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Louis-Dominique-Antoine Klein et Louise de Hompesch

Voir les articles Le G�n�ral Comte Klein, et Comte Dominique Louis Antoine Klein
Dans ce dernier article, �tait pr�sent�e la chronique du Journal de la Femme de France relatant les �crits de Jacques de Lacretelle sur la correspondance amoureuse de Louis-Dominique-Antoine Klein et Louise de Hompesch. Voici l'introduction, et la premi�re partie de cette correspondance, publi�es dans La Revue de Paris en 1935.


La Revue de Paris
Novembre 1935

LOUISE DE HOMPESCH

Les soldats de l'an II ! L'arm�e de Sambre-et-Meuse ! II est peu de noms dans les fastes militaires de la France qui �veillent des images aussi irr�sistibles.
Les troupes de Valmy et de Jemmapes avaient �tonn� l'Europe, mais elles �taient n�es de l'insurrection et portaient des guenilles. D'ailleurs leur ru�e avait �t� vite bris�e. D�s 1793, la trahison de Dumouriez aidant, tout le nord de la France �tait envahi de nouveau, cependant que Mayence et le Palatinat, � peine annex�s par d�cret de la Convention, repassaient aux mains des Imp�riaux.
Le printemps suivant, les soldats que la R�publique lan�a � l'offensive avaient meilleure figure. Mieux instruits, mieux �quip�s, form�s � la discipline et plus ou moins retenus contre le pillage, ils pouvaient, sans trop mentir, se r�p�ter, avec les proclamations de leurs, chefs, que la vertu �� �tait � l'ordre du jour dans toute la R�publique. �
Et ces chefs surtout leur inspiraient confiance. La Convention, impitoyable aux d�faites, avait d�cr�t� d'accusation les g�n�raux malheureux, envoy� m�me � la guillotine deux d'entre eux, Custine et Houchard. Et ceux qui les rempla�aient, les Hoche, les Moreau, les Jourdan, �taient des hommes jeunes, issus du peuple, tous promus nagu�re dans la Garde Nationale.
L'�lan de ces arm�es ne connut pas d'obstacles. Celle du Nord reconquit la Belgique avec Jourdan; celle du Rhin, conduite par Hoche, fit reculer les Autrichiens et occupa le Palatinat l'arm�e de Sambre-et-Meuse, enfin, se tailla la part du lion victorieuse � Aix-la-Chapelle, elle entra � Bonn et remonta le Rhin jusqu'� Coblenz.
Comment les vainqueurs �taient-ils accueillis � travers cette contr�e ? Il faut se repr�senter d'abord la mosa�que du pays rh�nan, divis� en �lectorats religieux et la�ques, duch�s et villes libres. Il faut voir aussi, dans ce morcellement de territoires et ces gouvernements multiples, la preuve d'une certaine jalousie entre les populations au sujet de leurs coutumes particuli�res; ce qui indique au fond un id�al de libert�. En fait, tous ces r�gimes de forme diff�rente maintenaient les habitants sous une administration peu s�v�re, qui avait laiss� passer les id�es des Encyclop�distes comme les appels du -Sturm und Drang. Si les mots de despotisme �clair� peuvent s'appliquer justement, c'est bien � la r�gle politique de ces petits �tats rh�nans qui s'imbriquaient l'un dans l'autre de Spire � Cl�ves.
Cela est si vrai que l�-haut, � Cl�ves pr�cis�ment, qui �tait une des possessions prussiennes, les lois, les impositions, les corv�es �taient bien moins �lev�es qu'� Berlin. Le roi de Prusse avait compris qu'� des sujets diff�rents il fallait un uniforme distinct.
Chose curieuse, c'�tait dans les villes libres, � Cologne, � Aix-la-Chapelle, que les constitutions apparaissaient le moins lib�rales, car, sous pr�texte d'ind�pendance, on avait souvent conserv� l� des principes d'�mancipation qui remontaient aux nouveaut�s du moyen �ge. Mais c'�tait aussi dans ces grands centres que se d�veloppaient les clubs et les soci�t�s secr�tes, hostiles � la Prusse comme � l'Autriche, et attir�s d�s 1789 par les d�clarations r�volutionnaires. Il couvait l� des sentiments qui se d�clar�rent un peu plus tard dans les �crits enthousiastes de Forster, partisan de l'annexion � la France, dans ces f�tes o� l'on planta des arbres de la Libert� d'un bout � l'autre du territoire, dans l'institution �ph�m�re de la R�publique Cisrh�nane.
Les choses n'en �taient pas encore l� lorsque les Fran�ais victorieux s'install�rent dans le pays en 1794. Et il est certain que l'aristocratie n'�tait pas dispos�e � pactiser avec eux. D'ailleurs elle ne le fut jamais.
Pourtant, m�me dans ce milieu, il est probable que la jeunesse, si elle ne les nommait pas les lib�rateurs, devait �prouver une curiosit� secr�te, un mouvement d'admiration intime, pour ces chefs qui s'�taient �lev�s d'eux-m�mes au-dessus du commun et portaient � travers le monde des messages nouveaux sans renoncer aux sensations nobles de la conqu�te. Quel regard plus fort que les �migr�s ! Qu'on e�t aim�, avec un peu d'audace, � s'accorder avec ces destin�es ! La sentimentalit� germanique devait se griser de ces visions. Et j'imagine que lorsqu'ils avaient pass� avec leur escorte dans les rues endormies des petites cit�s rh�nanes, plus d'une figure se levait ensuite vers les �toiles, cherchant celle qui avait marqu� le front du h�ros.

