle devenue la victime de quelque violence, si Herman, qui survint � l'instant, ne l'e�t arrach�e des mains de ses propres hommes, en leur recommandant de la respecter comme lui-m�me, comme sa soeur. Il courut aussi vers le sire de Bl�mont, dont il d�lia les cha�nes, et il le fit rentrer dans l'appartement de Berthe, � la porte duquel il mit une sauve-garde. Le reste fut livr� au pillage et abandonn� � l'emportement des vainqueurs. Quant � Renaud, Herman jugea prudent de le retenir captif jusqu'� ce qu'il pl�t � Etienne de Bar de finir la guerre. On se h�ta ensuite de relever le corps de Thomas Brandeboeuf, qui fut trouv� sans mouvement et sans vie. Herman, mettant en oubli tous ses m�faits ant�rieurs, ordonna qu'on l'enterr�t avec tous les honneurs dus � un preux guerrier, attendu que c'�tait � lui que l'on devait la prise du castel. - Il fallait donc, ajouta-t-il, que cet homme v�nt recevoir le coup de la mort sur le seuil de son ancien manoir, et que les lieux qu'il a injustement souill�s du sang des autres fussent inond�s de son propre sang vers� pour une noble cause.
Apr�s que Herman eut r�pondu aux n�cessit�s les plus pressantes, et qu'il e�t �tabli une esp�ce d'ordre au milieu de ce d�sordre, il se rendit � l'appartement o� �tait renferm� Ulric avec sa fille, Il s'approcha de ce sanctuaire o� r�sidait sa divinit� terrestre, non en triomphateur superbe ou en tyran qui vient imposer des lois, mais, comme un criminel qui vient �couter l'arr�t de son juge. On aurait dit que son coeur Voulait s'�lancer hors de sa poitrine et percer les maill�s de son haubert, tant il battait avec violente. Lorsqu'il entra dans la chambre, un nuage lui couvrait les yeux, et � peine put-il se soutenir lorsqu'il jeta les yeux sur Berthe, dont l'air profond�ment affect� annon�ait, sinon le m�contentement, au moins l'inqui�tude et la souffrance morale. Berthe aper�ut, l'embarras du comte et sentit qu'elle le d�chargerait d'un fardeau p�nible en ouvrant elle-m�me la conversation.
- Comte de Salm, lui dit-elle, il y a quinze jours, je suis all�e dans votre castel pour vous imposer de dures conditions. Aujourd'hui c'est � votre tour : vous entrez en ma�tre dans celui que nous habitons. Si nous ne connaissions la g�n�rosit� de votre caract�re, dont d�j� vous nous avez donn� des preuves, nous craindrions de rencontrer en vous un vainqueur irrit�.
- Madame, r�pondit Herman, bien loin de me pr�valoir du succ�s qu'un malheureux hasard a donn� � mes armes, j'entre ici en suppliant, car j'ai trois gr�ces � demander � votre p�re.
- Que parlez-vous de gr�ces, dit Ulric en relevant sa t�te afflig�e ?... Que parlez-vous de gr�ces lorsque ma vie et celle de mon enfant ch�ri est entre vos mains ? Voudriez-vous insulter � notre malheur ? Il vous faut de l'argent pour continuer la guerre : je le comprends. Eh bien ! parlez. Que d�sirez-vous pour notre ran�on ? Je l'avais bien dit, que le secours que j'ai amen� � Etienne de Bar deviendrait pour nous la source d'une ruineuse calamit� : je l'avais pr�dit � Berthe. Je donnerais aujourd'hui cinquante sous d'or pour n'avoir point port� les armes contre vous. Comte de Salm, croyez-moi, il a fallu des raisons puissantes pour m'amener ici. J'ai redout� l'homme qui est plus puissant que moi. Je pourrais m�me dire que j'ai c�d� � la menace. J'ai agi comme le renard que le lion entra�ne � la guerre contre l'�l�phant.
- Sire de Bl�mont, je ne suis point devant vous pour entendre des explications ; car � mes yeux votre conduite est pleinement justifi�e. Encore une fois, je viens vous demander trois gr�ces, trois faveurs. La premi�re est que vous vous regardiez comme compl�tement libre, vous et cette noble dame, sans qu'il soit jamais question entre nous du prix de votre ran�on.
- Accord� ! accord�, s'�cria Ulric (Et son front s'�panouit comme le feuillage d'un vieux h�tre sous le soleil du printemps ; car le vieux sire tenait � ses sous d'or autant qu'� la vie) ! Si vos deux autres demandes sont d'�gal poids, vous ne perdrez rien � les pr�senter.
- La seconde est que vous retiriez vos troupes, et que, sur votre foi de chevalier, vous vous engagiez � ne plus entrer dans aucune ligue contre moi.
- Je m'y engage.
- La troisi�me.... La troisi�me (Ici Herman se troubla comme si une parole blasph�matoire allait sortir de sa bouche) La troisi�me est que vous consentiez � mon union avec votre fille.
- Je pr�voyais un pareil d�nouement. Jamais un jeune homme ne ploie le genou devant un vieillard, jamais un comte de Salm ne laisse tomber sa fiert� devant un voisin, que lorsqu'il a une pareille demande � former. Au surplus, seigneur Herman, je vous renvoie � Berthe pour la signature de cet article de notre trait�. Je ne veux nullement contrarier ses desseins ou ses affections. Si ma fille consent � vous recevoir pour �poux, je consens � marier la seigneurie de Bl�mont au comt� de Langstein, car vous savez que l'�poux de Berthe deviendra l'unique h�ritier de toutes m'es possessions.
D�s les premiers mots de cette troisi�me requ�te, un �clair de satisfaction brilla sur le front de Berthe, mais un nuage de pudeur le recouvrit incontinent apr�s, et rendit son visage encore plus vermeil qu'� l'ordinaire. Elle voulait, autant qu'il lui �tait permis de vouloir dans ce moment de crise ; mais elle ne disait point oui. Ce oui est trop lourd dans le sein d'une jeune fille pour qu'elle puisse le soulever sans de p�nibles efforts. On dirait qu'il y a dans ce mot des g�n�rations d'hommes qui se heurtent et se pressent, tant, une fille chaste et modeste �prouve de difficult�s � le prononcer.
Lorsqu'elle se fut remise, et que son p�re l'e�t engag�e de nouveau � manifester ses intentions, elle laissa tomber ces mots avec un profond soupir :
- Le comte Herman s'est conduit trop g�n�reusement, � notre �gard pour que je puisse lui refuser quelque chose.
D�s ce moment le pacte fut scell�. Seulement Ulric apposa la condition que la c�l�bration du mariage n'aurait lieu qu'apr�s le d�part des troupes d'Etienne; - car, ajouta-t-il, je ne me soucierais point de voir dix mille hommes arm�s � vos noces. Ils pourraient faire toute autre chose que de boire notre vin.
Le point capital obtenu, Herman ne crut point devoir presser l'ex�cution du trait�. Il se trouva heureux, quelques heures apr�s, de pouvoir entretenir Berthe en particulier, et de lui adresser les remerciements les plus affectueux pour les bons offices qu'elle lui avait rendus. Le m�me jour, Ulric r�unit ses vassaux, et reprit avec eux le chemin de Bl�mont. Il ne craignit point de publier que, devenu prisonnier du comte Herman, il n'avait obtenu sa libert� et celle de sa fille, que sous la condition expresse de ne plus porter les armes contre lui. D'ailleurs, l'envahissement du ch�teau de Pierre-perc�e par les troupes de l'�v�que de Metz, qui en avaient trouv� le pont baiss� et la porte ouverte, justifiait suffisamment sa retraite.
Berthe, avant le d�part, voulut faire ses adieux � Agn�s, � Mathilde et � l'ermite. Elle fit transporter � la Pierre-�-Cheval tous les meubles, les couvertures, les matelas et le linge qui avaient �t� � son usage pendant son s�jour � Damegalle.
Herman, ne voulant point s'exposer � �tre assi�g� dans un lieu aussi �troit et aussi peu fortifi� que l'�tait le vieux manoir qu'il venait de conqu�rir, conduisit le m�me jour ses compagnons sur la montagne de la Pierre-�-Cheval. Il y trouva sa m�re alit�e sous deux grands sapins dont les rameaux entrelac�s formaient au-dessus d'elle une toiture arrondie que la pluie et les rayons du soleil ne pouvaient p�n�trer. Mathilde avait �tabli sa couche � c�t� d'elle, et l'ermite �tait attentif � prescrire les rem�des qu'il jugeait les plus propres � calmer les douleurs et � op�rer la gu�rison de la comtesse. N�anmoins son air inquiet et taciturne t�moignait qu'il conservait peu d'espoir de la sauver. Les travaux des redoutes vers le c�t� occidental de la c�te (a), qui �tait le plus expos� aux insultes des Messains, �taient ex�cut�s avec une incroyable activit� par les manants qu'Isembaut avait amen�s la veille, et par ceux encore qui arriv�rent le m�me jour de villages plus �loign�s. Le comte de Salm leur adjoignit ses troupes ; il for�a m�me les prisonniers qui avaient �t� faits � Damegalle � transporter les mat�riaux et � confectionner les pieux ; de sorte qu'� la fin du jour On aurait d�j� pu se d�fendre en cas de surprise. Mais les Messains ne songeaient nullement � troubler les hommes de Pierre-perc�e dans leur retraite ; ils ignoraient m�me en quel lieu le comte de Salm s'�tait r�fugi�, et ils �taient peu dispos�s � courir les montagnes pour se mettre � sa poursuite. Arnou, qui, depuis la captivit� du comte de Bar, se trouvait g�n�ral en chef de l'arm�e messaine, s'�tait content� de faire p�n�trer ses troupes dans le ch�teau de Pierre-perc�e, et d'y �tablir une forte garnison. Ensuite il s'�tait empress� d'envoyer un messager au cardinal, pour l'informer des graves �v�nements qui avaient eu lieu, et lui demander ses ordres. Herman, de son c�t�, fit partir en toute diligence son premier fortier, ou garde-chasse, pour la cour de Lorraine, avec ordre de remettre � Henri, s'il le rencontrait, un message �crit de sa propre main et scell� de son grand scel. De tous les faits qui �taient arriv�s depuis le d�part du chevalier, Herman ne lui celait qu'une seule chose, la blessure que la comtesse sa m�re avait re�ue dans le vallon de Pas-d'�ne (b) et la vive appr�hension que l'on avait de la perdre.

(a) Ces, redoutes sont encore tr�s-apparentes aujourd'hui. Elles forment un cordon de plus de 500 m�tres sur le devant de la montagne. Les vieux troncs, d'arbres qui ont cr� par- dessus attestent leur antiquit�.
(b) Tel est le nom que porte aujourd'hui le vallon ou Agn�s fut bless�e, et o� le baudet de l'ermite arriva charg� de provisions.