Parmi ces plumets tricolores, il en �tait un qui, sans �tre � la t�te des op�rations, savait n�anmoins servir et ne craignait pas de s'exposer. Louis Klein l'avait arbor� pour la premi�re fois en d�cembre 1793 � l'arm�e des Ardennes, qui pr�para si bien les voies � l'arm�e de Sambre-et-Meuse. Il avait alors trente-deux ans.
Sa carri�re avait quelque peu diff�r� jusque-l� de cette image d'�pinal, tir�e en tons plus ou moins violents, qui peut servir indistinctement � tant de militaires de la R�volution et de l'Empire.
Il �tait n� � Bl�mont, petite ville de Meurthe-et-Moselle, o� son p�re, d'abord commer�ant, fut ensuite ma�tre de poste. Mais il avait quitt� de bonne heure sa famille et, � seize ans, on le trouve enr�l� aux Gardes de la Porte du roi, qui forment la gendarmerie du Louvre.
On ne sait gr�ce � quelle protection il avait obtenu cette faveur. C'en �tait une, en effet, et le poste menait assez vite au grade de sous-lieutenant et au titre d'�cuyer. Mais pas assez vite sans doute, au gr� du jeune homme, car, � vingt ans, il l'avait abandonn� pour des �tudes de droit et �tait inscrit comme avocat au parlement de Nancy. Puis il se laissa tenter par une charge dans l'administration, revint en 1786 � la carri�re militaire dans un corps qui fut licenci� un an plus tard, t�ta du n�goce et comptait � la R�volution, au moment o� il demanda � reprendre du service, parmi les citoyens commer�ants de Bl�mont.
A cette nomenclature de faits peu saillants, emprunt�s � l'�tat civil et aux biographies officielles, on voudrait ajouter des traits plus humains, des t�moignages priv�s, qui puissent guider � travers le Journal qui va suivre. Car si le lecteur de ce journal entendra un v�ritable cantique s'�lever vers le g�n�ral, il ne le verra que par les yeux d'une amoureuse, ignorera ses gestes, ses secrets, ses r�actions (1), ainsi que l'on dit aujourd'hui.
Mais ces lumi�res manquent, et il faut que chacun fasse � sa guise le portrait moral du s�ducteur.
Ces trente premi�res ann�es de sa vie, o� il se montre pourvu de dons, l�g�rement ambitieux et cherchant m�me l'acc�s du monde, mais impatient, versatile; et ce mariage assez incolore, contract� � vingt-deux ans et bient�t reni� malgr� la naissance de deux fils, de quelle nature, de quel caract�re est-ce la marque ? Qu'on en d�cide et, pour qu'on puisse le faire en connaissance de cause, d�gageons tout de suite l'autre versant de cette vie.
En 1805, bien apr�s ses premiers succ�s sur le Rhin, auxquels a succ�d� une s�rie de campagnes en Suisse et sur le Danube, le g�n�ral Klein commande la lre division de dragons � la Grande Arm�e. C'est l'ann�e o�, ayant divorc�, il se remarie avec mademoiselle d'Arberg, fille d'une dame d'honneur de l'imp�ratrice Jos�phine. Il prend part encore aux batailles d'I�na et d'Eylau, puis, admis � la retraite, il est nomm� s�nateur et re�oit de l'Empire le titre de comte.
N�anmoins, au retour des Bourbons, il vote la d�ch�ance de Napol�on, et, apr�s les Cent Jours, entre � la Chambre des pairs.
Il v�cut encore trente ans, de cette vie de vieux lion assoupi qui fut, sous la Restauration, celle de tant de g�n�raux glorieux et ralli�s par n�cessit�. Quelquefois ils se r�veillent et poussent un rugissement. Le comte Klein, s'il accepta avec la Charte, l'ordre de Saint-Louis et le maintien de sa dotation imp�riale, repoussa le r�tablissement du droit d'a�nesse et l'abolition du divorce, s'�leva plus tard contre les ultras et les ordonnances de juillet. Si bien que, lorsqu'il mourut � quatre-vingt-six ans, Viennet, qui pronon�a son �loge parmi les pairs, apr�s avoir �num�r� longuement ses titres glorieux, ne choisit pas une autre p�roraison que celle-ci �� Il fut toujours et partout le soldat de l'arm�e de Sambre-et-Meuse. �

Se pr�parait-il d�j� � cette longue et honorable carri�re, ce soldat de Sambre-et-Meuse, ou r�vait-il seulement d'aventures br�ves et de captures faciles lorsqu'il connut Louise de Hompesch en 1796 ?
Il �tait � Bolheim, � l'est d'Aix-la-Chapelle, au bord de la Ro�r, et il venait d'ajouter � ses exploits le brusque passage de cette rivi�re. C'�tait l� que r�sidait la famille Hompesch, une des premi�res du Pays de Juliers, dont le chef, Fran�ois-Charles, avait eu cinq enfants.
Louise, �g�e alors de dix-neuf ans, �tait la plus jeune. Deux de ses fr�res, Charles et Ferdinand, s'�taient engag�s en Angleterre, un autre, Joseph, venait de mourir, sa soeur s'�tait mari�e � M. de Sp�e. Seul restait � la maison Guillaume, son a�n� de quinze ans. Mais on verra que la diff�rence d'�ge n'avait gu�re contribu� � faire des fr�res de Louise des protecteurs tr�s s�rs pour elle.
On verra non moins vite comment son �ducation s'�tait faite entre un p�re aussi obstin� que peu clairvoyant et une vieille belle-m�re � demi aveugle (2) Beaucoup de parents, � force de regarder au loin l'opinion des gens sur leurs enfants, oublient de se pencher sur l'�me m�me de ces enfants. Ce qui importe pour M. de Hompesch, ce ne sont jamais, semble-t-il, les sentiments de sa fille, mais les consid�rations du monde sur ces sentiments. Ainsi ce titre de chanoinesse, dont il la dote pompeusement � peine adolescente, on sait qu'il est honorifique et comptait surtout pour la pr�bende; n�anmoins convenait-il bien � Louise ?
Et pourtant, qu'elle valait mieux que ces hobereaux intrigants et ces frelons de chancellerie, cette jeune �me �prise tout ensemble d'aventures et de vertus conjugales, qui commet des imprudences fatales et s'enflamme � la lecture de Cic�ron ! Quel m�lange dans cette nature ! Il y a l� de tout, sauf de la mesquinerie. Elle r�sume le libertinage du XVIIIe, la g�n�rosit� farouche de la R�volution, l'exaltation de coeur des �l�giaques allemands. Elle parle � plusieurs reprises d'un peintre occup� � faire son portrait. Mais quel est celui qui aurait pu le r�ussir ? Il e�t fallu �tre tout � la fois Fragonard et David, et placer le mod�le au bord d'un paysage pr�-romantique.
Comment ne pas admirer aussi chez cette �trang�re la connaissance de notre langue et ses phrases tr�s pures, �crites d'un seul jet ! D'ailleurs, j'ai toujours pens� que l'amour, avec ses voeux d'attachement et ses appels, �tait un -remarquable ma�tre de fran�ais. Que l'on songe plut�t � la Religieuse portugaise. La passion, en aspirant � l'objet, trouve le tour essentiel, le mot radical. La cha�ne du style et la cadence des p�riodes se forment d'elles-m�mes au fond de la poitrine, coup�es par des soupirs, qui sont classiques aussi.
Et c'est cet amour, ce foyer qui va br�ler quatre ann�es durant, qui m'int�resse surtout chez Louise de Hompesch.
Oh ! il y a aussi dans son Journal bien des choses � recueillir pour l'histoire. L'imbroglio politique, les moeurs de la soci�t� allemande, la coterie des �migr�s, les petits travers de nos g�n�raux. Mais ce jeune corps qui se rit de sa naissance, ce lierre qui grimpe au laurier, voil� pour moi le rare attrait de ces pages. Cette Allemande, convertie par amour � la cause de la R�volution fran�aise, qui affirme que partout on aime Hoche � la folie, que Bonaparte est son h�ros, que, si elle pouvait �� �trangler, empoisonner, poignarder Pitt �, elle croirait faire oeuvre de m�rite, d�passe assur�ment l'histoire.
C'est plut�t dans le roman qu'il faut lui chercher des soeurs, et, s'il,.�tait permis d'adjoindre une d�dicace � un texte sur lequel la plume n'a point de droit, ce sont les noms accoupl�s de Stendhal et de Barr�s que j'inscrirais en t�te du Journal de Louise de Hompesch.