CHAPITRE 17.
Retour � Nancy

Nous avons vu qu'Etienne de Bar, � moiti� terrass� par l'affront qu'il avait re�u dans la cit� de Marsal, s'�tait laiss� vaincre tout-�-fait par les paroles hardies que lui fit entendre Henri de Salm, parlant au nom du duc de Lorraine. Le d�nouement qu'avait eu l'affaire de la b�guine avait port� un coup terrible � l'indomptable fiert� du pr�lat : faut-il s'�tonner que dans cette situation d'esprit il ait mollement c�d� aux menaces d'une puissance rivale contre laquelle il ne pouvait lutter sans danger ? Il �tait impossible � son �me de r�sister � ce double choc. C'est ainsi que la Providence fait succ�der l'un � l'autre deux �normes coups de vent lorsqu'elle veut d�raciner un arbre. Le premier soul�ve l'arbre en �branlant ses racines ; et tandis qu'il chancelle sur son pivot, le second le renverse par un effort subit avant qu'il ait eu le temps de se raffermir sur le sol.
Aussit�t que l'ordre de lever le si�ge de Pierre-perc�e fut scell�, un courrier fut exp�di� en toute h�te pour Damegalle. Dans sa lettre � Renaud, Etienne de Bar ordonnait que les hostilit�s contre la maison de Salm cessassent sur-le-champ, et que toutes les troupes qui occupaient le territoire de la ch�tellenie de Pierre-perc�e en sortissent avant trois jours. Le seigneur �v�que adressait des remerciements particuliers au sire de Bl�mont � cause des secours en vivres, en hommes et en argent, qu'il lui avait fournis ; et il terminait en l'engageant � ne point perdre de vue l'union projet�e de sa fille Berthe avec le comte de Hombourg. Je veux b�nir moi-m�me ce mariage, disait-il, si la jeune et noble ch�telaine se d�cide � couronner la pers�v�rance de son chevalier ayant le moment o� je partirai pour la Terre-sainte.
De son c�t�, Henri re�ut pour le duc de Lorraine un parchemin dont la t�te et les majuscules enlumin�es avec soin, retra�aient aux yeux les diff�rents embl�mes de l'�piscopat entrelac�s avec des signes de guerre. Dans ce parchemin, qui �tait rev�tu, par forme de couverture, d'une double enveloppe de satin dor�, Etienne de Bar t�moignait, dans un latin tr�s-correct, que pour se conserver sur le pied d'une bonne intelligence et d'une amiti� parfaite avec son tr�s-am� cousin le duc de Lorraine et marquis, il consentait � donner la paix au comte de Salm et sire de Langstein. Il protestait que dor�navant il n'inqui�terait plus cette famille dans la possession de ses domaines, renon�ant, pour lui et ses successeurs, � tout droit de suzerainet� sur la ch�tellenie de Pierre-perc�e.
Cet acte �tait une pi�ce triomphante pour les comtes de Salm. Il ne les d�dommageait ni des frais de la guerre ni des pertes d'hommes qu'elle leur avait occasionn�es; mais il l�gitimait leur r�sistance, et il donnait un caract�re de noble ind�pendance � ce qu'Etienne de Bar avait si longtemps appel� leur orgueil. Aussi, d�s que Henri se vit en possession de cette charte, son impatience, si longtemps ma�tris�e par la cha�ne des �v�nements, reprit tout-�-coup sa v�h�mence accoutum�e. L'amour de la patrie, ou plut�t l'amour du castel, de ce castel qui l'avait vu na�tre et o� s'�taient assises avec gloire deux g�n�rations de comt�s ; l'amour de ce rocher, long comme un palais de prince, sur lequel il avait repos� vingt ann�es de sa vie ; l'amour de ces sapins dont la t�te colossale s'�levait en gradins depuis la racine de la vall�e jusqu'au front des nuages ; l'amour de sa m�re, qu'il avait laiss�e luttant avec toute la force d'une femme contre les dangers de la faim ; tous ces amours r�unis redevinrent son affection la plus vive, et l'emport�rent m�me sur cet amour nouveau qu'avait fait na�tre en lui le visage d'�mail et les formes gracieuses de la princesse de Lorraine. Que peut une beaut� de chair sur un coeur � qui l'amour de la nature s'est fait entendre ? elle peut bien l'enflammer et l'�mouvoir pour un moment, parce qu'elle est aussi une des mille et une voix par lesquelles Dieu et la nature parlent � l'�me, mais elle ne le ma�trise point et elle n'en absorbe pas tout, le feu. Aussi notre Henri regrettait-il d'�tre oblig� de retourner � Nancy. Aussi aurait-il voulu s'�lancer avec la vitesse de l'aigle vers le rocher de Pierre-perc�e, et traverser d'un vol rapide les for�ts de Xures et la seigneurie de Bl�mont, qui l'en s�paraient. Aussi aurait-il voulu arriver cette nuit m�me au camp des Messains, et dire � leurs chefs : Ennemis, retirez-vous : votre redout� seigneur l'ordonne. Aussi aurait-il voulu cette nuit m�me, se montrer au pied de la tour et crier � sa m�re avec tout l'�lan de la pi�t� filiale : Ouvrez vos portes, et d�sormais vivez pour le bonheur.
Et le pieux jeune homme ignorait que la nuit d'auparavant la malheureuse Agn�s avait quitt� tristement le manoir de son �poux pour ne plus y rentrer : il ignorait qu'en ce moment sa m�re �tait gisante sur les hauteurs de la Pierre-�-Cheval, n'ayant, pour se garantir des rayons du soleil et des brises du matin, que les branchages d'un arbre et les courtines que lui avait laiss�es la ch�telaine de Bl�mont.
- Francisque, dit Henri en s'adressant � l'�cuyer que lui avait donn� le seigneur abb� de Saint-Sauveur, et qui l'avait suivi jusqu'� Marsal.... Francisque, aie soin que nos chevaux soient pr�ts pour l'heure de complies : nous voyagerons toute la nuit ; car il est n�cessaire que nous arrivions demain � Nancy au lever du soleil. Quelques heures apr�s, nous nous remettrons en route pour Pierre-perc�e.
- Bon Dieu, s'�cria douloureusement l'�cuyer c�nobite ! de quoi parlez-vous l� ? Est-il permis � un chr�tien de songer, � se mettre en route apr�s l'Ang�lus du soir ? Que la bienheureuse statue de la Vierge de Saint-Sauveur nous prot�ge ! Ne savez-vous pas que la nuit est le temps o� le prince des t�n�bres r�gne sur la terre ? Que deviendrions-nous si nous allions rencontrer une arm�e de sorciers qui miauleraient dans les airs comme des chats, et qui se changeraient en chauves-souris d�s que nous leur montrerions la pointe de l'�p�e ? N'ai-je point entendu dire � notre v�n�rable abb�, qui est un profond th�ologien, que les personnes qui ont fait un pacte avec le diable ont le pouvoir de prendre la forme de tous les animaux possibles, et m�me de se rendre invisibles ? Et n'ai-je point vu moi-m�me deux sorci�res sortir de la tour du monast�re sous la forme de chouettes, au moment o� l'on mettait la grosse cloche en branle ? Il n'y a rien que le d�mon redoute comme le son de la cloche. C'est pour cela que ses affid�s ont le pouvoir de voyager la nuit, lorsque l'air n'est troubl�, ni de pr�s ni de loin, par aucun bruit sacr�.
- Francisque, je ne vois pas que le d�mon soit plus puissant nulle part que dans les petites t�tes : c'est v�ritablement par elles que le prince des t�n�bres r�gne sur la terre, parce qu'il se sert de leurs id�es fausses pour l'ex�cution de ses mauvais desseins et pour jeter du discr�dit sur les choses saintes. Francisque, je pr�vois que la Religion deviendra un jour ridicule, tant on a soin d'ench�sser des niaiseries dans son �corce et de la rendre petite. L'esprit humain grandira, j'en suis s�r ; et il est bien � craindre que les id�es mesquines dont on a entour� le Christianisme restent toujours les m�mes. Si dans dix si�cles les ministres de l'�vangile ne sont pas plus avides de v�rit�s et plus amis des talents qu'ils ne le sont aujourd'hui, ils deviendront eux-m�mes la ris�e des peuples, tant ils seront au-dessous des id�es communes ; et la religion du Christ, faute d'avoir re�u les d�veloppements que n�cessiteront les progr�s toujours croissants de la civilisation et de la science, restera comme une ruine, mais une ruine aussi in�branlable que la vo�te des cieux, au milieu des g�n�rations futures ; et les pr�tres du Seigneur, debout sur ces ruines et fiers de leur indestructibilit�, maudiront peut-�tre la main qui viendra pour les relever ; et les pr�tres du Seigneur, s'endormant sur le rocher que l'enfer ne peut �branler, diront peut-�tre : M�prisons le talent, parce qu'il ne peut nous renverser; m�prisons les lumi�res que Dieu fait luire autour de nous, parce que Dieu a promis de maintenir son �glise en d�pit de notre ignorance.... Alors les temples du Dieu vivant ne verront plus que des femmes, et quelques hommes qui apercevront la v�rit� du Christianisme � travers les nuages de poussi�re que l'ignorance des si�cles aura amoncel�s autour de lui. Alors il y aura une lutte, mais une lutte � mort, entre l'impi�t� savante et la pi�t� ignorante ; entre l'impi�t�, qui outragera Dieu dans son orgueil, et la pi�t�, que les lumi�res du si�cle foudroieront; entre la raison humaine, qui sera devenue grande comme un colosse, et la pi�t�, qui aura d�daign� de s'allier � elle.... Francisque, Francisque, tu ne me comprends pas, sans doute : mais je te dis qu'il n'y a pas de t�n�bres plus dangereuses que celles de l'intelligence ; et s'il y avait un peu plus de lumi�res dans ton �me chr�tienne, tu ne redouterais point tant les d�mons de la nuit.
La le�on �tait trop m�taphysique et d'une utilit� trop relev�e pour un homme qui avait �t� �lev� dans un couvent : aussi Francisque n'en comprit-il que la moiti�, celle o� le comte de Pierre-perc�e manifestait l'irr�vocabilit� de sa d�cision. Le reste s'envola dans les airs, et ne produisit d'autre effet sur l'�cuyer que d'�branler momentan�ment son nerf auditif.
Le lendemain, le soleil �tait d�j� lev� lorsque Henri rentra dans le palais du duc de Lorraine. Son premier soin fut de solliciter une audience de ce prince; mais il ignorait que Ferri ne recevait personne avant d'avoir entendu trois messes, et avant d'avoir pris un temps raisonnable pour r�gler les affaires de sa maison. Le jour �tait d�j� donc tr�s-avanc� lorsque l'impatient chevalier fut admis � rendre compte de son ambassade. Le duc Ferri parut tr�s-flatt� du succ�s qu'avait eu sa m�diation. De son c�t�, Henri ne m�nagea point les expressions qui pouvaient t�moigner au prince quelle �tait la vivacit� de sa reconnaissance. - Si d�sormais, dit-il, nous vivons en paix dans nos domaines, c'est � vous seul, noble duc, que nous devrons ce bienfait. Puissiez-vous recevoir, en �change du service que vous nous avez rendu, les �lans d'un coeur qui vous sera toujours d�vou� ! Puissent votre illustre famille et la n�tre ne point cesser d'�tre unies par les liens d'une mutuelle affection ! D�s Ce moment je mets mon bras � votre service; d�s ce moment vos int�r�ts seront les miens, et vous n'aurez point d'ennemi si redout� contre lequel je ne d�sire rompre ma lance. Mais permettez que je retourne � l'instant m�me vers le castel de mes p�res. Permettez que j'aille raconter � Herman et � ma m�re ce que nous devons � votre puissante intervention. L'un et l'autre sont encore sans doute dans les angoisses de l'attente. Seulement je vous prie de consentir � ce que je dise un bref adieu � la duchesse Ludomille et � votre fille Judithe. Ces deux nobles dames ont second� trop activement mes desseins pour que je n�glige de leur rendre mes hommages avant de quitter votre cour.
- Est-ce bien r�ellement, reprit le duc, que vous songeriez � nous quitter ainsi ? N'avez-vous aucune affaire � nous soumettre, aucun droit � faire valoir pr�s de nous avant votre d�part ?
- Je n'ai aucun droit � faire valoir pr�s de vous, noble duc, si ce n'est celui de vous demander la continuation de vos bont�s.
- Mais vous �tes porteur d'un acte, d'un acte qui nous met dans l'obligation de vous donner Judithe en mariage, ou de consentir � ce que vous h�ritiez de tous les biens de notre fr�re. Croyez-vous que nous ne connaissions point ce qui s'est pass� ? Croyez-vous que le notaire apostolique de Saint-Di� nous ait laiss� ignorer les derni�res volont�s du gand-pr�v�t ? Nous avons d'ailleurs fait prendre des informations, chevalier. Nous avons voulu savoir quels ont �t� les derniers actes et les derniers desseins de cet homme que ses crimes nous ont forc� de poursuivre, mais qui n'en est pas moins pour cela un membre de notre maison. Nous avons voulu savoir, en quelque sorte, quelles ont �t� les derni�res pulsations de ce coeur qui autrefois avait montr� des inclinations si g�n�reuses, et que des circonstances malheureuses peut-�tre ont entra�n� vers l'ab�me. Ludomille et Judithe ne seraient point revenues de leur douleur, si elles eussent appris que le grand-pr�v�t soit all� rejoindre ses anc�tres sans donner aucun signe de repentir, surtout apr�s avoir �t� si malheureusement immol� par le glaive de son neveu. Heureusement nous avons appris qu'il s'est montr� chr�tien dans ses derniers jours, et qu'il a d�pos� aux pieds d'un pr�tre le fardeau de ses iniquit�s : cela diminue peut-�tre la faute de cet �tourdi qui a si maladroitement interpr�t� nos ordres, et qui a cru venger l'honneur de notre famille par un coupable assassinat. Assur�ment un ordre aussi barbare n'est point �man� de notre autorit� souveraine, et nous rejetons tout l'odieux de cette action sur celui qui l'a commise. Aussi venons-nous de l'exiler pour six semaines de notre cour. Mais s'il a m�connu les devoirs que lui imposait le sang, vous avez noblement r�par� ses torts, et vous vous �tes en quelque sorte mis � sa place par la g�n�rosit� de votre conduite. Nous savons que c'est vous-m�me qui �tes all� chercher le pr�tre qui a r�concili� l'�v�que Mathieu avec son Cr�ateur ; nous savons que, le voyant d�pouill� de toute ressource, vous lui avez g�n�reusement ouvert votre bourse ; nous savons que vous avez vers� la paix et la consolation dans son �me froiss�e par, le malheur ; nous savons que vous avez aid� � relever son corps gisant indignement sur la grande route, et que vous avez pourvu, autant qu'il �tait en vous, � ce qu'il ne manqu�t pas des honneurs de la s�pulture. Nous savons enfin que vous portez un acte qui vous met en possession de ses biens si nous vous refusons notre alliance. Dites-le moi franchement, et avant de nous quitter : Voulez-vous que cet acte soit regard� comme nul, ou avez-vous l'intention de le faire ex�cuter dans toute sa rigueur ?
- Je l'annule, noble duc, et je suis pr�t � sceller ma renonciation � tous les droits qu'il m'accorde, si ces droits ne sont point solennellement sanctionn�s par votre bon vouloir. Pourrais-je exiger quelque chose d'une famille � qui la mienne doit l'honneur et la libert� ?
- Henri, serait-ce que la clause du mariage aurait quelque chose qu'il vous r�pugnerait d'ex�cuter ?
- Loin de l�, seigneur duc : je mettrais toute ma gloire et tout mon bonheur � devenir l'�poux de votre fille ; mais je ne veux la devoir qu'� son amour et � votre bont�. Il ne serait point g�n�reux que je vous la demandasse avec un titre � la main.
- Eh bien, Henri de Salm et comte de Pierre-perc�e, tu ne vaincras point en g�n�rosit� la noble maison de Lorraine. Soyons g�n�reux envers nos amis et d'une humeur alti�re envers tous ceux qui rel�vent la t�te contre nous : voil� notre devise. Ma fille Judithe est � toi, si ton coeur n'est point engag� ailleurs, le l'ai pr�venue de mes desseins. Il y a six mois que le comte de Champagne et le fils a�n� du comte de Bar sollicitent sa main : je t'ai mis avec eux sur le m�me terrain, et tu es le seul qu'elle n'a point d�daign�. Henri, je te pr�viens que ma fille est fi�re et qu'elle ne se soumettra jamais aux exigences de quiconque ne lui pla�t point ; mais elle courra au-devant des caprices m�mes de celui que son coeur aura choisi. Son �me est toute de feu pour les personnes en qui elle a reconnu un m�rite sup�rieur ; mais elle est de glace pour toutes celles vers lesquelles un go�t instinctif ne l'a point entra�n�e d'abord. Elle a, comme le lis, la propri�t� de s'incliner vers les fleurs odorantes, tandis qu'elle �prouve un �loignement naturel pour tout ce qui n'est point favoris� de la nature.
En comparant sa fille au lis, l'honorable duc ne mentait pas ; car certainement sa fille avait toute la d�licatesse de cette fleur, en m�me temps qu'elle en avait le tissu. En vantant son sens d�licat, il ne mentait pas non plus, car la blancheur et les couleurs fines sont le type ordinaire du sentiment, tandis qu'une carnation fonc�e et des couleurs tranchantes sont l'accompagnement n�cessaire d'un caract�re plus d�cid�, et d'une �me qui a plus de facilit� dans l'expression que de suavit� et de noblesse dans les id�es. Toutefois, sans entrer dans ces distinctions m�taphysiques, notre h�ros s'empressa de r�pondre :
- Seigneur duc, j'honore dans votre fille les vertus et les qualit�s que votre altesse et votre s�r�nissime �pouse, Ludomille de Pologne (25), lui ont transmises avec le sang ; et je regarde comme le plus heureux de mes jours celui o� je re�ois de votre bouche l'assurance de voir ma destin�e unie � celle de Judithe de Lorraine.
- A demain donc la c�r�monie des fian�ailles. Apr�s demain, vous irez retrouver votre fr�re et raviver le coeur de votre m�re. Il n'y a pas de doute que d�s aujourd'hui ils ont cess� d'�tre en butte � toute esp�ce d'hostilit�s. Il n'y a pas de doute que d�s aujourd'hui la paix et l'abondance sont rentr�es dans votre castel. Dans huit jours vous am�nerez votre famille � la c�l�bration de vos noces, dont je vais commander les appr�ts.
Le duc finissait cet entretien, lorsque la duchesse Ludomille se pr�senta dans la salle.
- Madame, lui dit Ferri, conduisez Henri de Salm vers sa fianc�e, et que d�sormais il jouisse dans ce palais de tous les honneurs qui sont dus � un prince de notre maison.
- Messire duc, reprit la duchesse, il vient d'arriver au palais un �cuyer qui se dit l'envoy� du comte de Salm. Il para�t qu'il a d'importantes nouvelles � communiquer au seigneur Henri.
En effet, une heure ou deux auparavant, le garde-chasse que Herman avait d�p�ch� vers son fr�re �tait arriv� � Nancy et s'�tait pr�sent� dans la cour du palais. Ce garde-chasse, ou fortier, �tait une esp�ce de manant joufflu qui, avant d'�tre honor� de cette ambassade, n'avait jamais franchi les limites de la ch�tellenie de Pierre-perc�e; et qui, par le fait, �tait peu au courant des finesses de cour et connaissait peu les formes de la civilisation du douzi�me si�cle. Aussi, loin de se pr�senter poliment, le chaperon bas et le poing sur la hanche, comme l'�tiquette semblait le demander, il avait introduit sans fa�on son cheval dans la cour d'honneur ; et l�, s'adressant au premier hallebardier qu'il aper�ut, il se mit � demander avec une voix qui retentit comme une timbale dans les longs corridors du palais, si dans ce castel logeait le comte de Pierre-perc�e.
- De quel castel parles-tu, r�pondit le hallebardier ? Crois-tu que ce soit ici un manoir sauvage, dress�, comme une tente de voleurs, au milieu des champs ? Ignores-tu que c'est ici le palais du tr�s-redout� duc de Lorraine, et que tu ne devrais point para�tre devant le dernier de ses serviteurs sans mettre chaperon bas et baisser ta lance en signe de respect ?
- Sans doute, r�pliqua l'homme des bois, je sais que c'est ici la maison o� loge le duc Simon II ; et c'est pour cela que je viens y r�clamer monseigneur le comte de Pierre-perc�e, qui est venu demander du secours � votre prince. Il para�t que les lorrains sont plus prompts � mal parler qu'� bien agir, car s'il avait fallu attendre votre recousse, nous aurions bien pu manger les rats et les murs de notre castel avant d'�tre d�livr�s.
- Par l'�me de monseigneur saint George, que dit cet ensorcel� barbu, r�pondit un second hallebardier qui survint, attir� par le bruit ? Ne dit-il pas que c'est ici la maison ou le palais du duc Simon II, de pieux souvenir ? Sans doute que ce malotru r�ve ou qu'il tombe des nu�es du ciel, si plut�t il ne sort des cavernes de l'enfer.... Ignores-tu, l'ami, que le duc Simon n'a plus d'autre maison depuis six mois que la pauvre cellule o� il r�cite du matin au soir le Miserere et le De profundis ? ou bien n'es-tu point le diable, qui vient, sous cet accoutrement sauvage, jeter des mal�fices au milieu de ce palais ?
- Il para�t que tu n'es pas le diable, toi qui parles ainsi ; car si tu voyais un peu plus loin que le fer de ta lance, tu saurais que je suis un brave �cuyer du comte Herman, n� dans le village de Celles, qui a l'honneur de fournir tous les ans vingt mille �crevisses aux moines de Senones, et que je viens ici pour porter un message au comte de Pierre-perc�e.
- Entends-tu, dit le premier hallebardier en s'adressant au second ? Ce beau fils des entrailles de sa m�re dit qu'il est un homme de sel qui est � la recherche d'un comte de pierre. As-tu jamais vu rien de pareil ? Par les souliers et le chapel de Notre-Dame, nous n'avons ici ni comte de pierre ni comte de bois. Seulement nous avons le comte de Champagne, qui, depuis que madame Judithe est princesse de Lorraine, rode autour d'elle comme un barbet autour d'un p�t� de venaison. Mais il para�t qu'il se lasse d'invoquer une sainte qui fait la sourde oreille, car ses �cuyers viennent de recevoir l'ordre du d�part.
Pendant cette conversation impr�gn�e de toute la rudesse et de tous les jurons de l'�poque, une troupe de pages s'�tait rassembl�e autour du voyageur et s'appr�tait � lui faire subir un examen de patience. L'un d'eux, saisissant la hampe d'une lance fr�t�e, fit choir le chaperon brod� du fortier, qui s'en alla rouler dans un coin de la cour. L'homme de Celles se retourna avec la fureur d'un ours qui est attaqu� par derri�re, et peut-�tre allait-il r�pandre le sang de quelque baron en apprentissage, lorsque la gentille Image, qui �tait descendue pour conna�tre la cause du bruit, vint se jeter au milieu de la querelle comme un ange de pacification. Elle avait entendu prononcer les mots de comte de Pierre-perc�e, et elle savait que c'�tait l� le litre de parade que prenait notre Henri. Elle avait aussi devin� une partie de l'int�r�t que sa jeune ma�tresse portait au chevalier de Salm : c'est pourquoi elle s'empressa de prendre son vassal sous sa protection. Le fortier d'Herman d'ailleurs, malgr� la barbe qui recouvrait une partie de ses traits, �tait un bel homme ; et quelle est la fille � marier qu'un pareil signe de virilit� �pouvante ? La noble suivante parvint donc � d�livrer l'humble montagnard des mains de ses pers�cuteurs, et elle l'entra�na vers les appartements de Judithe, apr�s avoir recommand� sa monture � un valet plus b�nin que les autres.
- Belle lorraine, lui dit en son patois l'homme des Vosges, que Dieu b�nisse votre lign�e en r�compense de vos bont�s, et qu'il me fasse la gr�ce d'en �tre le p�re !
A ce compliment inattendu, Image se mordit les l�vres pour ne point rire.
Le vassal de Herman ne se fit point prier pour raconter � Judithe tout ce qui s'�tait pass� � Damegalle et � Pierre-perc�e. Elle ne put entendre sans un l�ger sentiment de jalousie que la ch�telaine de Bl�mont e�t fait preuve de tant d'amiti� pour la famille de Salm. - Je suppose, dit-elle � l'envoy�, que madame Berthe est la dame des pens�es du seigneur Herman ou de son fr�re.
- Je ne sais, dit l'homme de Celles, si messeigneurs dirigeaient souvent leurs pens�es du c�t� de Bl�mont avant la guerre, car vous n'ignorez pas, que les grands laissent toujours percer leurs sentiments le moins qu'ils peuvent, et que nous ne sommes, nous autres, que les ex�cuteurs aveugles de leurs volont�s; mais je sais que lorsque madame Berthe est venue au castel pour y faire le message de l'�v�que de Metz, elle y a re�u tr�s-bon accueil, quoique son p�re e�t �t� au rang de nos ennemis. Je sais aussi que depuis cette �poque, la noble famille de mes ma�tres a t�moign� beaucoup de respect et d'attachement pour elle.
Le front de la fille du duc de Lorraine se rembrunit comme l'aurait fait celui d'une paysanne qui se serait vue tromp�e dans ses amours. Toutefois elle eut le bon esprit d'ajouter :
- Est-ce avant le d�part du seigneur Henri que l'�v�que de Metz a envoy� madame Berthe dans votre castel ?
- Elle y est arriv�e douze heures apr�s le courageux d�part de Monseigneur.
Le front de la fille de Lorraine devint clair comme une matin�e de printemps. D�s ce moment, elle loua beaucoup la g�n�rosit� de Berthe, et elle con�ut pour elle une v�ritable affection.
Lorsque le duc de Lorraine sut que le castel de Pierre-perc�e �tait occup� par les troupes de l'�v�que de Metz, et que la famille de Salm s'�tait r�fugi�e � la Pierre-�-Cheval, il fut d'avis que cet �v�nement ne devait pas causer la moindre inqui�tude � Henri, - attendu, dit-il, que la paix est sign�e, et qu'Etienne de Bar s'est solennellement engag� � rappeler ses hommes d'armes. Il est certain, ajouta-t-il en parlant � notre h�ros, que d�s aujourd'hui votre famille rentrera paisiblement dans son manoir. Il est certain aussi que votre castel ne sera nullement endommag�, car le comte de Hombourg n'aura pas voulu en d�tacher une pierre sans un ordre expr�s de l'�v�que de Metz. Or l'�v�que de Metz, dans la circonstance actuelle, n'a qu'un ordre � donner, celui de l'�vacuation de votre territoire.
Le seigneur Henri ne go�tait pas tout-�-fait ces raisons. S'il n'e�t pris conseil que de lui-m�me, il est probable qu'il serait parti � l'instant m�me, pour s'assurer de l'ex�cution du trait�, et qu'il e�t volontiers ajourn� l'int�ressante c�r�monie de ses fian�ailles. Mais notre h�ros n'ignorait pas qu'un protecteur est une esp�ce de divinit�, ou plut�t de d�mon, � qui il faut faire le sacrifice des id�es les plus justes et des sentiments les plus louables. Il se r�signa en cons�quence � conduire l'aimable Judithe aux pieds des autels, et � se r�jouir en la compagnie de son futur beau-p�re avec autant de tranquillit� d'esprit que s'il e�t vu de ses propres yeux le r�sultat de ses peines et le r�tablissement triomphal de sa famille dans le ch�teau qu'elle avait �t� forc�e d'abandonner � la rapacit� des Messains.

CHAPITRE 18.
Saint Bernard

La c�r�monie des fian�ailles de Henri de Salm et de Judithe ou Joatte de Lorraine venait de s'accomplir avec toute la solennit� que l'on mettait alors dans cet acte avant-coureur du mariage, et d�j� la foule des chevaliers et des dames qui y avaient assist� se trouvait r�unie dans la salle du banquet, lorsqu'on vint avertir le seigneur Henri qu'un envoy� de l'�v�que Etienne l'attendait dans la salle d'armes. Le chevalier quitta sur-le-champ les f�licitations dont il �tait l'objet, pour courir o� ses devoirs de famille l'appelaient.... Etienne de Bar avait re�u la nouvelle de l'occupation du ch�teau de Pierre-perc�e par le comte de Hombourg, duc de J�richo. Il s'empressait de mander � Henri qu'il consid�rait comme nul le trait� sign� � Marsal, attendu que le jour o� il avait promis de lever le si�ge, le castel �tait d�j� en la possession de ses troupes. Il s'appuyait sur cette maxime du droit romain : On ne peut stipuler sur une chose qui n'existe pas. - Or, disait l'�v�que, votre ch�teau n'�tait plus � prendre lors-vous avez paru devant moi. Donc je n'ai pu m'engager � ne point le prendre.
En cons�quence le pr�lat se d�clarait l�gitime seigneur du castel occup�, et il annon�ait l'intention d'y �tablir une garnison pour maintenir l'ordre et la s�ret� dans le pays. Seulement, rempli de compatissance pour la famille de Salm, et ne voulant point la laisser errer sans abri dans les montagnes des Vosges, il lui permettait de se cr�er une nouvelle habitation dans quelle partie des terres de l'abbaye de Senones elle jugerait convenable, pourvu que ce f�t au-del� du Donon et � une distance de six lieues de Pierre-perc�e ; pourvu encore qu'elle d�pos�t les armes sans diff�rer et qu'elle rend�t la libert� au comte de Mon�on. Au reste Etienne se r�servait le droit de disposer � son gr� de la vouerie de Senones, et de tout le territoire de la ch�tellenie de Pierre-perc�e, dont, par le fait, il �tait ma�tre depuis un an. - Vous pourrez donner � votre nouvelle demeure, ajoutait le pr�lat, le nom de votre famille, et en graver les armoiries sur la fa�ade. Autour de cette habitation il vous sera permis de prendre cinquante acres de for�ts, � charge par vous de payer un tribut annuel � l'abb� de Senones, auquel je m'engage � faire agr�er cette cession.
Henri �tait fr�missant d'indignation en lisant cette lettre. Il la communiqua au duc Ferri, qui pouvait � peine comprendre qu'Etienne e�t la hardiesse de rompre l'engagement solennel qu'il avait pris de quitter la ch�tellenie de Pierre-perc�e. - C'est ainsi qu'ils font tous, disait-il : ils ont des raisonnements pour tout, et lorsqu'il s'agit de leur int�r�t, ils prouveraient, s'il le fallait, que le diable est un chartreux. Ils ont toujours quelques lumi�res scolastiques � mettre en opposition avec les lumi�res du bon sens. A-t-on jamais vu que quelqu'un s'autoris�t � rester ma�tre d'un castel dont il avait jur� de lever le si�ge, sous pr�texte que ce castel se trouvait pris quelques heures avant la signature du trait� ? Partez, Henri, partez pour Metz : je vous fais encore une fois mon d�l�gu�, et cette fois ne revenez point sans avoir mis le repos de votre famille � l'abri de toute chicane. Je vous fais mon pl�nipotentiaire, et vous pouvez imposer � l'�v�que Etienne telles conditions qu'il vous plaira. J'irai les soutenir moi-m�me � la lance et � l'�p�e. Je veux que votre ennemi apprenne quel est celui qui vous re�oit pour gendre. J'irai, avec toutes mes forces, renverser les remparts de Metz et porter la flamme au milieu de son palais, plut�t que de souffrir que votre famille reste �loign�e de son ch�teau rocailleux ou perde un pouce de ses domaines.
Le lendemain, vers le milieu du jour, Henri �tait dans le palais d'Etienne de Bar.
Etienne de Bar, dans sa ville capitale, n'�tait plus le pr�lat guerroyant qui m�prisait le luxe et qui asseyait sa grandeur sous les toiles du camp aussi volontiers que sur le brocard et sur l'hermine : c'�tait un homme poli dans ses mani�res, riche dans son ameublement, et se montrant, en toutes choses, le digne h�ritier des Sigebert et des Chilp�ric. Son palais �tait grand comme une ville : il y avait plus de luxe et de somptuosit� dans ses appartements que Henri n'en avait jamais vu sous le ciel. La vue de ces longues galeries, et de ces vitraux peints dont l'�clat semblait donner un d�menti � la lumi�re du soleil, faillit presque intimider notre h�ros. Il avait peine � comprendre que celui qui n'�tait pas m�me l'h�ritier d'un castel dont les fondements in�branlables formaient le seul m�rite, abord�t dans cette demeure toute resplendissante de dorures pour parler avec force � celui qui en �tait le ma�tre. Il faut l'avouer : les entours de l'homme lui impriment une esp�ce de grandeur, et il faudrait n'�tre point dou� de la facult� de voir, pour ne pas �tre saisi de respect pour celui que la nature et l'art environnent de leurs brillantes clart�s.
Toutefois, il faut l'avouer aussi, Etienne de Bar se plaisait peu dans le faste et dans ces t�moignages de grandeur. Il y avait � peine deux jours qu'il �tait arriv� � Metz, et d�j� le repos de la cit� lui �tait � charge. Cet homme �tait n� pour les exp�ditions. Il fallait qu'il fit le tour de son dioc�se, le casque en t�te, ou qu'il trouv�t ailleurs des ennemis � combattre.
Henri lui adressa ainsi la parole :
- Je ne viens point pour souscrire � vos propositions, mais pour vous prier d'agr�er les miennes. Les voici en trois articles.
Voulez-vous que la maison de Salm ait la possession libre et ind�pendante de son castel et de ses domaines, et lui confirmer les droits qu'elle tient de vos tr�s-honor�s pr�d�cesseurs � la vouerie de Senones ?
Voulez-vous c�der � cette m�me famille le castel et la seigneurie de Deneuvre, en indemnit� des pertes qu'elle a �prouv�es pendant la guerre que vous lui ayez faite ?
Voulez-vous, pour payer la ran�on de votre fr�re, nous accorder le droit de b�tir un nouveau castel sur les terres du monast�re de Senones, au-del� du Donon, comme vous l'avez propos�, et y joindre, sous la redevance annuelle de deux sous strasbourgeois, cinquante acres de for�ts ?
Voil�, noble cardinal, les seules conditions de paix que la maison de Salm puisse accepter, apr�s la rupture du pacte authentique qui avait �t� scell� entre vous et elle.
- Si je ne croyais devoir pardonner quelque chose au d�pit d'un vaincu, r�pondit l'�v�que, je regarderais vos deux premi�res propositions comme des insultes ? Depuis quand le vainqueur doit-il des indemnit�s � celui qui s'est laiss� vaincre ? Depuis quand celui qui s'est rendu ma�tre d'une forteresse est-il oblig� d'y replacer ceux qui l'ont �vacu�e faute de vivres et � la faveur des t�n�bres ? Henri, votre castel m'est acquis par le droit de la guerre, et d�sormais aucune menace ni aucune offre ne pourra me d�cider � vous le rendre. Mon �tendard flotte sur votre donjon, et aucune puissance humaine ne pourra l'en arracher. Si le duc de Lorraine lui-m�me venait �chelonner ses troupes autour du castel de Pierre-perc�e, je ne le rendrais pas. Si sur ce point culminant vous avez pu braver pendant quatorze mois toutes les forces de l'�v�que de Metz jointes � celles de ses alli�s, l'�v�que de Metz � son tour pourra y braver, s'il est n�cessaire, toutes les forces du comte de Salm jointes � celles du duc Ferri.
- Eh bien! que tout le sang qui sera r�pandu dans cette querelle retombe sur vous, r�pliqua Henri. Pr�parez-vous � r�sister au duc de Lorraine, non point seulement � Pierre-perc�e et dans le val de Celles, mais ici, sous les murs de votre ville �piscopale. Si vous n'acceptez point sur-le-champ les trois articles que j'ai �nonc�s, je vous d�clare qu'avant deux jours vous verrez flotter les al�rions aux portes de Metz.
En parlant ainsi, le jeune comte avait le visage enflamm� de col�re, et son geste mena�ant annon�ait l'intention d'un homme qui a plus le d�sir de manier l'�p�e que de courir � un festin. L'�v�que �tait in�branlable.
Sur ces entrefaites, un auguste personnage entra dans la salle. C'�tait saint Bernard. Henri n'avait point vu encore cet homme dont la r�putation �galait le m�rite, et qui remplissait l'Europe du bruit de ses miracles ; mais il le connut � la premi�re vue, sachant d'ailleurs que depuis plusieurs semaines il �tait � Metz. Il se leva soudain par un mouvement de respect. Etienne en fit autant. L'abb� de Clairvaux �tait suivi du moine qu'il avait d�put� � Damegalle, et de plusieurs autres Religieux de m�rite. Mais il les surpassait tous par l'�clat et la dignit� de sa physionomie, et par son regard s�v�re, au travers duquel brillait de temps � autre un �clair de douceur, comme un rayon de soleil perce � travers un massif de feuillage. Son nez �tait aquilin ; son front, modestement inclin� par le bas, comme la surface d'une pyramide, s'arrondissait par le haut comme le d�me d'un temple. Son cou, qui se penchait l�g�rement vers l'�paule droite, indiquait l'aisance et la flexibilit� de sa pens�e. Ses mani�res et le ton modul� de sa voix d�celaient l'homme de haute naissance et la noblesse de son �ducation, tandis que son teint h�ve et ses joues creus�es par le je�ne annon�aient l'homme du clo�tre et le r�formateur de vingt-neuf couvents ou monast�res. Il se croyait sp�cialement destin� � cette oeuvre, et il n'avait prolong� son s�jour � Metz que pour travailler � la r�forme des nombreuses congr�gations d'hommes et de femmes qui y pullulaient en ce moment. C'�tait en grande partie, pour ne rien faire sans l'assentiment d'Etienne qu'il avait press� son retour : c'�tait aussi pour lui donner une id�e du rel�chement qui s'�tait introduit dans plusieurs maisons religieuses qu'il lui disait dans la lettre que nous avons ins�r�e au commencement de ce volume : Il y a ici des gens qui s'�garent comme des brebis qui n'ont pas de pasteur. Il entrait alors chez ce pr�lat pour le conduire dans un monast�re de filles appel�es Scotes, et pour le rendre t�moin des d�sordres qui y r�gnaient. Il avait r�solu d'expulser ces filles de leur maison, pour les remplacer par des Religieuses plus modestes et plus ferventes.
Etienne lui fit conna�tre avec des expressions pompeuses le motif de la pr�sence de Henri, et la r�solution o� il �tait de faire la guerre au duc de Lorraine plut�t que de Consentir � ce qu'on exigeait de lui.
- Suivez-moi, Messeigneurs, r�pondit Bernard : avec l'aide du Seigneur nous arrangerons cette affaire quand nous aurons arrang� celle des Scotes. Il faut songer � balayer les ordures du temple de Dieu avant de pacifier les princes, quia ideo missus sum. Vous, jeune homme, votre col�re aura le temps de se calmer; car je vois que votre esprit et vos sens sont agit�s ; et vous, seigneur archev�que, vous apprendrez � guerroyer contre le vice plut�t que contre les hommes.
Etienne et Henri suivirent l'abb� comme deux enfants suivent leur ma�tre qui les conduit � l'�cole.
Le monast�re �tait situ� hors de la ville, et il fallait traverser plusieurs quartiers pour y arriver. Dans toutes les rues, les hommes, les femmes et les enfants, s'agenouillaient devant l'abb� de Clairvaux ; car il n'�tait bruit � Metz que d'un miracle qu'il avait op�r� deux jours auparavant. Il avait gu�ri une femme paralytique en �tendant son manteau sur elle (26). L'humble abb� t�chait de donner aux hommages de la foule une autre direction. - Mes enfants, disait-il, agenouillez-vous devant votre pr�lat, et non devant moi, qui ne suis qu'un pauvre pr�tre.
Comme la foule l'obs�dait de plus en plus, il voulut continuer le voyage sur la Moselle. Il fit, � cet effet, approcher une barque, sur laquelle il monta, avec sa suite : mais cet incident devint l'occasion d'un nouveau prodige.
Il y avait plus de cinq minutes qu'un aveugle poursuivait l'abb� Bernard dans les rues, coudoyant tous ceux qu'il rencontrait, et faisant tous ses efforts pour arriver jusqu'aupr�s du Saint. Lorsqu'il connut la nouvelle route que venait de prendre le thaumaturge, il s'avan�a sur le bord de l'eau en criant, et en demandant si quelque p�cheur ne pourrait point le recevoir sur sa nacelle. Un p�cheur le prit sur son embarcation et se mit en devoir de rattraper la barque o� voguait le saint voyageur. Celui-ci avait tout entendu, et, admirant la foi de cet homme, il ordonna qu'on l'attend�t. D�s que l'aveugle fut pr�s de lui, Bernard mit la main sur ses yeux, et ils s'ouvrirent � la lumi�re (27).
Lorsque l'on arriva au monast�re des Scotes, il fallut parlementer avec la porti�re. Bernard avait averti que lui seul se chargerait de r�pondre.
- Qui �tes-vous, demanda la femme qui �tait pr�pos�e � la garde du saint huis, et que venez-vous chercher dans l'asile des filles du Seigneur ?
- Nous d�sirons parler � madame l'abbesse.
- La communaut� est en r�cr�ation, et madame l'abbesse ne parle point d'affaires � cette heure.
- Nous connaissons les usages de la maison : nous ne venons point pour troubler d'innocents plaisirs, mais plut�t pour y prendre part.
- Et ce jeune cavalier, r�pliqua la vieille porti�re en d�signant Henri, d�sire-t-il parler en particulier � quelqu'une de nos jeunes Scotes ?
- Son intention n'est pas de nous quitter.
La porte s'ouvrit, et l'on passa � travers un un long clo�tre dont les vo�tes silencieuses attestaient que la communaut� prenait ses �bats dans un lieu plus agr�able. Au bout du clo�tre �tait une vaste cour o� se promenaient, avec toute la pesanteur de l'�ge, les douairi�res de la maison. Leur conversation paraissait tr�s-anim�e, et l'on entendait que l'une d'elles se plaignait avec amertume que, lors de la derni�re �lection, toutes les dignit�s �taient tomb�es sur les plus belles et les plus jeunes Religieuses, au grand d�triment du respect que l'on devait � la vieillesse, et des �gards que m�ritaient de longs services. - Il n'y a pas deux ans que soeur Claire est parmi nous, disait-elle, et la voil� qui est abbesse : c'est un affront que nous ne devrions point dig�rer.- Laissons-la jouir en paix de sa dignit�, disait une autre : ne voyez-vous pas que ses joyeux attraits sont une aubaine pour notre couvent ? - Plus loin �tait un verdoyant jardin dont la porte grill�e semblait ouverte � tous venants. � l'extr�mit� d'une longue all�e, et dans un emplacement ombrag� de tilleuls, on voyait une troupe de jeunes Scotes qui, apr�s avoir d�pos� leurs guimpes sur l'herbe, paraissaient tr�s-occup�es � jouer aux barres avec une douzaine de ribauds que parfois, d'apr�s les lois du jeu, elles �taient oblig�es de transporter sur leur dos � une certaine distance. A l'extr�mit� du jardin, on entendait le son des fl�tes et de la citole, et l'on entrevoyait � travers la feuill�e d'une charmille le mouvement continu des danseurs et des danseuses. Madame l'abbesse �tait assise sur un banc de pierre, � c�t� de ces �bats, et pr�s d'elle se trouvait un joyeux cavalier qui l'attirait modestement sur ses genoux, sans qu'elle par�t fort scandalis�e de cette offense. Tout �tait en harmonie dans cette sc�ne de d�sordre, et l'on voyait, � la bonne foi des coupables, qu'elles regardaient ces divertissements comme un droit.
Etienne de Bar s'arr�ta, pouvant � peine s'en rapporter au t�moignage de ses yeux.
Saint Bernard s'approcha de l'abbesse, et lui dit, d'un ton qui lui imprima dans tous les membres un tremblement pareil � celui d'une couleuvre qui se tortille lorsqu'elle voit venir l'aigle sur elle:
- Madame, vous savez qu'il est �crit : Je viendrai � vous comme un voleur. Or je suis le voleur qui tombe sur vous � l'improviste et qui vous enl�ve l'autorit� dont vous jouissez dans cette maison. Sortez-en � l'instant m�me, et sortez-en sans regarder derri�re vous. Sortez-en avec toutes ces filles dont vous causez la perdition. Sortez-en la premi�re, parce que vous les avez pr�c�d�es vous-m�me dans les sentiers de l'iniquit�. Puissiez-vous toutes, rentr�es dans le monde, vivre d'une mani�re moins scandaleuse, et expier au grand jour les crimes que vous avez commis � l'ombre du clo�tre. Par l'autorit� du pape Eug�ne III, qui m'a rev�tu de pouvoirs discr�tionnaires, je vous rel�ve de vos voeux, dont d�j� vous vous �tes dispens�es vous-m�mes par le libertinage de votre conduite. Demain vous serez remplac�es par des filles plus chr�tiennes. Demain ce lieu de d�bauche sera redevenu ce qu'il doit �tre, la maison de la pi�t�, du recueillement et du silence.
L'abbesse, revenue de sa premi�re stupeur, voulut r�pliquer et crier � l'injustice, � la violence ; mais Etienne de Bar �tait l�, et il fallut se soumettre � l'arr�t qui avait �t� prononc� par la bouche du saint homme.
Pendant ce temps, les Religieuses avaient ramass� leurs guimpes et s'�taient enfuies jusqu'au fond des dortoirs ; les ribauds avaient escalad� les murs du jardin, et le son de la citole avait cess� de se faire entendre. Le cavalier qui �tait assis � c�t� de madame l'abbesse avait �galement disparu, et le pieux r�formateur �tait devenu ma�tre de la place. Quelques archers d'Etienne, qui survinrent, achev�rent de faire plier bagage aux soeurs les plus r�calcitrantes, et au bout de deux heures la maison se trouva nette (28).
En s'en retournant, le saint homme, prenant le ton d'autorit� qui lui �tait habituel avec les grands de la terre, adressa ainsi la parole � Etienne de Bar et au seigneur Henri :
- Maintenant, Messeigneurs, c'est a votre d�m�l� qu'il faut en venir. Puissiez-vous l'un et l'autre �tre aussi dociles � ma parole que l'ont �t� ces mis�rables p�cheresses. Songez qu'il est aussi criminel de verser le sang des hommes que d'offrir un app�t � leur concupiscence. Seigneur de Salm, que demandez-vous � l'�v�que de Metz ?
Henri r�p�ta les trois propositions qui formaient sa demande, et sans l'acceptation pleine et enti�re desquelles il protesta que le duc de Lorraine allait faire une lev�e de boucliers contre Etienne de Bar.
- Or sus, seigneur archev�que, dit Bernard, refuserez-vous de payer la ran�on de votre fr�re; que le comte Herman retient dans les fers ; et puisque c'est en combattant pour vous, pour l'abbaye de Senones, que pareille disgr�ce lui est arriv�e, ne convient-il point que vous accordiez � la maison de Salm le droit de b�tir un castel sur les terres de cette abbaye, et que vous y ajoutiez les cinquante acres de for�t qu'elle demande ? M'est avis que ce n'est point acheter trop cher la libert� d'un fr�re qui s'est d�vou� pour vous servir.
- Aussi, loin d'�tre port� � refuser ce prix, c'est moi-m�me qui l'ai offert le premier : le seigneur Henri m'en est t�moin ; et je r�p�te que je souscris � sa troisi�me requ�te de toute mon autorit� et de tout mon vouloir.
- Messeigneurs, vous voil� donc d'accord sur un point. Il ne sera point dit, je pense, que vous n'entendrez point raison sur les deux autres. M'est avis que, pour vous faciliter tout accord et r�tablir la paix, vous, seigneur archev�que, vous devez souscrire au premier, et que vous, seigneur de Pierre-perc�e ou de Salm, vous devez renoncer au second et n'exiger aucune indemnit� pour les pertes que votre maison � �prouv�es dans la guerre que avez soutenue.
Vous, seigneur archev�que, continua Bernard en se tournant vers le cardinal, vous devez consentir � ce que la famille de Salm rentre dans la possession libre et paisible de ses terres et de son manoir. Puisque vous avez consenti � cette clause il y a trois jours, pourquoi n'y consentiriez-vous plus aujourd'hui ? Il ne serait point g�n�reux et �quitable que vous vous pr�valussiez d'un �v�nement qui � eu lieu depuis la signature du trait�. Songez que les raisons qui ont pu vous porter alors � signer la paix existent encore aujourd'hui. Vous vouliez, disiez-vous, aller combattre en Terre-sainte : en avez-vous donc tout-�-coup perdu l'id�e ? Les Chr�tiens de la Palestine ont-ils moins besoin du secours de vos armes parce que vous �tes devenu ma�tre du castel que vous assi�giez ? Vous, pontife rev�tu de la puissance temporelle, refuserez-vous de prendre part � une exp�dition � laquelle concourent les la�cs m�mes les plus indiff�rents, et cela pour vous maintenir dans la possession d'un rocher sauvage ; car vous devez comprendre que vous ne pouvez faire la guerre en m�me temps en Asie et en Europe ? Vous devez comprendre que pour sortir de vos �tats vous devez �tre en paix avec vos voisins, et surtout avec le puissant duc Ferri. Par les m�mes raisons, m'est avis aussi que vous devez laisser la vouerie de Senones � la maison de Salm. Cette vouerie d'ailleurs lui a �t� donn�e par un de vos pr�d�cesseurs (vous le reconnaissez vous-m�me) � titre h�r�ditaire : pourquoi l'en d�pouilleriez-vous ? Vous dites que le seigneur Herman a abus� de son autorit� en empi�tant sur le pouvoir des abb�s et en s'arrogeant le droit de p�che dans la rivi�re de Plaine. Dites-moi quel est l'homme vivant qui n'ait point abus� quelquefois des avantages de sa position. Dites-moi si les moines de Senones eux-m�mes n'ont pas souvent abus� des gr�ces de Dieu et des richesses temporelles dont ils jouissent ; et croyez-vous qu'il ne soit point n�cessaire que quelquefois un gantelet de fer s'oppose � leurs pr�tentions? Je trouve que les hommes d'�glise ne sont jamais si sages, si pieux, si fid�les a leurs devoirs, que lorsque le pouvoir s�culier les maintient dans de justes bornes. L'autorit� eccl�siastique est comme une rivi�re dont l'eau n'est pure que lorsqu'elle est concentr�e dans son lit, et qui devient f�tide et bourbeuse pour peu qu'elle franchisse les barri�res qui lui sont naturelles. C'est une v�rit� que l'on ne comprend point encore, parce que l'esp�ce humaine est comme un enfant qui n'apprend qu'un � un les mots de sa le�on ; mais un si�cle viendra o� cette v�rit� sera connue du dernier des artisans, et o� le pouvoir temporel cessera d'�tre sous la tutelle des ministres de Dieu. Le pouvoir temporel, seigneur Etienne, appartient de droit aux la�cs, aux hommes qui peuvent d�cemment porter une �p�e � leur c�t� et mettre une aigrette � leur chapel ; il n'est entre vos mains que par provision, et jusqu'� ce que les hommes du si�cle aient acquis assez de lumi�res et de science pour l'exercer eux-m�mes. Jusque-l� il vous est permis de le retenir; mais il ne vous est point permis de croire qu'il est avantageux � l'Eglise que ses ministres exercent le droit de haute, de basse et de moyenne justice. Au contraire, ce droit est une plaie pour l'�glise, et une plaie qui serait capable de lui donner la mort si le doigt de Dieu ne la soutenait miraculeusement, car le royaume de Dieu est inconciliable avec la force et la contrainte. Il viendra un si�cle, vous disais-je, o� cette incompatibilit� sera reconnue, et o� le pouvoir temporel, sorti de ses langes, rejettera de son sein cette nu�e de pr�lats qui n�gligent la science et la pi�t� pour courir apr�s la grandeur, et qui abdiquent leur titre d'ap�tres pour devenir courtisans. Un jour viendra o� la paroisse sera distingu�e de la commune, et o� le cur� de campagne n'aura plus rien � faire que de veiller au salut de ses ouailles. Alors peut-�tre les ministres du Seigneur murmureront dans leurs repas, dans leurs festins, contre l'autorit� qui froissera leur orgueil et les refoulera dans le sanctuaire, car de tout temps les enfants d'Aaron ont murmur� contre Moyse ; mais leurs clameurs seront aussi inutiles qu'elles seront injurieuses � la Providence. Alors la foi, si elle n'est point encore morte, reprendra de nouvelles racines ; alors de saints pr�tres marcheront � la t�te des peuples, et le clerg� comprendra qu'il ne doit �tre puissant qu'en vertu et en intelligence. En attendant que ce bonheur arrive, seigneur archev�que, laissons jouir de la puissance temporelle ceux qui en jouissent ; confirmez les droits r�galiens de la maison de Salm. Laissez � Dieu le soin de corriger ceux qui portent le glaive. C'est � lui seul � rompre l'�p�e. Les justes ne doivent �tre que les instruments de sa mis�ricorde ; c'est aux p�cheurs qu'il appartient de devenir les instruments de sa col�re.
Et vous, seigneur Henri, continua l'abb� de Clairvaux en se tournant vers le chevalier de Salm, vous devez retirer votre deuxi�me requ�te et n'exiger aucune indemnit� pour les pertes que vous avez souffertes : il doit vous suffire d'�tre r�int�gr�s dans vos possessions et de jouir des m�mes pr�rogatives que vous aviez avant la guerre. Apprenez qu'un prince doit faire des sacrifices � la paix, et qu'une excessive exigence est presque toujours la source d'une infinit� de maux. Il y a souvent beaucoup d'injustice � mettre toutes choses dans la balance de la justice, parce que celui qui p�se minutieusement tous ses droits m�rite que l'on p�se minutieusement tous ses torts. Si le seigneur Etienne consent � vous rendre votre castel, vous devez consentir, par un retour de g�n�rosit�, � ne rien exiger pour les dommages qu'il vous a caus�s.... Or sus, seigneur archev�que, consentez-vous � rendre � la maison de Salm son castel et sa seigneurie, sans l'obliger � vous en faire hommage ; et lui confirmez-vous les droits qu'elle tient de l'�v�que Adalb�ron � la vouerie de Senones ?
L'�v�que s'inclina en signe de consentement.
Il n'avait pu r�sister, � l'�loquence et aux lumi�res du saint abb�.
- Et vous, chevalier de Salm, renoncez-vous � r�clamer le castel et la seigneurie de Deneuvre � titre d'indemnit� pour les dommages dont vous vous plaignez ?
Henri ne r�pondait pas. Il lui en co�tait de faire tout d'un coup le sacrifice de sa vengeance, lorsqu'il s'�tait promis d'humilier l'�v�que de Metz et de ch�tier son orgueil. Il n'avait propos� son deuxi�me article que dans l'espoir qu'il serait rejet�, et qu'avec la secr�te intention de profiter de ce refus pour d�clarer la guerre.
Bernard lui adressa une seconde fois la parole :
- Je vous en conjure, comte de Pierre-perc�e, �pargnez � la chr�tient� le spectacle, d'une nouvelle guerre : assez de dissensions d�j� ont troubl� l'accord qui devrait �tre entre les enfants de l'ancienne Austrasie. Imitez la sagesse et la mod�ration des princes de la noble maison de Lorraine, dont vous �tes l'envoy�, et ne souffrez pas que pour votre querelle deux puissants seigneurs ne puissent prendre part � l'heureuse exp�dition qui se pr�pare. Vous concevez que l'�v�que de Metz ne peut faire lui seul tous les sacrifices que cette exp�dition exige.
Henri �tait sourd comme auparavant.
En ce moment, on rentrait dans la ville. Un homme �g�, qui depuis plusieurs ann�es souffrait d'un violent mal de t�te accompagn� de surdit�, vint se jeter aux genoux de Bernard, en le suppliant de le gu�rir de son infirmit�. - Je mourrai content, disait-il, si une fois encore je puis ou�r le chant des psaumes et m�ler ma voix aux chants de l'�glise.
Bernard fit approcher cet homme ; il lui imposa les mains, fit sur lui le signe de la croix, lui mit les doigts dans les oreilles, et lui dit :
- Si vous, �tes un homme de paix, que la paix vous soit donn�e.
A l'instant le sourd s'�cria qu'il entendait parfaitement et que ses douleurs avaient cess�. Et le peuple, qui connaissait depuis longtemps l'infirmit� de cet homme, rendait gloire � Dieu et multipliait les t�moignages de respect envers son serviteur.
Alors Bernard se retourna vers Henri en disant :
- Or sus, sire chevalier de Salm, serez-vous le seul sourd que je ne pourrai faire entendre ?
Henri tomba aux pieds du saint homme, et lui dit, constern� et tremblant (29) :
- Puisque la nature se montre docile � votre voix, comment pourrais-je ne point vous ob�ir ? Je retire ma seconde requ�te. Que la paix soit faite, puisque vous le voulez. Mais, � votre tour, ne repoussez pas la demande que j'ai � vous faire. Venez � Nancy dans huit jours pour b�nir mon mariage avec la princesse de Lorraine. Venez visiter l'abbaye de Haute-Seille, que ma m�re a fond�e, et t�chez de faire fleurir parmi les Religieux qui l'habitent la science et la pi�t� qui vous animent. Ensuite, pour derni�re faveur, venez vous asseoir sur notre rocher, et sanctifier par votre pr�sence le manoir de notre maison.
- Allez, jeune homme, r�pond�t Bernard : il sera fait selon votre d�sir.