Ce journal qui commence en Vent�se an V (mars 1797) ne marque pas le d�but de sa liaison avec le g�n�ral Klein. Sa correspondance que l'on poss�de aussi et qui s'est poursuivie pendant quatre ann�es (3), remonte au d�but de 1797. Mais on a jug� pr�f�rable de donner d'abord le Journal qui offre plus de vues d'ensemble et de consid�rations sur l'�poque.
Les premiers billets, dat�s de Bolheim, lieu de sa rencontre avec le g�n�ral, semblent gliss�s sous la porte. Les amants devaient se voir chaque jour. Mais, j'y songe, je n'ai pas encore d�crit le s�ducteur.
Un portrait, qui le montre en grand uniforme de l'Empire, c'est-�-dire pass� la quarantaine, reproduit un visage petit et plut�t rond, mais pourvu d'un beau front, de traits fins, d'une l�vre �l�gamment model�e. Du regard viril s'�chappe une fl�che de coquetterie qui vous touche. Avec un tel air, cette lettre que le peintre a plac�e au bout du bras galonn� pourrait bien �tre �crite de la m�me encre que ce billet, le deuxi�me ou le troisi�me de notre liasse, qu'il a re�u un matin de Louise �� Je suis encore au lit, et je ne puis me d�cider � en sortir. Grondez-moi de ma paresse si vous voulez ou plut�t si vous l'osez, car la faute n'en est pas � moi.
��  Il fait un temps d�licieux, j'esp�re que nous pourrons nous promener tant�t. � Mais, � Bolheim, leurs entrevues sont surveill�es et elle s'en inqui�te �� ...Ma m�re m'a fait un long sermon sur votre compte. Elle pr�tend, qu'il faut �tre encore plus aveugle qu'elle ne l'est pour ne pas voir mon attachement pour vous. Adieu, je suis en r�flexions noires. Ne m'en sachez pas mauvais gr�. Si je ne t'adorais pas, je ne craindrais pas tout. �
Notons aussi ce passage qui est une vraie vignette du temps : �� Si vous trouvez extraordinaire et mon griffonnage et le format de ma lettre, souvenez-vous que j'�cris � c�t� de la maman, un grand livre d'Histoire ancienne ouvert devant moi; et quand elle me demande ce que je fais, je lui montre ces petites feuilles d�tach�es, et je lui dis que ce sont des extraits.
Adieu, que les plaisirs ne te fassent point oublier ton amie. �
Mais les lettres sont parfois plus longues, moins espi�gles. Il y est question de l'avenir et elle se lie d�j�, comme elle ne cessera de le faire tout au long du Journal. �� Nous attendrons donc encore, et si toutes les consid�rations dont je t'ai parl� ne t'arr�tent point, rien ne m'arr�tera non plus d'�tre � toi quand tu le voudras. � Bient�t, d'ailleurs, il faut se s�parer. Les Hompesch, renon�ant � rester � Bolheim sous l'occupation fran�aise, se rapprochent du Rhin. Une lettre de Louise, du 10 Germinal, informe Klein des moyens de correspondance et ajoute �� Aie en moi une confiance que je t�cherai de m�riter. J'attendrai enfin des circonstances plus heureuses; Je me consid�re comme votre propri�t�; cela seul m'attache � la vie. Mon existence m'est insupportable sans toi; tu n'as pas d'id�e de ce que je souffre. Ce matin, en m'�veillant, mes bras te cherchaient, j'appelais mon Fanfan, et je restai plong�e dans le d�sespoir, �
Install�e avec sa famille � Barmen, pr�s d'Elberfeld, elle �crit une quarantaine de lettres pendant l'ann�e qui s'�coule jusqu'� la p�riode o� commence le Journal. Avant qu'il en prenne connaissance, menons le lecteur dans les lieux, tels qu'elle les a d�peints � son arriv�e, o� ce journal est �crit.
�� Nous sommes log�es chez de riches marchands. Mon p�re habite une maison s�par�e o� nous allons le trouver tous les jours pour d�ner avec lui. Comme il a un fort bon cuisinier fran�ais, les pr�sidents et tout ce qui compose la Chancellerie sont toujours de la f�te et nous voyons beaucoup de monde (4). �

JACQUES DE LACRETELLE

(1) Il ne subsiste aucune lettre du g�n�ral Klein � Louise de Hompesch.
(2). M. de Hompesch, devenu veuf, s'�tait remari� alors que Louise avait neuf ans.
(3). Elle sera publi�e ult�rieurement si la figure de Louise de Hompesch rencontre un accueil favorable.
(4). Ce journal et la correspondance de Louise de Hompesch pass�rent aux mains de la marquise Turgot, ni�ce du g�nerai Klein par sa m�re, la mar�chale Lobau, n�e d'Arberg, et sont conserv�s aux archives du ch�teau de Lantheuil.
L'introduction, ainsi que les notes du texte, doit beaucoup � l'ouvrage de M. Ph. Sagnac, le Rhin fran�ais pendant la R�volution et l'Empire, � une brochure de M. le chanoine Dedenon, le G�n�ral comte Klein, au dictionnaire biographique des g�n�raux et amiraux fran�ais de la R�volution et de l'Empire, de M. Georges Six.
Je veux aussi remercier M. Norbert Dufourcq, archiviste pal�ographe, qui a r�ussi � d�chiffrer plusieurs passages recouverts par l'un ou l'autre des correspondants, ainsi que MM. Peter von Gebhart et Oswald Martin, dont les recherches en Allemagne sur Louise de Hompesch m'ont �t� fort utiles.


JOURNAL D'AMOUR

Le vent�se, 4 mars 1797. - C'est pour toi, mon ami, que je commence ce journal; il m'est important que tu connaisses jusques aux moindres d�tails d'une vie qui t'est consacr�e; je te dois un compte exact de mes actions, de mes pens�es. Ne se rapportent-elles pas toutes � toi ? Nos noeuds sont raffermis, ta lettre vient de me les rendre plus chers encore. D�sormais, v�ritablement je n'existe que pour toi et par toi, pour adoucir tes chagrins, pour augmenter ton bonheur s'il m'est possible de r�pandre sur ta vie les charmes de l'amour et de l'amiti�. J'avais jur� de ne plus faire de journal depuis que ta prudence m'avait d�termin�e � sacrifier l'histoire de cinq ann�es. J'ai souvent regrett� d'y avoir consenti mais � pr�sent je m'en applaudis. Que ne puis-je effacer toutes les traces de mes folies et de mes malheurs ! Tu me les as pardonn�es; j'en sens plus vivement tout ce que je te dois. Que ne t'ai-je connu plus t�t Mon bonheur serait sans m�lange, il ne serait pas empoisonn� parla crainte de te voir un jour des regrets.
Mon p�re re�ut ce matin une longue �p�tre de M. Vopen qui lui annonce ton s�jour � Bolheim; il y fait tes �loges. Guillaume, en me le r�p�tant, me conta que le Papa, en apprenant il y a quelques jours ton arriv�e, lui avait recommand� de prendre bien garde qu'il ne s'�tablisse pas de correspondance entre nous. Il lui r�pondit que le diable m�me n'emp�cherait pas d'�crire lorsqu'on en a la fantaisie, qu'on trouve partout encre et papier. Cette commission a piqu� mon fr�re qui ne pardonne pas � mon p�re de nous avoir envoy�es seules � Bolheim. La d�marche �tait inconsid�r�e; � qui s'en prendre donc si elle a eu des suites ? Et Guillaume, outre le d�sagr�ment du r�le de surveillant, ne se soucie pas de raccommoder les pots cass�s. Mais quelle incons�quence de mon p�re ! Le grand jour des aveux, il me demanda si je t'�crivais, j'en convins; il me dit seulement de prendre garde, qu'il serait forc� d'y mettre ordre s'il pouvait s'en apercevoir, et � pr�sent le voil� inquiet et soup�onneux. Que ne me le demande-t-il, je lui dirais la v�rit�. D'apr�s les discours qu'il m'avait tenus alors, et jusqu'� pr�sent, j'avais cru que, comme les Lac�d�moniens, il ne pun�t point le vol, mais la maladresse.
Au reste j'esp�re lui en �pargner la peine.