CHAPITRE 19.
Conclusion

Deux jours apr�s l'accomplissement des faits que nous venons de rapporter, Henri arriva sur le mont de la Pierre-�-Cheval. Il y trouva l'arm�e de son fr�re en tr�s-bon ordre, et munie de provisions de toute esp�ce qu'elle devait, en grande partie, aux soins de Berthe. Aucune attaque n'avait �t� dirig�e contre la maison de Salm depuis qu'elle �tait retranch�e sur ce point culminant ; mais un �v�nement douloureux l'avait jet�e dans la consternation. La pieuse Agn�s avait succomb� sous le poids r�uni de ses douleurs, de ses chagrins et de ses privations. Ses derni�res inqui�tudes avaient �t� pour Henri, dont elle ignorait la destin�e, et elle �tait morte en conjurant le ciel d'�pargner les �preuves du malheur � cette �me d'�lite qu'elle environnait de toute son affection maternelle.
Tous les villages et les hameaux du val de Celles �tant alors au pouvoir des troupes de l'�v�que de Metz, on s'�tait vu dans la n�cessit�, pour inhumer la comtesse en terre sainte, de transporter son corps au lieu dit Raon-les-Leau, � l'extr�mit� orientale de la vall�e (30). L� elle fut enterr�e dans la petite �glise que l'on y voit encore aujourd'hui; et l'ermite Isembaut, accompagn� d'un petit nombre d'hommes d'armes, fit la c�r�monie de ses fun�railles. Herman n'avait pu s'y trouver, parce que sa pr�sence �tait n�cessaire � la d�fense du camp, et Mathilde n'avait pu suivre le convoi � cause des dangers qui accompagnaient cette marche.
Lorsque Henri apprit que sa m�re avait p�ri par suite de sa blessure, et que sa d�pouille mortelle avait �t� rendue � la terre, il jeta un cri per�ant, puis il demeura quelque temps immobile, sans prof�rer une parole. Apr�s avoir surmont� les premiers acc�s de sa douleur, - Il fallait au ciel une victime, s'�cria-t-il : r�signons-nous puisqu'il l'a choisie. D�sormais nos maux sont termin�s. Herman, nous rentrons dans notre manoir.
En effet, le lendemain l� comte de Hombourg f�t sortir ses troupes du ch�teau et fit sonner le cor du d�part. Il rassembla les Messains pr�s du village de Celles, d'o� ils prirent la route de Deneuvre en passant par le village de Veissval (a). De son c�t�, Renaud, rendu � la libert�, r�unit tous ses Barrisiens � Badonviller, et prit avec eux la route de Mon�on.
Et deux jours apr�s, Herman et Henri faisaient leur entr�e triomphale dans le manoir de Pierreperc�e (31). L'�tendard aux saumons fut r�implant� sur la tour ; et la modeste Mathilde, d�s que les communications furent libres, alla r�pandre des larmes et jeter des fleurs sur le tombeau de sa m�re.
Et la statuette de saint Antoine, apr�s avoir s�journ� pendant six jours sur le sommet oriental de la Pierre-�-Cheval, auquel elle a donn� son nom, est revenue prendre sa place sur la pointe orientale du rocher.
Le ch�teau de Damegalle fut abattu par les ordres de Herman. Des ruines recouvertes de mousse, et des d�combres sur lesquelles s'�l�ve un bouquet de sapins comme un panache de casque, attestent seuls son existence.

(a) Ce village, dont il ne reste aucun vestige, et dont n�anmoins il est souvent fait mention dans les actes de ce temps, �tait situ� au nord de la montagne et du ch�teau de Beauregard. Raon-l'Etape n'existait pas encore.

Au jour fix� par le duc Ferri, le mariage de Henri de Salm et de Judithe ou Joatte de Lorraine fut c�l�br� dans la chapelle ducale (32). Saint Bernard officia, et chanta solennellement la messe, apr�s laquelle il donna la croix � plusieurs gentilshommes, et � une multitude d'hommes du peuple qui aimaient mieux aller combattre les Infid�les que de vivre sous le joug des monast�res ou des francs-tenanciers.
L'homme de Celles, premier fortier de Herman, eut l'insigne honneur d'�pouser la belle Image, premi�re cam�riste de la princesse de Lorraine ; et leurs descendants ont port� le nom de Fortier jusqu'� ce jour.
De Nancy, l'abb� de Clairvaux vint � l'abbaye de Haute-Seille, o� il introduisit plusieurs r�glements qu'il appuya par des prodiges et par l'autorit� de sa science. Sa m�moire est rest�e en v�n�ration dans la paroisse de Cirey, pr�s des ruines de cet ancien monast�re.
En un seul jour, il b�nit deux mariages sur le rocher de Pierre-perc�e, celui de l'admirable Berthe avec le comte Herman, et celui de la jeune Mathilde avec le comte de Hombourg. Arnou, ayant enfin remarqu�, qu'il n'avait point conquis les affections de la jeune ch�telaine de Bl�mont, ne s'�tait point d�sesp�r�, en amant vulgaire, parce qu'il connaissait assez la vie pour savoir que tout le m�rite f�minin n'est point concentr� dans la t�te ou dans le coeur d'une jeune fille. Il n'avait d'ailleurs ni assez d'esprit ni assez d'�nergie dans le caract�re pour mettre beaucoup de vivacit� dans ses amours, et d�s l� il �tait plus capable d'aimer avec raison; car les sots ont cet admirable privil�ge que jamais la violence de leurs passions ne les emporte. Si leur char ne court jamais, et s'il est incapable de s'�lancer dans une noble carri�re, du moins il a cela d'avantageux qu'il ne verse pas souvent, et que sa pesanteur m�me lui sert de lest. Si leur �me darde peu de lumi�re, du moins elle ne bouillonne pas comme un volcan qu'il est impossible d'�teindre............ Le seigneur Arnou donc, ayant une r�miniscence des bonnes qualit�s de Mathilde, s'�tait avis�, en courtois chevalier, de la demander � Herman. - Vous me devez cette compensation, disait-il, pour la ch�telaine que vous m'enlevez, et si je n'ai pu avoir Berthe pour �pouse, faites au moins que je puisse l'avoir pour belle-soeur. - Et Mathilde, qui n'avait jamais refus� une aum�ne � un pauvre ni un coup d'oeil � un chevalier, ne voulut point contrister par un refus l'homme qui s'�tait montr� g�n�reux envers sa famille, et qui lui avait mis si gracieusement un anneau au doigt apr�s avoir dirig� sa fuite.
Herman ne manqua point � la reconnaissance envers son fr�re. Il lui abandonna la ch�tellenie de Pierre-perc�e et la vouerie de Senones, ne se r�servant, pour tout domaine, que la seigneurie de Bl�mont, que Berthe lui apportait en dot (33). Et la princesse de Lorraine, devenue comtesse de Pierre-perc�e, vint asseoir sa grandeur sur le rocher de Langstein.
Henri fit construire un nouveau castel sur les terres du monast�re de Senones, au-del� du Donon, comme il avait �t� stipul� dans le trait� de Metz. La maison de Salm venait d'�prouver, par son s�jour dans les for�ts, combien un double manoir lui �tait utile dans les Vosges. Ce nouveau castel prit le nom de Salm, en m�moire de l'ancien castel des Ardennes (54).
Le bon Ulric mourut dans son ch�teau de Bl�mont, entour� des respects de sa fille unique.
Apr�s nombre d'ann�es, Berthe et Herman moururent sans enfants. Le comte de Pierre-perc�e devint leur unique h�ritier, et r�unit sur sa t�te la double couronne de Salm et de Bl�mont. (35).
Mathilde, devenue comtesse de Hombourg, s'illustra par sa pi�t� et ses bonnes oeuvres. Apr�s la mort de son �poux, elle fonda l'abbaye de Salival, pr�s de Vic, pour le repos de l'�me du noble comte. Elle fit b�tir pareillement un castel autour duquel la ville de Ch�teau-Salins s'�leva dans la suite (36).
Renaud et Etienne de Bar accompagn�rent le roi Louis VII en Palestine, et revinrent finir leurs jours, le premier dans son ch�teau de Mon�on, le second dans sa cit� de Metz (37).
Et, conform�ment � la pr�diction de l'ermite Isembaut, la maison de Salm n'a cess� de r�gner dans les Vosges, � c�t� du pouvoir eccl�siastique, que lorsque sa mission providentielle a �t� termin�e par la suppression des monast�res.

NOTES HISTORIQUES.

(1.)
� Etienne de Bar �tait fils de Thierry I du nom, comte de Montb�liard, de Bar, de Mon�on et de Ferrette. Sa m�re �tait Ermentrude, fille de Guillaume II, surnomm� T�te-hardie, comte de Bourgogne, et soeur du pape Calixte II, auparavant Guy de Bourgogne, archev�que de Vienne. Histoire de Lorraine, par Dom Calmet, tome 2, page 71.
� L'�v�ch� de Metz �tant vacant en 1120, Calixte, � la recommandation du comte de Bar, son beau - fr�re, y nomma Etienne, son neveu, et lui donna la qualit� d'Archev�que. � Ibid.
Calixte sacra lui-m�me son neveu �v�que de Metz, lui accorda l'usage du Pallium pour sa vie durant, et le nomma Cardinal. � Ibid., page 72.

(2.)
� Etienne de Bar, �v�que de Metz, prit et d�molit les ch�teaux de Terli, ceux que le duc de Lorraine avait � Vic, et entre Vic et Marsal ; le ch�teau du comte de Horabourg, au-dessus de Marsal, et plusieurs autres. Il fortifia Rambervillers ; il donna � son �glise le ch�teau de Lucebourg et celui de Hombourg, ceux de Viviers, de Mirbault et de Fauquemont ; r�duisit les rebelles de Deneuvre et d'Apremont. Il prit de force le ch�teau de Pierre-perc�e, et donna au duc Mathieu la vouerie d'Epinal. Il prit et br�la le ch�teau de Dieulewart, prit de m�me la tour de Thi�court et la forteresse de Vatimont, et assi�gea le ch�teau de Presny, qu'il aurait pris si son fr�re, le comte de Bar, ne l'en avait d�tourn�. � Histoire de Lorraine, tome 1er., table, article ETIENNE DE BAR.
Etienne de Bar est, sans contredit, le pr�lat le plus remuant et le plus guerrier qui ait foul� la terre de Lorraine, et peut-�tre que la terre ait port�. Sa personne est, en quelque sorte, le type du pr�lat guerroyant, et du pr�tre qui abandonne le soin de son troupeau pour courir apr�s les choses de ce monde. Saint Bernard, qui �tait bien capable de juger cet homme, a eu plusieurs d�m�l�s avec lui, et il �crivit au pape Innocent II, successeur de Calixte II, une lettre qui est bien propre � faire conna�tre l'esprit qui animait Etienne. Cette lettre est �crite, au nom d'Alb�ron, archev�que de Tr�ves, m�tropolitain des �v�ch�s de Metz, Toul et Verdun. Voici en quels termes Alb�ron se plaint par la plume de saint Bernard :
� Un de mes grands sujets de douleur est que j'ai des suffragants qui sont jeunes et de grande naissance. Ils devraient �tre mon soutien, et pl�t � Dieu qu'ils ne fussent pas mes adversaires ! Mais je me tais, et j'aime mieux qu'un autre que moi vous fasse conna�tre leurs moeurs et leur conduite. J'ose pourtant vous dire que le droit, la justice, la religion, l'honn�tet�, sont perdus dans nos �v�ch�s. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 24.
Dans une autre lettre au souverain pontife, saint Bernard s'exprime ainsi :
� Que ferez-vous aux �v�ch�s de Metz et de Toul, puisque, pour dire vrai, ils paraissent �tre sans �v�ques (Ibid.)?�
Toutefois Etienne se r�concilia avec Bernard, et fit preuve, vers la fin de sa vie, de grands sentiments de pi�t�.
� Etienne se r�concilia � saint Bernard, ou plut�t il fit cesser les sujets de plainte que son m�tropolitain faisait contre lui, etc. � Hist. de Lorr., tome 2, page 75.

(3.)
� Renaud I, comte de Mon�on en 1102, succ�da (dans le comt� de Bar) � Thierry, son p�re. � Hist. de Lorraine, tome 1er., page CXCIV.
Renaud accompagna son fr�re Etienne dans la plupart de ses exp�ditions. Il est donc probable qu'il fit avec lui le si�ge de Pierre-perc�e.
� Etienne, fortifi� du secours de son fr�re Renaud, comte de Bar, et de celui de ses amis, reprit dans peu de temps tout ce qu'on avait usurp� sur son �glise. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 75.

(4.)
� Quand Ursin, �v�que de Verdun, fut oblig� d'aller � la cour du roi Lothaire, pour recevoir l'investiture du temporel de son �v�ch�, Renaud, comte de Bar, qui avait toujours � coeur de se rendre ma�tre absolu de Verdun, profitant de son absence, entra inopin�ment dans la ville, accompagn� de plusieurs soldats, d'une grande troupe de ma�ons, de tailleurs de pierres, de manoeuvres et d'ouvriers de toutes sortes, tout pr�ts � ex�cuter ses ordres. Il commen�a par renverser et couper le bois de futaie et les arbres du jardin �piscopal, qui �tait situ� sur une �minence qui dominait toute la ville, et fort propre � y construire une forteresse. Renaud y fit travailler en diligence et sans rel�che, et y eut bient�t construit une grosse tour en forme de ch�teau, dans laquelle il mit une nombreuse garnison de ses gens les plus affid�s, par le moyen desquels il se rendit ma�tre de la ville et des environs, et commen�a � exercer toutes sortes de violences contre le peuple et contre le clerg�. Il renversa les maisons de quelques chanoines, en chassa les uns, pilla les autres, et opprima le peuple, qui n'osait m�me ouvrir la bouche pour se plaindre. On voit encore le lieu o� �tait ce fort ; et les d�bris qui en restent ont conserv� le nom de Tour du Vou�.
� Le comte Renaud ayant appris que l'�v�que Ursin revenait de son voyage, mit une embuscade sur le chemin pour le prendre. Il se saisit des pr�tres, des clercs et des vassaux qui l'accompagnaient ; mais l'�v�que eut le bonheur de se sauver. Il arriva � Reims, et n'osa revenir � Verdun, pour n'�tre pas oblig� de voir ce qu'il n'�tait pas capable d'emp�cher, et d'entendre ce qui ne pouvait que lui causer du d�plaisir.� Hist. de Lorraine, tome 2, page 93.

(5.)
� Gislibert, comte de Luxembourg et de Salm,.... eut pour fils 1� Conrad, comte de Luxembourg, 2� Henri, 3� Herman I, comte de Salm, qui fut �lu empereur en 1081, contre l'empereur Henri IV. Gislibert v�cut jusque vers l'an 1056. � Hist. de Lorraine, tome V, page ccx.

(6.)
� Fr�d�ric, comte de Luxembourg, eut pour fils.... Gislibert, qui lui succ�da; et Adalb�ron, III du nom, �v�que de Metz. � Hist. de Lorraine, tome 1er, page ccxxvi.

(7.)
� Herman I, tige des comtes de Salm, ayant �t� �lu empereur en 1081, laissa le comt� de Salm � son plus jeune fils, nomm� Herman comme lui, lequel fut la tige des comtes de Salm de Vosge. � Hist. de Lorraine, tome 1er, page ccix.

(8.)
Une inscription, d'ailleurs illisible et d'une forme barbare, trouv�e dans les ruines du ch�teau de Pierre-perc�e il y a 25 ans, porte les chiffres CM, qui indiquent sans doute l'ann�e de sa fondation.

(9.)
� Herman, qui avait �t� �lu roi des Romains (ou empereur d'Allemagne), voyant que le parti de Henri �tait le plus fort, abdiqua, son titre et se r�concilia avec son comp�titeur. Quelque temps apr�s, il fut �cras� par une pierre, en formant le si�ge d'un ch�teau.� Krantz, cit� par M. Gravier, Histoire de l'arrondissement de Saint-Di�, page 94.
Rien n'indique devant quel ch�teau l'empereur Herman fut tu�. Mais 1�. il est certain que ce ch�teau �tait en Lorraine : la note suivante nous l'apprendra. 2�. Il est tr�s-probable que ce ch�teau �tait situ� dans les montagnes, car ce n'est que dans les ch�teaux b�tis sur des hauteurs, comme l'est celui de Pierre-perc�e, que l'on avait coutume de se d�fendre � coups de pierres, ou plut�t en roulant contre l'ennemi des fragments de rochers. 3�. Il est tr�s-probable encore, pour ne point dire certain, que ce ch�teau situ� dans la partie montueuse de la Lorraine est celui de Pierre-perc�e ou Langstein, puisque c'est l� que les comtes de Salm ont fix� leur r�sidence en arrivant dans les Vosges, comme nous le verrons dans la suite de ces notes. Aucun titre d'ailleurs n'indique qu'ils aient tent� de s'asseoir sur un autre point. Il est certain d'ailleurs que les comtes de Salm n'ont point �t� fondateurs de Pierre-perc�e, puisque ce castel avait une existence quelconque depuis l'an 900, et que la maison de Salm n'a paru dans les Vosges que sur le fin du onzi�me si�cle (Voir la note 7). Il a donc fallu que l'empereur Herman ou son fils en f�t la conqu�te, et par cons�quent qu'il en form�t le si�ge, car aucun titre ne prouve qu'il leur ait �t� donn�. Loin de l�, puisqu'ils sont venus dans les Vosges pour d�fendre le monast�re de Senones contre les brigands qui le d�solaient, il a bien fallu qu'ils combatissent en arrivant, et qu'ils se cr�assent une demeure � la pointe de l'�p�e. Si l'�v�que Adalb�ron avait eu un ch�teau fort � leur donner dans le voisinage de Senones lorsqu'il les y envoya, il ne les y aurait point envoy�s dans l'unique but de prot�ger le monast�re de Senones contre les malfaiteurs qui commettaient des brigandages dans le pays, car des malfaiteurs n'auraient pu s'y livrer au brigandage s'il y avait eu d'abord un ch�teau et des seigneurs pour les tenir en bride. C'est l'occupation du repaire de ces brigands qui a d� n�cessairement �tre le premier but de leurs travaux et l'objet de leur mission.
Ainsi il est constant que les comtes de Salm ont d� combattre pour se mettre en possession d'une demeure. Il est constant que cette demeure a �t� le ch�teau de Pierre-perc�e, puisqu'ils ont d'abord habit� l�. Il est constant encore que l'empereur Herman a perdu la vie en Lorraine en faisant le si�ge d'un ch�teau situ� sur une hauteur, et qu'il n'a pas eu le temps de former le si�ge de plusieurs ch�teaux, puisqu'il mourut peu de temps apr�s son arriv�e en Lorraine (Note 10). De tous ces rapprochements je crois �tre en droit de conclure que ce ch�teau est celui de Pierre-perc�e, et que c'est en versant son sang au pied de ce rocher que l'empereur Herman, d�poss�d� de l'empire, a cr�� un avenir de six si�cles � sa maison.

(10.)
� L'empereur Herman, qui �tait � la t�te du parti catholique, se retira en Lorraine et y mourut peu de temps apr�s, en l'an 1088. Il fut enterr� � Metz avec honneur. � Jean de Bayon, cit� par M. Gravier, ibid., page 94.

(11.)
Le culte de saint Antoine existe encore aujourd'hui dans la paroisse de Pierre-perc�e.

(12.)
� Fondation de l'abbaye de Haute-Seille, ordre de Citeaux, par Agn�s, comtesse de Langstein ou Pierre-perc�e.
� Etienne, �v�que de Metz, etc. Sache la g�n�ration pr�sente et la g�n�ration � venir que la comtesse Agn�s de Langstein, avec ses fils Henri et Herman, CONSULS, et Conrad, comte,.... ont donn�, d'un commun accord, � Dieu et � sainte Marie de Haute-Seille (Alta Sylva) tout ce qu'ils poss�daient dans la paroisse de Tanconville, tant en pr�s que for�ts, p�turages, terres cultes et incultes ; de mani�re que tous ceux qui se consacreront au service de Dieu dans ce monast�re en, jouissent � jamais, en toute libert� et sans aucune contradiction, comme les donateurs en ont joui eux-m�mes. Etc. etc. � Hist. de Lorraine, tome 2, preuves, page. cccxlix.
� L'abbaye de Haute-Seille.... est une fille de l'abbaye de Theully, au comt� de Bourgogne Les premiers Religieux qui y vinrent, en 1140, furent re�us par Agn�s, comtesse de Salm, et par ses deux fils, Henri et Herman, comme des anges du ciel. On jeta les fondements de l'abbaye le 26 de mai de cette ann�e. � Hist. de Lorraine, tome, 2, page 81.

(13.)
Plusieurs membres de la famille de Salm ont port� le nom de Comtes de Pierre-perc�e. On trouve cette souscription appos�e � un acte de 1127 : Corradus, cornes de Petr�-percei� (Hist. de Lorraine, tome 1er, preuves, page cclxxxv). Ce Conrad, comte de Pierre-perc�e, est sans doute le fils d'Agn�s, comtesse de Salm, dont il est question dans l'acte de fondation de Haute-Seille. Il est donc bien �tabli que la maison de Salm occupait le ch�teau de Pierre-perc�e d�s le commencement du douzi�me si�cle ; ce qui touche � son entr�e dans les Vosges. Nous verrons dans la suite qu'elle seule, depuis ce temps, a toujours occup� ce castel, et qu'elle en a fait pendant plusieurs si�cles le chef-lieu de ses possessions.

(14.) Ceux qui penseraient que c'est pour embellir notre sujet et mettre en relief le droit des comtes de Salm, que nous frappons sur les moines de Senones, prouveraient qu'ils n'ont point lu le� archives de cette abbaye. Voici ce que raconte Richer, qui �tait moine de Senones lui-m�me, et qui �crivait Vers l'an 1215. Il parle des moines qui vivaient 70 ans avant lui, c'est-�-dire vers le moment o� le si�ge de Pierre-perc�e a eu lieu.
� Les moines (de Senones) ne cherchaient point l'ordre, mais plut�t le d�sordre ; ils aimaient mieux courir aux divertissements qu'� l'�glise.... Ils se livraient � la d�bauche, � l'ivrognerie, et � toutes les joies mondaines, et personne, ne les en reprenait.... Voyant que tout leur �tait permis, ils prirent le parti de vivre pour eux-m�mes, et non pour le Christ. Chacun cherchait a vivre � sa fantaisie, et non selon la r�gle. Fit congregatio laurorum in vaccis populorum, gloriantes in malitia sua; etc. etc.� Chronique du monast�re de Senones, par Richer, liv. 2, chap. 18.
Ces d�sordres ne furent point un interr�gne de discipline de quelques mois, mais ils continu�rent sans interruption sous le gouvernement de six abb�s, c'est-�-dire, probablement, pendant plus d'un si�cle.
� Les abb�s se succ�daient sans songer � changer de conduite et sans faire le moindre effort pour r�former les moeurs de ceux qui vivaient sous leurs ordres. Cette licence se perp�tua sans le moindre changement sous le gouvernement de six abb�s. � Ibidem.
Voil� quels �taient les hommes qui avaient la mission d'�clairer les peuples et de faire progresser les id�es chr�tiennes. Voil� quels �taient les hommes qui se pavanaient dans leur pouvoir souverain, et qui ne, voulaient perdre aucun des privil�ges attach�s � la qualit� d'enfants de saint Gondelbert. Est-il �tonnant que les comtes de Salm, dont l'autorit� s'entrela�ait souvent avec celle de ces apostats, n'aient point exerc� cette m�me autorit� selon leurs d�sirs ? et n'ont-ils point pu �tre d�cemment en opposition avec eux ? Il y a toujours du m�rite � �tre en opposition avec ceux qui enfreignent tous les devoirs. Tout chr�tien ne peut mieux faire que d'�tre en opposition avec le clerg�, lorsque le clerg� m�conna�t sa mission et m�prise la v�rit�. Au spirituel comme au temporel, il n'y a rien qui occasionne le despotisme et encourage les abus comme le silence. C'est marcher vers la tyrannie que de ne pas permettre l'opposition dans un gouvernement; et c'est d�truire le Christianisme que d'�ter aux Fid�les le droit de censure sur leurs pasteurs.
L'oubli de la pi�t� et du respect pour les choses saintes �tait port� si loin dans le temps et dans le lieu dont nous parlons, qu'un certain Conon, pr�tre de Deneuvre et chasseur de profession, fut �lu abb� de Senones bien qu'il f�t connu pour mener avec lui ses chiens et ses oiseaux de proie jusque dans le sanctuaire. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que ce pr�tre, devenu abb�, ne changea point de conduite et ne se montrait dans le choeur de l'abbaye de Senones qu'en habits mondains et avec un faucon sur le poing.
� Accipitres suos, sicut prius, in claustro, in choro, non cucullatus, portabat. � Ibid. liv. 3, ch. 1.
Le peuple �tait trop abruti pour oser �lever sa voix contre ses ma�tres : pourquoi ses ma�tres auraient-ils �t� plus modestes ? Toute autorit� se d�prave lorsque rien ne la contr�le.