Je re�us une lettre de R. (1) qui me pers�cute encore avec son maudit Ob. (2). Le matin, Guillaume vint chez moi se faire peindre; nous �tions tous deux r�veurs et tristes. Comment ne l'�tre pas ? Mon p�re avait parl� d'un projet de paix dont il �tait enchant�, mais qui ne nous laissait aucun des pays conquis, favorisant beaucoup l'E. G. (3), �tait � Guillaume toute esp�ce de fortune par la s�cularisation des �v�ch�s. Mais qu'importe � mon p�re la fortune de ses enfants pourvu que la politique aille son train ! Guillaume est ici trois mois, le roi de Prusse s'est empar� des revenus d'un de ses chapitres, les Fran�ais ont ruin� l'autre, ces faits sont connus et mon p�re n'a jamais song� � lui demander s'il n'est pas vis-�-vis de rien. Il y a dix ans qu'aucun de mes fr�res n'a re�u une obole de la maison paternelle. En arrivant ici, Guillaume, qui a les titres et a eu les fonctions de conseiller intime, demanda d'�tre de nouveau employ�, sans gages. Il ne voulait que s'ouvrir une nouvelle carri�re au cas que les grands arrangements politiques lui enlevassent les pr�bendes. Mon p�re a refus�. Et cela ne lui aurait pourtant co�t� qu'une lettre � l'�lecteur. S'il abandonne ainsi son enfant ch�ri, son favori, � quoi doivent s'attendre les autres ? Et ce pauvre Joseph, qui ne lui a pas co�t� une larme, dont le souvenir est d�j� effac� ! Avant la guerre Joseph avait cinq cents louis de rentes ind�pendantes de la famille; la conqu�te du Brabant lui enleva tout. N'ayant rien de mon p�re, il fut forc� de prendre le parti des armes et il fit une fortune brillante; le tout contre le gr� du Papa, qui ne voulait ni lui permettre de quitter son premier �tat, ni lui donner de quoi vivre. C'�tait bien le forcer pourtant par la n�cessit� � chercher les aventures. Il y p�rit. Qui peut-on accuser de sa mort pr�matur�e ? II d�testait le petit collet, on le lui fit prendre. La guerre le ruine, il e�t voulu rester dans sa patrie, on l'y prive de toutes les ressources; il cherche au loin la gloire et la fortune, on le bl�me, on le menace, on lui d�fend de repara�tre en Allemagne sous l'habit militaire. Il quitte l'Europe; moissonn� � la fleur de ses ans, on ne le lui donne pas un regret. Pauvre Joseph Les sentiments si doux de la nature sont-ils donc bannis de tous les coeurs qu'enflamme l'ambition ?
Nous e�mes � d�ner M. de Horff. On dit bien du mal des Fran�ais. A chaque phrase mon p�re me lan�ait un coup d'oeil tr�s significatif. Je me suis fait une loi de ne jamais desserrer les dents en sa pr�sence, mais il explique m�me le langage de mes yeux, mon air, mon silence, il cherche � me trouver des torts, et M. de Horff, ce vieil avare, cet homme si imb�cile et si dur, que personne n'estima jamais, fut f�t� parce qu'il se r�pandit en invectives contre les Fran�ais. Je me souviens du temps o� mon p�re lui-m�me le tournait en ridicule; mais l'esprit de parti a tout chang�. Je passai l'apr�s-d�ner � entretenir ma m�re en t�te � t�te. Amusante occupation ! Mais elle est bonne femme, elle ne me tourmente point, je la plains et mes devoirs � son �gard ne me p�sent pas. Le soir, nous f�mes musique. Je r�vai tout � mon aise, pendant ce temps, � mon ami. Je faisais des ch�teaux en l'air. La musique eut toujours pour moi un charme inconcevable; elle donne un nouvel essor � mon imagination d�j� trop vive; j'oublie tout ce qui m'entoure et c'est le seul moment o� je vois tout en beau.
Le soir, je me retirai chez moi pour m'occuper. Je lus les Lettres � Emilie sur la mythologie. Ce n'est qu'une jolie bagatelle, mais il s'y trouve plusieurs morceaux de vers qui me plaisent et j'en fais des extraits. A notre esp�ce de souper, on parla politique. Lorsque la conversation commen�a � s'�chauffer, je gagnai tout doucement ma chambre et enfin mon lit pour m'�pargner de l'humeur et de la bile. En v�rit�, je n'ai rien de mieux � faire qu'� dormir; les songes me rapprochent de mon ami et les id�es d�sagr�ables s'�cartent de mon sommeil.