(15.)
� Angelramne, archev�que de Metz et abb� de Senones, donna pour protecteur et pour patron � ce lieu saint Sim�on, septi�me �v�que de Metz, que ses miracles avaient rendu c�l�bre.... Malgr� les m�rites et la protection d'un si grand Saint, les moines de Senones ne voulurent point recevoir son corps. Ledit archev�que et abb� voulant donc, en homme prudent, laisser passer la fougue et la col�re de ces emport�s (indignationis ferociam), fit b�tir une chapelle sur un coteau qui est au midi du monast�re ; et on y d�posa ce merveilleux tr�sor.... L�, gr�ce � l'obstination des moines, le Bienheureux fit encore sentir pendant quelque temps la puissance de son intercession par des miracles sans nombre : plenus miraculis permansit �. Chronique du monast�re de Senones, par Richer, liv. 2, ch. 2.
� L'�v�que Angelramne mourut en 791. � Hist. de Lorraine, tome 1, liste chronologique des �v�ques de Metz.

(16.)
� Peu de temps apr�s l'entr�e de saint Di� dans les Vosges, il y avait � Toul un �v�que d'une vertu aussi consomm�e (oeque sanctissimus), nomm� BODON. Ce Bodon, mu par un saint z�le, �tablit sur ses propres terres un couvent de Religieuses qui fut appel� Bon-Moutier, ou Monast�re-Bodon.... Mais Bertholde, un de ses successeurs (l'an 1010 ), ayant ras� cette maison, fit construire, un peu plus loin dans les montagnes, un nouveau monast�re auquel il donna le nom de Saint-Sauveur, et dans lequel il fit entrer des B�n�dictins. Ces Religieux en furent chass�s dans la suite, et des chanoines de saint Augustin les remplac�rent. � Chronique du monast�re de Senones, par Richer, liv. 1, ch. 10.
� Le monast�re de Saint-Sauveur fut transf�r�, en 1569, � Dom�vre, pr�s de Bl�mont. � Hist. de Lorr., tome 5, liste chronologique des abb�s de Saint-Sauveur.
C'est � ce Bodon, qui a �t� �v�que de Toul depuis 666 jusqu'en 675, que la ville de Badonviller doit son nom actuel. Elle s'appelait auparavant Phaltzveiller, et �tait fort peu de chose. Le m�me Bodon fonda sur ses propres domaines le monast�re d'�tival, aussi bien que celui d'Offonville (aujourd'hui Fenneviller). Il para�t que toute cette, partie de l'entr�e des Vosges lui appartenait. Il est mis au nombre des Saints, et l'�glise c�l�bre sa f�te le 11 Septembre ( Voir l'Hist. de Lorraine, tome 1er., page 432 et suivantes).
Pourquoi, lorsque saint Di� est devenu le patron d'un dioc�se, l'�v�que Bodon, qui, au rapport de l'historien de ces temps, �galait en vertus le patriarche des Vosges, n'est pas m�me connu dans les contr�es o� il a jet� les premiers �l�ments de la civilisation ? La ville de Badonviller, qui, il y a � peine deux si�cles, s'appelait Bodon-Villers (c'est-�-dire Terre de Bodon), aurait d� se montrer plus reconnaissante envers le Bienheureux dont elle porte le nom, et qui probablement a jet� les premi�res semences du Christianisme dans son sein. Le m�me reproche serait � faire � la ville de Senones, qui a tout-�-fait publi� saint Gondelbert, ce c�l�bre archev�que de Sens � qui elle doit son origine. La liturgie ne serait que plus v�n�rable et plus belle si, en s'associant � l'histoire et en alliant le patriotisme aux choses saintes, elle donnait pour patrons aux paroisses les saints hommes qui les. ont en quelque sorte divinis�es par leur contact et qui ont pos� le pied sur leur sol. Saint Martin s'est-il jamais assis � Badonviller, et saint Maurice a-t-il jamais �t� autrement qu'en effigie dans le val de Senones? Quel int�r�t peuvent porter ces deux Saints, apr�s leur mort, � des contr�es qu'ils n'ont point connues �tant vivants ? Quand est-ce que les �v�ques sauront s'associer aux desseins de la Providence, et rendre � chaque Saint son h�ritage, aussi bien qu'� chaque homme la part de justice qui lui est due ?

(17.)
� Simon (II), d�go�t� du monde et songeant s�rieusement � assurer son salut, se retira dans l'abbaye de Stulzbronn, fond�e par son a�eul, Simon I. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 150.

(18.)
� Vers ce temps-l�, Maherus, de race imp�riale et fils de Mathieu, duc de Lorraine, avait la pr�v�t� de l'�glise de Saint-Di�.... Il mena d'abord une conduite assez r�gl�e ; il �tait tr�s-bel homme, et se faisait aimer du chapitre. Lorsque le si�ge de Toul vint � vaquer, il fut promu � l'�v�ch� de cette ville.
� Dans la suite, l'�v�que Maherus fut mis en jugement Comme pr�venu de dilapidation des biens de son �v�ch�. Les juges ne pouvant ou ne voulant point terminer ce diff�rend, on en appela au pape Innocent III. Un certain Fr�d�ric, archidiacre, se pr�senta devant ce pontife au nom des accusateurs. Maherus �tait en route et approchait d�j� de Rome, lorsque le d�lai fix� pour sa justification expira. Son adversaire pressait le souverain pontife de d�cider la question ; mais celui-ci, sachant que Maherus n'�tait plus qu'� 50 milles de Rome, ne se pressait point de fulminer sa sentence. Sur ces entrefaites,. Maherus, croyant sa cause perdue, rebroussa chemin, et regagna son �v�ch� ; ce qui for�a le pape, qui avait de l'estime pour lui, de prononcer son interdiction (invitus tulit contra eum sententiam)....
� L'affaire ainsi termin�e, Renaud, fils du grand �chanson du roi de France.... fut nomm� � l'�v�ch� de Toul � la place de Maherus, qui retourna � sa pr�v�t� de Saint-Di�. L� il se fit une demeure entre les deux �glises, employant � cet usage les pierres d'une tour qui �tait tomb�e en ruines. Il avait une fille d'une grande beaut� (mirae formositatis), qu'il avait eue d'une Religieuse d'Epinal. Il commen�a � l'admettre � son lit et � sa table : on, dit m�me qu'il en eut des enfants. Le duc Ferri, son fr�re, �tant venu lui reprocher l'infamie de sa conduite, Maherus r�pondit que cette personne n'�tait point sa fille. Le duc reprit : - Au moins vous vous �tes conduit fort l�g�rement avec sa m�re, et voil� que, bravant toute pudeur, vous recommencez avec la fille. - Maherus resta confondu. Le duc donc fit garotter la jeune personne, et on la conduisit dans le ch�teau de Bilistein, en Alsace....
� D�s auparavant, sous le r�gne du duc Simon, son oncle, Maherus avait fait construire un ch�teau fort sur un rocher de la montagne de Clairmont, pr�s de Saint-Di�. Ce ch�teau ne subsista pas longtems, parce que Ferri, duc de Lorraine, joint � son p�re Ferri de Bitche,.... le fit d�truire.... Et comme le duc Simon avait aussi fait renverser la maison que Maherus avait b�tie entre les deux �glises (et avec justice, tant parce que cette maison avait �t� construite avec les pierres de l'�glise que parce qu'il s'y �tait commis des actions criminelles), le grand- pr�v�t, se trouvant sans domicile, parcourait les montagnes et les for�ts, avec ses chiens,et ses veneurs, et s'arr�tait de pr�f�rence sur la montagne de Clairmont, � l'endroit o� il avait fait construire un ch�teau. Il y avait sur le sommet de cette montagne une �glise d�di�e � sainte-Madeleine, et quelques cellules habit�es par des solitaires. C'est l� qu'il se cachait.
� L'�v�que Renaud venant dans ces contr�es pour faire la visite de son dioc�se, c�l�bra la f�te de P�ques � l'abbaye de Saint-Sauveur. Ensuite il se rendit au monast�re de Senones, en la compagnie de plusieurs Religieux et de plusieurs clercs,... et y chanta la messe le lundi de P�ques. � l'entr�e de la nuit, deux hommes qui �taient envoy�s par Maherus pour �pier la marche de l'�v�que de Toul, arriv�rent au m�me monast�re : l'un �tait clerc et l'autre la�c...... Le lendemain malin, ils sortirent sans rien dire. Renaud d�na apr�s avoir dit la messe, puis il se rendit � l'abbaye de Moyenmoutier, o� il ne s'arr�ta presque pas, car son dessein �tait d'aller coucher � l'abbaye d'Autrey, en passant par Etival. Apr�s avoir travers� le village de la Bourgonce, il entra dans une gorge domin�e, d'un c�t�, par une montagne couverte d'une �paisse for�t.... tandis que, du c�t� appos�, un marais profond longeait le sentier. Or Maherus avait fait joncher le terrain de troncs d'arbres, � droite et � gauche, afin que personne ne p�t s'�carter du chemin.... et ce chemin �tait si �troit qu'un char pouvait � peine y passer. C'est cet endroit que Maherus avait choisi pour y dresser des emb�ches � sou successeur. Lorsque l'�v�que arriva, les complices de Maherus s'�lanc�rent de leurs retraites, et commenc�rent par renverser de cheval Etienne, abb� de Saint-Mansui. Apr�s l'avoir bless� et d�pouill�, aussi bien que les autres, ils arriv�rent � l'�v�que, qu'ils d�pouill�rent aussi et qu'ils maltrait�rent cruellement. Enfin un nomm� Jean, de la ville de Saint-Di�, lequel avait �t� au service de la fille du grand-pr�v�t..., le frappa trois fois dans la poitrine et deux fois dans le dos, avec un couteau qu'il portait � sa ceinture. Ensuite, se saisissant de ses d�pouilles, il le jeta dans le marais, tout nu et sans vie.... En revenant, ils rencontr�rent Maherus qui tenait une baliste en main, lui rendirent compte de ce qui s'�tait pass�, et le men�rent au lieu o� �tait le cadavre de l'�v�que. Apr�s s'�tre assur� que toute chaleur vitale avait quitt� sa poitrine, le pr�v�t tourna bride et se retira dans les montagnes avec ses complices. Parmi eux �taient deux hommes d'�glise, dont l'un s'appelait Terricus....
� Le corps de l'�v�que Renaud fut conduit � Toul,.... et y fut enterr� avec beaucoup d'honneur dans l'�glise de saint Etienne, premier martyr.
� Quant, � la fille de Maherus, qui s'appelait Alix, elle se maria � un archer de Gerb�viller. Ayant suivi son mari en Allemagne, elle y mourut peu de temps apr�s dans un ch�teau de l'empereur, appel� Gronoberg, et obtint � peine la s�pulture chr�tienne. � Chronique de Moyenmoutier, par Jean de Bajon, chap. 96 et suivants.

(19.)
� Ferri I, de Bitche, fr�re de Simon II, succ�da � ce prince dans le gouvernement du duch�. Ses enfants furent Ferri II, son successeur ;.... Philippe, seigneur de Gerb�viller. � Hist. de Lorraine, tome 1er, g�n�alogie des ducs, de Lorraine.

(20.)
M. Gravier prouve que la contr�e dont nous parlons ici appartenait jadis � saint Remi, qui donna le bapt�me � Clovis, et que cet �v�que y envoya une colonie de Chr�tiens avant que saint Di� et saint Gondelbert eussent paru dans les Vosges. Le mont Repy, ou Erpy, est d�sign� express�ment dans le testament du pr�lat : Erpe�um in Vosago. D'o� il est ais� de conclure que le nom qui a �t� donn� au village de Saint-Remi, qui touche � cette montagne, n'est point accidentel, et que la fondation de son �glise se rattache � ces anciens temps.

(21.)
�. A la Pentec�te suivante, Maherus, ayant appris que le duc de Lorraine, son parent, venait � Saint-Di� avec des troupes, pour y solenniser cette f�te-, r�solut de rentrer lui-m�me secr�tement dans cette ville.... On avait rapport� au duc que les amis de Renaud le soup�onnaient d'�tre complice du meurtre commis sur la personne de ce pr�lat ; ce qui lui causait un violent chagrin. Maherus n'osait donc se pr�senter devant le duc, son neveu ; et comme il n'y avait pour lui aucune s�ret� dans le val, il monta sur la montagne de Clairmont, sa retraite ordinaire, pour y c�l�brer, tant bien que mal, la f�te de la Pentec�te avec quelques-uns des siens. Je dis quelques-uns, car chacun commen�ait � le m�priser et � l'abandonner dans sa disgr�ce. Le matin de la Pentec�te, il se montra � quelques habitants de Saint-Di� qu'il savait lui �tre d�vou�s, et leur demanda s'il pouvait en toute confiance para�tre devant le duc pour lui demander pardon. Ils lui dirent que non, attendu que son neveu cherchait � lui donner la mort pour dissiper les soup�ons qui planaient sur lui. � cette nouvelle, Maherus regagna la montagne. Le mardi suivant, le duc et un gentilhomme de sa suite, nomm� Simon de Joinville, mont�rent � cheval et, se dirig�rent vers le village de Nompatelize, par Belmont. Lorsqu'ils arriv�rent � un petit ruisseau qui traversait le chemin, Maherus parut tout-�-coup devant eux. � cette vue, le duc entra violemment en col�re et dit � Simon : - Si vous m'aimez, percez cet homme, de votre lance. - Que Dieu me pr�serve, r�pondit le gentilhomme, de porter la main sur un homme de cette qualit� et de ce m�rite (Absit quod tantum ac talem occidam virum) ! - Le duc, entendant ces paroles, prit la lance des mains de Simon, et fondit sur Maherus. Celui-ci, voyant la fureur de son neveu, s'�tait mis � genoux et demandait pardon. Mais le duc, sans �tre touch� de ses t�moignages d'humilit�, le per�a de sa lance et le laissa mort. Quelques personnes ayant trouv� son cadavre au milieu du ruisseau, le relev�rent et le port�rent � Saint-Di� ; et, parce qu'il m�ritait de p�rir de cette mani�re, on lui refusa la s�pulture ; et il demeura pendant quelque temps suspendu dans une esp�ce de coffre en bois en dehors de l'�glise de sainte Madeleine, sur la montagne de Clairmont. Enfin, dit-on, on jeta son corps dans une fosse qui avait �t� faite pour prendre des animaux sauvages, et on la combla de bois et de pierres.� Chronique de Moyenmoutier, par Jean de Bayon, ch. 100.

(22.)
� Nous allons parler d'une jeune fille dont la ruse fit bien des dupes. Comme tout le pays conna�t cette histoire, nous ne nous ferons pas scrupule de la raconter jusque dans les moindres d�tails. La fille dont nous parlons demeurait � Marsal, petite ville dans l'�v�ch� de Metz. Voyant que certaines femmes vivaient, sous pr�texte de pi�t� (specie religionis), sous la direction des fr�res pr�cheurs, elle voulut, comme elles, afficher la d�votion dans ses moeurs et dans ses discours. Elle allait tous les jours � matines et assistait � plusieurs messes d�s le matin, comme les b�guines (c'�tait le nom de ces d�votes) avaient coutume de le faire. En un mot, elle fit si bien, qu'elle gagna les bonnes gr�ces des principaux habitants de la ville, et qu'une dame du lieu, �blouie par ses oeuvres de parade, lui offrit un asile chez elle, d'accord avec son mari. Elle fit entendre � cette dame qu'elle recevait quelquefois la visite des anges, ce qui fit que la bonne matrone lui donna une chambre dans laquelle elle p�t vaquer librement � ses exercices de d�votion.
� La jeune fille, voyant que ce plan lui r�ussissait et qu'il n'�tait bruit que de sa saintet�, prit la hardiesse de pousser la ruse plus loin. Elle annon�a que quelquefois son �me �tait ravie dans le ciel, et pour donner la preuve de ce prodige, elle demeurait sans mouvement sur son lit, passant des jours entiers sans boire ni manger. Son h�tesse croyait tout; elle fermait soigneusement la porte de sa chambre, et n'y laissait entrer personne. Pendant la nuit, la jeune fille avertissait par ses g�missements que son �me �tait redescendue sur la terre, et son h�tesse accourait pour lui offrir des aliments qu'elle n'avait garde de prendre, car elle disait qu'elle �tait tellement rassasi�e des mets du ciel qu'elle ne pouvait plus souffrir les mets de la terre. On d�couvrit dans la suite qu'un jeune pr�tre de l'endroit, qui lui �tait tr�s-attach�, venait la visiter secr�tement pendant la nuit, et qu'il lui apportait des mets tr�s-friands, aussi bien que des essences qui remplissaient la chambre d'une si bonne odeur, que l'on e�t dit qu'elle, ne pouvait �tre que l'effet de la pr�sence des anges. Ce pr�tre avait soin de cacher sous le lit ce qu'elle ne pouvait manger sur l'heure, afin qu'elle e�t de quoi vivre les jours suivants. Pour qu'il p�t p�n�trer s�rement jusqu'� elle, la jeune fille recommandait � la ma�tresse de la maison de ne point s'inqui�ter si quelquefois pendant la nuit elle entendait des portes s'ouvrir ou bien d'autres bruits, parce que le d�mon venait la tourmenter outre mesure.
� Tout le monde �tant ainsi tromp�, les fr�res pr�cheurs et les fr�res mineurs vinrent la visiter pour voir ce qu'il en �tait ; mais ils ne trouv�rent rien qui sent�t la fourberie. Au contraire, ils prenaient la saintet� et l'�tat de cette jeune fille pour la mati�re ordinaire de leurs sermons. Que dirons-nous ? L'�v�que de Metz lui-m�me vint la voir : les comtes, les chevaliers, les clercs et les moines, des hommes et des femmes de toute condition, s'empressaient d'�tre les t�moins de tant de merveilles. Mais tous n'avaient pas le privil�ge d'entrer dans sa chambre, parce que, lorsqu'elle apprenait que beaucoup de monde d�sirait la voir, elle disait que son �me allait �tre enlev�e au ciel pour trois jours, et personne ne pouvait entrer. Et tous les curieux s'en retournaient en racontant � chacun ce qu'on leur avait dit d'elle dans Marsal.
� L'�v�que de Metz donc, avec ses clercs et les fr�res pr�cheurs qui �taient venus, avec lui, voulut s'assurer si v�ritablement la jeune personne vivait sans boire et sans manger, et si son �me �tait au ciel, comme elle le disait. Il la fit en cons�quence transporter dans une autre demeure. Elle ne voulut pas que quelqu'un pass�t la nuit avec elle dans sa chambre, quoique le diable la tourment�t cruellement, parce que les anges faisaient garde autour d'elle. Toutefois on l'observait si bien qu'elle ne pouvait ni boire ni manger. Pour faire preuve de ce qu'elle avait dit, la nuit, apr�s avoir pass� la journ�e dans une extase simul�e, elle prit les plumes de son lit et les dispersa dans sa chambre, aussi bien que dans d'autres parties de la maison. Et ceux qui la gardaient et qui les virent ne manqu�rent pas d'attribuer ce d�sordre � l'esprit malin..... Elle demeura ainsi dans cette maison trois jours et trois nuits sans prendre de nourriture. Voyant enfin qu'elle ne pouvait supporter la faim plus longtemps, elle pria l'�v�que de la faire reconduire dans la maison o� elle �tait d'abord, all�geant pour pr�texte qu'elle avait appris par r�v�lation que si elle demeurait plus longtemps dans ce lieu, o� le d�mon avait tant de prise sur elle, il finirait par la mettre en pi�ces. L'�v�que eut la bonne foi de la croire et de la faire reconduire dans la premi�re maison.
� Sybille (c'�tait le nom de la jeune fille) voyant que l'�v�que, les fr�res pr�cheurs, les fr�res mineurs, et tous ceux qui venaient la voir, donnaient dans le panneau, n'en devint que plus entreprenante. Elle se fit faire un manteau noir, avec un capuchon qui imitait la figure du diable.... Quelquefois elle sortait de sa chambre pendant la nuit avec cet accoutrement diabolique ; elle se montrait ainsi � un grand nombre de personnes et leur adressait la parole; et, ce qu'il y a de plus �tonnant, elle courait en cet �tat dans les rues de. Marsal, disant � tous ceux qu'elle rencontrait qu'elle �tait le diable qui tourmentait celte maudite Sybille ; et lorsqu'elle avait mis tout le monde en fuite, elle retournait secr�tement dans sa chambre.
� Il arriva un jour qu'un homme mal fam� de l'endroit vint � mourir. Sybille, ayant entendu parler de cet �v�nement, voulut en profiter. La nuit suivante, elle mit son masque, se pr�senta � la porte de sa chambre, et dit avec une voix horrible � tous ceux qui �taient l� : - H� ! h� ! que cette m�chante Sybille m'a fait de tort aujourd'hui, en m'arrachant mon ami qui est d�c�d� ce matin ; car elle vient d'�tre enlev�e au ciel, d'o� elle ne reviendra que dans trois jours ; et elle a d�livr� par ses pri�res cet homme que d�j� je regardais comme mien, et que je voulais conduire dans mon grand pr� ! - On lui demanda ce que c'�tait que son grand pr�. A quoi elle r�pondit : - J'ai un pr� agr�able et d'une immense �tendue o� je m�ne promener mes amis. Ce pr� est toujours arros� de souffre et de feu. On y voit de beaux reptiles, des vip�res, des serpents, des couleuvres, des crapeaux.... Cest avec ces gentils animaux que je fais jouer mes amis; c'est l� que les anges qui sont � mes ordres leur font prendre un bain de souffre. Je d�chirerais volontiers cette fille qui m'a enlev� aujourd'hui un si bon camarade; mais je n'ose, parce que les anges la gardent... Prenez garde seulement � mon grand pr�.
� L'�v�que ne doutait nullement que l'auteur de cette harangue ne f�t le diable en personne. Le jour suivant, il entra dans la chambre de Sibylle avec sa suite, et la trouva couch�e sur son lit, ayant la figure toute rouge, et ressemblant � une personne endormie. Elle �tait couverte de draps d'une blancheur et d'une finesse si extraordinaires, et le voile qui lui couvrait la t�te �tait d'une texture si d�licate, que l'on aurait dit que tout cela ne pouvait point �tre fait de main d'homme Comme personne n'osait la toucher, on demanda � son h�tesse d'o� venait ce linge si fin et impr�gn� d'une si bonne odeur. L'h�tesse r�pondit qu'elle avait souvent trouv� Sybille ainsi par�e lorsqu'elle revenait du ciel ; elle ajouta que la jeune personne lui avait dit que les anges faisaient son lit, qu'ils lui avaient donn� ces ornements, aussi bien qu'une eau qui avait la vertu de chasser le d�mon. Il y avait en effet pr�s de son chevet un petit vase dans lequel Sybille elle-m�me avait mis de l'eau. On dit que l'�v�que s'en aspergea d�votement, aussi bien que toutes les personnes qui �taient l�, pour se garantir des pi�ges du d�mon, et m�me qu'ils en burent tous, quoiqu'elle f�t assez malpropre. Enfin, d�j� l'�v�que avait propos� de b�tir une �glise pour y placer honorablement cette divine cr�ature et pour contenter la curiosit� du public, lorsque tout-�-coup ce proverbe de l'�vangile, Il n'y a rien de si cach� qui ne se d�couvre, re�ut son application.
� Un jour que Sybille avait annonc� qu'elle allait �tre ravie au ciel, et que, sa porte �tant ferm�e � clef, chacun �tait all� se livrer au repos, elle se leva, et, tout en faisant son lit, elle se mit � prononcer un dialogue dans lequel elle faisait tant�t intervenir le d�mon, donnant � sa voix un accent horrible; tant�t r�pondant sur un ton plus doux, comme si un ange e�t �t� en querelle avec l'esprit malin. Un Religieux s'approcha de la cloison pour mieux entendre ces d�bats. Il trouva par hasard une petite fente � travers laquelle il vit que la jeune fille, loin d'�tre en extase, s'occupait � faire son lit. Il appela aussit�t l'�v�que, et lui montra ce qui se passait. L'�v�que fit � l'instant briser la porte. Sybille se jeta dans son lit sans prendre le tems de l'achever. On l'en arracha de force, et on lui fit avouer tout. Elle dit qu'elle avait des aliments cach�s sous son lit, et on les y trouva en effet.
� L'�v�que, les Religieux et tous les autres, voyant qu'ils avaient �t� pendant si longtemps le jouet de cette malheureuse, tomb�rent dans une affliction profonde. Ils avaient devant les yeux le masque et la robe du d�mon, les aliments dont elle se nourrissait, les linges dont elle se parait, et tout ce qui lui avait servi � tromper tant de personnes d'un rang et d'un m�rite distingu� ; et ceux qui passaient pour les plus sages �taient les plus confondus. Les uns criaient qu'il fallait la br�ler vive, les autres demandaient qu'on la noy�t; quelques-uns voulaient qu'elle f�t enterr�e vivante. Les b�guines, qui se trouvaient l�, ne pouvaient supporter la honte de cette sc�ne. Elles se couvraient le visage de pudeur, et s'en retournaient chez elles en poussant de grands cris. L'�v�que tout honteux, et ne pouvant endurer un pareil affront, voulut d'abord la tuer. Cependant, revenant � la raison, il se contenta de la faire mettre dans un cachot, o� on lui faisait passer un peu de pain et d'eau par une fen�tre �troite. Mais elle ne v�cut plus longtemps et fut trouv�e morte dans sa prison. C'est ainsi que Dieu brise les oeuvres qui ne sont pas de lui. � Richer, liv. 4, ch. 18.

(23.)
L'accusation que nous mettons ici dans la bouche d'Etienne de Bar a �t� form�e par le moine Richer contre le fils et le successeur imm�diat de notre h�ros.
� C'�tait un homme plein de courage et d'orgueil, si plein de confiance dans ses forces et dans sa jeunesse, qu'il aspirait � conqu�rir le tr�ne d'Allemagne. � Liv. 4, ch. 26.

(24.)
� Vers le m�me temps (1084) fut d�di�e en l'honneur de la Trinit� l'�glise de la Mer, � deux lieues de l'abbaye de Senones, dans une solitude affreuse, sous l'abb� Bercher, et � la poursuite de R�gnier, fondateur de cette �glise, qui est accompagn�e aujourd'hui d'un ermitage. � Hist. de Lorraine, tome 1er, page 1187.

(25.)
� Ferri I, de Bitche,.... avait �pous� Ludomille de Pologne, fille de Miczlaus, roi de Pologne, dont il eut... Judithe, qui �pousa Henri II, comte de Salm. � Hist. de Lorr., tome 1er, g�n�alogie des ducs de Lorraine.

(26.)
� Saint Bernard �tant entr� dans la ville de Metz,... on lui pr�senta une femme de la ville, qui �tait paralytique et qui �tait port�e sur son lit. Il pria, �tendit sur elle son manteau Elle s'en retourna, reportant son lit en pr�sence de tout le monde. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 77.

(27.)
� Une autre fois, comme le Saint �tait dans une nacelle pour �viter la foule du peuple, un aveugle qui �tait sur le bord de l'eau cria � un p�cheur etc.... Saint Bernard en eut piti�, lui imposa les mains, et lui rendit incontinent la vue C'est dans le m�me voyage qu'il obligea Henri, comte de Salm, � faire la paix avec ceux de cette ville.� Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.

(28.)
� �tant un jour dans la m�me ville, il alla visiter la maison qu'on nomme � pr�sent le petit Clairvaux, et qu'on appelait alors les Scotes, o� demeurait une communaut� de filles dont la vie n'�tait pas fort �difiante. Saint Bernard demanda cette maison � l'�v�que Etienne, qui la lui accorda sans peine. Le Saint y mit des Religieuses de son ordre.� Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.

(29.)
� Comme il sortait de la ville, accompagn� de l'�v�que Etienne, de Henri, comte de Salm, et suivi d'une foule innombrable de personnes, il priait avec beaucoup d'instance Henri, comte de Salm, de donner la paix � la ville de Metz, contre laquelle il �tait fort irrit�. Le comte le refusait avec beaucoup d'opini�tret�, et protestait qu'il n'en ferait rien. Dans ce moment, on pr�senta au Saint un homme sourd, et on le pria de lui imposer les mains. Alors, transport� de z�le, rempli de foi, et se tournant vers le comte avec un air d'autorit� qu'il savait prendre dans l'occasion, et qui inspirait le respect et la terreur � ceux qui voyaient l'�clat de son visage, il lui dit : Vous faites la sourde oreille � mes pri�res et � mes remontrances; et moi je vais vous montrer qu'un sourd entendra ma parole. Aussit�t il imposa les mains au sourd, fit sur lui le signe de la croix, lui mit les doigts dans les oreilles, et le gu�rit. Le comte, effray� et tout tremblant, se jeta aux pieds du Saint, lui demanda pardon, et promit de faire ce qu'il demandait de lui. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 78.

(30.) � La comtesse Agn�s de Salm, fondatrice de HauteSeille, est, dit-on, enterr�e � Raon-les-Leau.� Notice de la Lorraine, art. HAUTE-SEILLE.

(31.) L'histoire rapporte qu'Etienne de Bar attaqua le ch�teau de Pierre-perc�e et le for�a � se rendre apr�s en avoir fait le si�ge pendant plus d'un an, et apr�s avoir �t� oblig� de se retrancher lui-m�me dans les environs (a).
Mais rien ne prouve qu'Etienne de Bar ait gard� sa conqu�te. Au contraire : � toutes les �poques du douzi�me si�cle, on voit les comtes de Salm en possession du ch�teau de Pierre-perc�e. Il a donc fallu qu'ils y rentrassent par un accommodement, et cet accommodement est sans doute celui auquel saint Bernard a travaill�.
Bien plus, les succ�s que l'�v�que de Metz a obtenus dans cette campagne ne lui ont pas m�me valu l'honneur d'acqu�rir le haut domaine de ce ch�teau, puisque l'historien Richer rapporte que les comtes de Salm en ont toujours joui comme d'un franc-aleu (b), c'est-�-dire comme d'un domaine ind�pendant, jusqu'� ce que le comte Henri IV fut oblig�, pour rem�dier au d�sordre de ses finances (c), d'inf�oder le ch�teau de Pierre-perc�e et celui de Salm � Jacques de Lorraine, �v�que de Metz, s'obligeant par l� � ne les poss�der, lui et ses successeurs, que comme seigneurs d�pendants. Jacques accepta cette proposition avec beaucoup de joie, et vint solennellement sur les lieux, avec plusieurs personnes de sa cour, pour prendre possession des droits qu'il avait achet�s. Pour cela, il passa une nuit au ch�teau de Pierre-perc�e; on lui en remit les clefs, et il institua le portier et le garde-tour.
Il en fit autant pour le ch�teau de Salm, et prit acte du tout (d). Depuis ce temps, et depuis ce temps seulement, les comtes de Salm rendaient hommage pour ces deux ch�teaux aux �v�ques de Metz. Ce fut en 1499 que les derni�res reprises eurent lieu (e). A cette �poque l'autorit� des �v�ques, de Metz commen�ait � d�cro�tre, et les comtes de Salm en profit�rent pour s'affranchir du joug de suzerainet�.
La conqu�te d'Etienne de Bar, de quelque nature qu'elle ait �t�, n'a donc eu aucun r�sultat f�cheux pour les comtes de Salm. Si cette conqu�te les a forc�s de sortir de leur manoir, ils y sont rentr�s presque aussit�t. Et bien loin que cette guerre ait port� atteinte � leurs droits, elle n'a fait en quelque sorte que les augmenter, puisque dans le courant du m�me si�cle ils ont obtenu de b�tir une nouvelle forteresse sur les terres de l'abbaye, sous la condition d'une redevance � peu pr�s nulle (Note 34).

(a) Ident venerandus pontifex castrum quod Petra- pertusata dicitur cum, anno integro et eo ampli�s, tribus munitionibus (quarum usque hodie vestigia apparent) in circuitu formatis obsidione clausisset, tandem compulit ad deditionem. Chronici Metensis appendix prior.
Dom Calmet, en copiant ce passage, qui est le seul monument de ce si�ge, ajoute que le ch�teau de Pierre-perc�e appartenait alors aux comtes de Salm, et qu'il �tait alors la terreur du pays, parce qu'il servait de retraite � des bandits qui faisaient mille ravages dans les campagnes et d�valisaient les voyageurs (Hist. de Lorr., tome 2, page 74). Il y a l� non-seulement erreur, mais encore contradiction, � moins que les comtes de Salm n'aient �t� eux-m�mes ces bandits : ce qui est hors de toute apparence. Des bandits auraient-ils fond� l'abbaye de Haute-Seille, et auraient-ils re�u les premiers Religieux qui y vinrent comme des anges envoy�s du ciel (Note 12) ? Dom Calmet confond deux �poques, celle du si�ge fait sous les yeux de l'empereur Herman, en 1080, et celle de la guerre d'Etienne de Bar, qui n'a �t� appel� � l'�v�ch� de Metz que vers l'an 1120.
(b) Pierepercie, quod allodium esse ferebatur. Lib. 5, cap. 6.
(c) Richer ne nie pas que ce furent les moines de Senones qui furent la cause de est embarras de finances : au contraire, il s'en fait gloire. Le comte Henri IV avait d�couvert les mines de fer de Framont, et il avait fait de grandes d�penses pour les exploiter. Il avait construit des forges et fait venir des ouvriers � grands frais. Lorsque tout fut fini, les moines de Senones all�rent en corps signifier leur veto : abbas et conventus ipsum advocatum adierunt. Ils remontr�rent au vou� qu'il ne lui appartenait pas d'�lever des forges en cet endroit, attendu que c'�tait un bien de l'�glise ; et comme le vou� ne tint aucun compte de leurs avertissements, il en vinrent jusqu'� faire briser les forges et se saisir des outils aussi bien que du fer qui avait �t� fabriqu� : universa utensilia fabrorum, et ferrum quod fecerant, asportavit. Le progr�s de l'industrie, le bien-�tre de leurs vassaux et les heureux fruits d'une aussi belle d�couverte, ne leur �taient rien; Il para�t que la devise des moines de Senones �tait � peu pr�s la m�me que celle de quelques eccl�siastiques d'aujourd'hui : Rien de nouveau, rien de nouveau : ne faites rien, parce que nous avons � vivre ; ne d�couvrez rien, parce que nous savons tout.
Il n'y aurait point d'histoire plus curieuse � raconter que celle de ces d�bats ; et du reste les mat�riaux ne manqueraient pas, parce que le moine Richer, qui vivait � cette �poque, s'appesantit jusque sur les moindres d�tails. On ne fit point la guerre, parce que l'�v�que Jacques prit assez froidement le parti des moines, et que d'ailleurs il n'�tait point belliqueux. On se souvenait peut-�tre aussi de l'inutilit� de l'exp�dition d'Etienne de Bar. Mais, en revanche, les sentences d'excommunication plurent comme la gr�le sur le pauvre Henri. Tous les dimanches, � la grand'messe, son nom �tait vou� � l'anath�me et � l'ex�cration publique. Le comte usa de repr�sailles. Son bailli escalada les murs du monast�re avec une poign�e de troupes, et y fit quelques saisies. Les moines se mirent en procession et quitt�rent le couvent, o� ils ne reparurent que huit mois apr�s. Ils faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour se donner l'air de saints personnages souffrant pour la cause de l'�glise. C'est ce que font encore aujourd'hui quelques chefs de paroisses lorsque leur orgueil et leur insolence les ont expos�s � quelques tracasseries.
(d) Episcopus ver�, accersitis secum viris discretis, ad utrumque castellum accessit, et ibi pernoctavit, et custodes turrium et portarios portarum instituit ; et super his omnibus privilegia facta ad episcopium suum reportavit. Richer, lib. 5, cap. 6.
Cette prise de possession eut lieu en 1258. Notice de la Lorraine, art. PIERRE-PERC�E.
(e) � En 1499, Jeanne de Saarwerden, comtesse de Salm, dame de F�n�trange, f�t ses reprises du ch�teau de Pierreperc�e, tant en son nom qu'au nom de ses enfants, aupr�s de Henri de Lorraine, �v�que de Metz ;� - c'est � dire qu'elle reconnut ce pr�lat comme premier seigneur du ch�teau. Ibid.


(32.)
� Henri II (de Salm) �pousa Jutte, ou Joatte, ou Judithe de Lorraine, fille de Ferri de Bitche, dont il eut plusieurs fils et deux filles. � Hist. de Lorraine, tome 1er, liste g�n�alogique des comtes de Salm.

(33.)
� Ce fut vers ce temps- l� que la seigneurie de Bl�mont entra dans la maison de Salm par le mariage de la fille unique et h�riti�re des anciens seigneurs de Bl�mont et de Turkestein, avec Herman de Salm. � Notice de la Lorraine, article BLAMONT.

(34.)
� Le ch�teau de Salm pr�s les forges de Fr�mont n'a �t� b�ti que sur la fin du douzi�me si�cle, vers l'an 1190, sur un fonds appartenant � l'abbaye de Senones, sous la redevance de deux sous strasburgis de cens annuel. Notice de la Lorraine, art. SALM-EN-VOSGES.
� Du temps de l'abb� Henri, fut b�ti le ch�teau de Salm, dans le val de Bruche. Ce nom lui fut donn� en souvenir d'un autre ch�teau de Salm, situ� dans les Ardennes, d'o� sont venus les comtes de Salm. Le comte Henri qui fit b�tir le ch�teau dont nous parlons avait �pous� la soeur de Fr�d�ric, ou Ferri, duc de Lorraine. � Ric., liv. 4, ch. 26.
Il est donc �tabli que le ch�teau de Salm fut b�ti par le gendre de Ferri de Bitche, et non par le comte Henri IV, son petit-fils, comme l'assure D. Calmet dans son Histoire de Lorraine, tome 2, page 382.
Apr�s la construction de ce nouveau castel, les comtes de Salm n'abandonn�rent point pour cela le ch�teau de Pierre-perc�e. Par le trait� d'accord qui a �t� fait, l'an 1261, entre le comte Henri IV et l'abb� Baudouin, au sujet des forges de Framont, il para�t qu'ils habitaient alternativement l'un et l'autre castel.
� Et est encour � savoir ke si li sires de Sames ou sa femme sont � Sames o� � Piere-parci�e, ou dedans les chasteleries de ces dous chastais, kil puent poschier � lour volontei en celes m�mes aaues. Et quand ils seront allonrs, il, neu atre por ais, ni doient poschier. Se donc ne venait as chasteleries d'avant nomm�es aucuns de son conseil, ou kil i fist habargier gens estranges, a donc por ceais i porroiens poschier. � Hist. de Lor., tome 2, preuves, page cccclxxxvii.
C'est-�-dire :
Il est encore � savoir que si le seigneur de Salm ou sa femme sont � Salm ou � Pierre perc�e, ou dans les ch�tellenies de ces deux ch�teaux, ils pourront p�cher � volont� dans les eaux ci-dessus mentionn�es ; et que quand ils seront ailleurs, ni eux, ni autres pour eux, ne pourront y p�cher. Toutefois s'il venait � arriver dans l'une ou l'autre des ch�tellenies qui viennent d'�tre nomm�es quelque conseiller du comte ou des �trangers qu'il fall�t h�berger, dans ce cas encore le comte aura droit de p�che.
Il y avait donc alors deux ch�tellenies, et Pierre-perc�e �tait toujours chef-lieu de la plus consid�rable et de la plus ancienne.

(35.)
� La terre et seigneurie de Bl�mont entra dans la maison des comtes de Salm par Herman, fils d'Herman II, comte de Salm, et d'Agn�s de Langstein. Herman �tant mort sans enfants, la terre de Bl�mont retourna � Henri, comte de Salm, son fr�re, �poux de Judithe de Lorraine. � Hist. de Lorraine, tome 1er, liste g�n�alogique des comtes de Bl�mont.

(36) � L'abbaye de Salivai (� une lieue de Vic) reconna�t pour fondatrice la comtesse Mathilde, qui se qualifie comtesse de Hombourg ou de Hambourg, et qu'on croit �tre de la maison de Salm. � Notice de la Lorraine, article SALIVAL.
Cette fondation est de l'an 1180, comme le t�moigne la bulle du pape Alexandre III, rapport�e par Dom Calmet dans son Histoire de Lorraine, tome 2, preuves, page ccccviii. Cette Mathilde de Salm, devenue comtesse de Hombourg et fondatrice de Salival, est donc originaire de Pierre-perc�e, puisque dans le douzi�me si�cle la maison de Salm n'a eu d'autre r�sidence que le ch�teau de Pierre-perc�e. Il est donc tr�s probable que cette m�me Mathilde se trouvait dans ce castel, et �tait jeune encore, lorsqu'il fut assi�g� par Etienne de Bar, puisque d'un c�t� ce si�ge n'a pu avoir lieu que depuis 1120 jusqu'en 1160; et que, de l'autre, Mathilde �tait d�j� avanc�e en �ge lorsqu'elle fit b�tir le monast�re de Salival. Quinze ann�es apr�s, c'est-�-dire en 1195, elle fit son testament, dans lequel elle l�gue l� village de Bourmont pr�s de Vic (il n'existe plus) � la dite abbaye. Elle dit en termes formels qu'elle fait cette donation pour le repos de l'�me du comte Arnou, sen �poux : pro remedio animoe dilectissimi mei sponsi Arnulphi, comitis de Hombourg, et qu'elle n'a plus d'enfants : me orbat� liberis (loco citato). C'est d'apr�s le m�me testament, fait � Ch�teau-Salins, que nous avons conclu que la m�me comtesse Mathilde est la fondatrice de ce lieu ; car dans aucun titre ni dans aucun monument ant�rieurs il n'est question ni de cette ville ni du ch�teau qui lui a donn� naissance. Fait et pass� dans notre Ch�teau-Salins, dit la vertueuse comtesse apr�s avoir exprim� ses derni�res volont�s : Datum et actum in nostro Castro-Salli, decim� die mensis aprilis, anno Domini millesimo centesimo nonagesimo quinto. Un seigneur Nicolas de Salm a sign� cette pi�ce comme t�moin: Domino Nicolao � Salmis. Plusieurs comtes de Salm ont voulu �tre enterr�s � Salival.
� On y voit des mausol�es de quelques comtes de Salm, dit Dom Calmet, entre autres ceux de Henri, comte de Salm, mort en 1292, de Jean VIII, comte de Salm, mar�chal de Lorraine, dont le tombeau est en marbre etc. � Notice de la Lorraine, article SALIVAL.

(37.).
� Notre pr�lat prit la croix en 1146, et l'ann�e suivante Louis VII, roi de France, le comte de Maurienne et le marquis de Montferrat arriv�rent � Metz et se joignirent � Etienne pour faire ensemble ce voyage. � Hist. de Lorraine, tome 2, page 83.
� Etienne revint de son voyage en 1149, avec Renaud, comte de Bar et de Mon�on, son fr�re. Celui-ci mourut cette ann�e au ch�teau de Mon�on, etc. � Ibid.


Nous terminerons ces notes par un appendice sur l'histoire de PIERRE-PERC�E.
Il est certain que l'�poque la plus m�morable de ce castel est celle o� il a �t� investi par les troupes d'�tienne de Bar, et o� il a r�sist�, pendant douze ou quinze mois, aux efforts de ce pr�lat guerrier, soutenu de ses amis. Aucun rocher sur la terre peut-�tre n'a m�rit� la gloire d'un aussi long si�ge. A cette �poque ce castel �tait sans rival dans les Vosges. Le ch�teau de Beauregard, pr�s de Raon-l'Etape, n'existait pas encore ; ceux de Deneuvre et de Bl�mont n'�taient que des nids de fauvettes en comparaison de ce nid d'aigles. Une noble famille, une famille qui avait assez de richesses pour fonder des monast�res dans ses domaines et assez de pouvoir pour faire trembler la ville de Metz, y faisait sa r�sidence et bravait l'autorit� monastique d�j� consolid�e par une existence de cinq si�cles. Son seul tort peut-�tre �tait de trop bien conna�tre les avantages de sa position. Etienne de Bar, la seule puissance formidable qui �tait alors en Austrasie, ne put enlever ce rocher de vive force, et les succ�s qu'il obtint dans cette lutte ne servirent qu'� consolider l'ind�pendance des augustes descendants de l'empereur Herman. Peu de temps apr�s, Judithe de Lorraine vint reposer sa t�te sur ce rocher magnifique, et avec elle sans doute y monta tout ce qu'il y avait de luxe et de grandeur dans la cour de son p�re.
Cent ans plus tard, une nouvelle querelle s'�leva entre le souverain de Pierre-perc�e et les moines de Senones, � l'occasion de la d�couverte des mines de Framont. La querelle fut grande, mais cette fois-ci on aima mieux la vider par la ruse et par l'excommunication que par les armes. On n'allia plus l'�p�e � l'�tole, mais � l'�tole on allia la malice et la fourberie. On laissa le comte de Salm s'�puiser dans des constructions que l'on eut ensuite le plaisir de renverser. L'�v�que de Metz �tait riche, et Henri IV, qui avait aussi fait des d�penses consid�rables pour �lever des salines � Morhange, manquait d'argent. Force fut au noble comte d'aller trouver ce commer�ant en fiefs et d'Inf�oder Pierre-perc�e. D�s-lors le castel souverain ne fut plus qu'un fief de l'�v�ch� de Metz. Les moines de Senones avaient remport� la victoire, et le comte de Salm signa un arrangement d'apr�s lequel les mines de Framont devaient �tre exploit�es en commun.
Depuis 1261 jusqu'en 1499, aucun acte ne r�v�le l'existence du ch�teau de Pierre-perc�e que pour apprendre � la g�n�ration future que les comtes de Salm �taient fid�les � remplir l'engagement pris par l'inventeur des mines de Framont. Chaque comte, � son av�nement, allait solennellement offrir les clefs du ch�teau de Pierre-perc�e � l'�v�que de Metz, et celui-ci les lui rendait avec les c�r�monies d'usage.
Apr�s 1499, pareilles reprises n'eurent plus lieu. Les c�r�monies suzeraines commen�aient par ne plus rien signifier, et le ch�teau-fief, avant de s'�teindre, jeta encore quelques lueurs d'ind�pendance.
Ici tous les documents cessent : On ne sait comment a fini le ch�teau de Pierre-perc�e, ni � quelle �poque les comtes de Salm l'ont abandonn� ; ou plut�t ce silence de l'histoire nous l'apprend d'une mani�re presque aussi positive que l'auraient pu faire des relations d�taill�es.
L'an 1633, les Su�dois p�n�tr�rent en Lorraine et laiss�rent surtout des traces de d�vastation dans les Vosges. Repouss�s d'abord par le duc Charles IV, fils de Fran�ois de Vaud�mont et de Christine de Salm, ils revinrent l'ann�e suivante en plus grand nombre, et se joignirent � l'arm�e fran�aise qui occupait Nancy. Il n'est point de maux que ces deux arm�es r�unies n'aient fait souffrir aux malheureux Lorrains. Tous les auteurs s'accordent � dire qu'aucun pays sur la terre n'a vu des mis�res pareilles, et quelles surpass�rent tout ce que l'on vit de plus affreux au si�ge de J�rusalem. Les villes furent incendi�es, beaucoup de villages furent d�truits, et les ch�teaux que le canon n'avait pu renverser furent d�molis de sang froid, par les ordres de Richelieu, lorsque la Lorraine, priv�e de ses princes et mutil�e dans toutes ses parties, palpitait comme un cadavre sous le couteau de ses assassins. Le duc Charles IV avait h�rit� de la moiti� du comt� de Salm : peut-�tre le ch�teau de Pierre-perc�e �tait-il dans son lot. Ce qu'il y a de certain, c'est que tous les ch�teaux qui �taient sur l'ancienne terre de Lorraine disparurent � cette �poque, et que pas un seul n'est rest� debout pour attester aux g�n�rations futures que la gloire a pass� sur leur sol. Ainsi le castel qui avait r�sist� � l'�p�e du cardinal Etienne succomba sous le marteau du cardinal Richelieu. Seulement la tour imprenable resta debout, et les d�combres du vaste manoir ne purent combler le puits qu'avait creus� la main d'Agn�s. Si ce castel, dont toutes les ruines d'ailleurs offrent les signes d'une destruction violente, f�t tomb� dans un temps plus paisible, il est certain que quelque �crivain aurait mentionn� la cause de sa chute ; mais lorsqu'un vaste duch� s'�croule au bruit du canon, lorsque ses habitants rendent le dernier soupir moissonn�s par le glaive ou par la faim, personne ne songe � raconter comment un rocher a perdu son sceptre et sa gloire (a).

(a) Les mis�res de cette �poque sont trop profondes, et d�j� trop oubli�es, pour que nous h�sitions � transcrire ce qu'en rapporte Dom Calmet.
� Cependant la Lorraine �tait comme le jouet de ses ennemis, expos�e � tout ce que la guerre, la peste et la famine ont de plus affreux. Un auteur du temps et du pays raconte ainsi les maux que la Lorraine souffrit pendant ces ann�es.
� La peste commen�a � P�ques de l'an 1630, et ne cessa qu'en Mars de l'an 1637. En m�me temps la guerre et la famine d�solaient le pays. Ces fl�aux furent tels qu'il resta � peine la centi�me partie des habitants qui l'habitaient auparavant..... Dans Nancy, il mourait par jour vingt-cinq � trente personnes, que l'on jetait p�le-m�le dans une grande fosse ; on les y portait sans c�r�monie, sans pr�tre, sans croix, sans luminaire, et souvent nus et sans drap. Dans d'autres endroits, on les laissait sur la terre, sans s�pulture, abandonn�s aux chiens et aux b�tes carnassi�res.
� Certains villages �taient tellement d�serts, que les loups faisaient leurs retraites dans les maisons. La famine fut si extr�me, que les hommes se mangeaient l'un l'autre : le fils mangeait son p�re, le p�re son enfant, la m�re sa fille. Le voyageur ne dormait pas en s�ret� aupr�s de son compagnon de voyage, craignant qu'il ne l'�gorge�t pendant son sommeil pour le manger. On pendit dans un village aux portes de Nancy un homme convaincu d'avoir tu� sa soeur pour un pain de munition. Les charognes, les animaux morts d'eux m�mes, dont dans d'autres temps on a horreur, �taient recherch�s avec avidit�, et regard�s comme un grand r�gal. Les fruits sauvages, les racines champ�tres, les glands, se vendaient commun�ment dans le march� pour la nourriture de l'homme. Le resal de bl� dans les ann�es 1635, 36, 37, 38 et 39, se vendait commun�ment 30, 60, et 100 francs barrois (Son prix ordinaire est de 13 ou 18 francs). Les terres demeuraient, en friche et couvertes d'�pines ; les prairies abandonn�es se chargeaient de bois et nourrissaient une infinit� d'animaux venimeux.
� On a vu dans certains villages les hommes s'atteler � la charrue ou � une charrette, faute de chevaux et de boeufs. On ne voyait de tous c�t�s qu'une multitude de pauvres et de mendiants, h�ves, affreux, d�figur�s, couverts de mauvais haillons, sans retraite, sans secours, sans feu durant la plus rigoureuse saison. Plus de troupeaux � la campagne, plus de laboureurs dans les champs : les chemins m�mes �taient abandonn�s et inconnus. Le soldat lubrique et impitoyable, n'�pargnant ni le sacr� ni le profane, exer�ait sa brutalit� sur les biens et sur les corps...... Si le soldat ne trouvait point d'argent sur la personne qu'il avait prise, il lui �tait la vie, et lui ouvrait les entrailles pour y chercher l'or qu'il la soup�onnait d'avoir aval�. Les sacril�ges, les incendies, les profanations des lieux les plus sacr�s, n'�taient regard�s que comme un jeu.
� Telle �tait, ajoute Dom Calmet, la situation de la Lorraine pendant ces temps infortun�s.
� Pour la r�duire � un �tat o� elle ne p�t jamais faire ombrage � ses voisins, on ordonna en 1636, dans le conseil du roi (Louis XIII ), de faire d�molir tout ce qui restait de ch�teaux dans la province. En voici la liste :
� Bruy�res, Raon, Saint-Di�, Saint-Hyppolite, Sainte- Marie-aux-Mines, Badonviller. � Hist. de Lorraine, tome. 3, page 329 et suivantes.

Nous nous permettrons de commenter cet �dit de Louis XIII, et de dire que ce ch�teau de Badonviller, dont la destruction �tait ordonn�e, ne pouvait �tre que celui de Pierre-perc�e, situ� � une lieue de cette ville, comme le ch�teau que le m�me �dit d�signe sous le nom de Raon ne peut �tre que celui de Beauregard, plac� autrefois sur la montagne qui avoisine ce lieu. Il n'a jamais exist� � Badonviller, non plus qu'� Raon-l'�tape, de forteresse qui ait pu m�riter l'honneur d'�tre d�molie l�galement par les Fran�ais, et on n'a jamais vu, ni dans l'un ni dans l'autre lieu, des ruines qui attestent l'existence d'un manoir f�odal. Il para�t donc assur� que l'auteur de l'�dit s'est content� de d�signer les ch�teaux � d�truire par l'indication de la ville ou du bourg qui les avoisinait, sans s'inqui�ter de leur, nom. Ainsi, si l'on prend l'�dit dans ce sens (et nous ne croyons pas qu'on puisse le prendre autrement), il y a pr�cis�ment deux si�cles, au moment o� nous rendons les derniers devoirs au ch�teau de Pierre-perc�e, que ce ch�teau gigantesque a disparu de la terre des vivants.
Et en terminant ses destin�es sous les coups des Fran�ais, cet antique manoir n'en a pas moins eu l'honneur de s'allier � la France, et de donner des descendants � ses rois. Gaston, fr�re de Louis XIII et souche de la maison d'Orl�ans, avait �pous� par inclination Marguerite, fille de Fran�ois de Vaud�mont et de Christine de Salm. C'est en grande partie en haine de ce mariage, contract� sans son aveu et agr�� par le duc Charles IV, fr�re de Marguerite, que Louis XIII s'achemina vers la Lorraine, avec l'intention de la r�duire. Les Fran�ais craignaient la pr�pond�rance que les ducs de Lorraine acquerraient chez eux, si une princesse de cette maison venait, apr�s la mort de Louis XIII, alors sans enfants, � devenir reine ou r�gente. On craignait que le sang lorrain ne dev�nt trop puissant ou trop hardi s'il venait � r�gner sur la France. En d�pit de Louis XIII et de la politique de Richelieu, qui ne pouvait souffrir d'autre influence que la sienne, le mariage du duc d'Orl�ans avec la petite-fille de Paul, comte de Salm, fut maintenu et reconnu valide ; mais la Lorraine fut ravag�e, et les comtes que le ch�teau de Pierre-perc�e a port�s pendant plus de cinq si�cles, sont devenus les ayeux maternels de LOUIS-PHILIPPE, ROI DES FRAN�AIS.

 

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