Le 15 vent�se. Je m'occupai de mes extraits � mon r�veil, j'achevai le volume des Lettres � Emil�e. A neuf heures je dus suivre ma m�re � la messe. La plaisante chose d'assister � une c�r�monie dont on conna�t l'inutilit�, mais l'usage tyrannise � chaque instant la vie. Ah ! s'il ne faisait d'autre mal que de me faire perdre une heure chaque matin � l'�glise ! Je me trouvai mal, mon p�re parut �tonn� et me fit la grimace personne ne bougea, ma femme de chambre me ramena chez Rubel (4); je passai toute la matin�e � �tre malade. La sotte chose qu'une mauvaise sant� ! Il fallut pourtant faire toilette et aller d�ner comme si de rien n'�tait. J'eus � d�ner le plaisir d'�tre plac�e � c�t� de M. de Bentinck, que le public me donne comme �poux; tout le pays assure que c'est une affaire arrang�e d�s longtemps avec mon p�re. Je ne le crois pas, car cet homme est si vil, si g�n�ralement m�pris�, si l�che et si crapuleux, que son aristocratie m�me ne peut toujours lui faire trouver gr�ce aux yeux de mon p�re. Guillaume me fit le plaisir de le turlupiner, de le persifler tout le temps; mais il a l'effronterie du vice et supportant tout, ne se d�contenance de rien. On parla des succ�s de vos arm�es. En cherchant � les att�nuer, mon p�re ajouta �� La guillotine est un grand moyen, elle donne du courage � ceux qui n'en auraient pas sans cela. � Ma m�re remarqua que ce moyen n'�tait plus d'usage depuis deux ann�es enti�res, on la brusqua; on d�cida que vous �tes tous des gens perdus si les Autrichiens se donnent la peine de vous combattre � forces �gales; que vos g�n�raux sont des ignorants, vos soldats des bandits; on fit de Buonaparte un moine d�froqu�, de Moreau un enfant trouv�, des autres g�n�raux des tailleurs et des cordonniers. Mon fr�re parle rarement politique parce que la moindre contradiction irrite mon p�re au supr�me degr�. Il n'y tint pourtant pas cette fois-ci, et r�pondit simplement qu'il �tait d'autant plus honteux aux Autrichiens de s'�tre laiss�s battre partout si leurs adversaires ont si peu de moyens. Cette r�flexion est bien naturelle et je ne con�ois pas comment, apr�s tout ce que vous avez fait, on peut douter encore de votre sup�riorit�.
Je passai l'apr�s-d�ner chez Guillaume. Il me dit que M. de Horff avait propos� hier d'assembler les �tats du pays de Juliers, pour ratifier un emprunt consid�rable fait � Francfort. Guillaume, comme membre des �tats, s'y opposa de toute son �loquence; un pays d�j� ob�r�, qui n'appartiendra peut-�tre plus jamais � l'E. G., qui n'est pas sous sa domination pour le moment, ne peut r�pondre d'une somme lev�e pour l'entretien d'une r�gence qui n'a plus rien de commun avec ce pays-l�, et il avait raison. Mais son avis n'en a pas moins d�plu. J'aime en mon fr�re cet amour de la v�rit� qui r�gle toutes ses d�marches. Malgr� cela, il est fort prudent; mais peu d'hommes ont autant de fermet�, d'opini�tret� que lui. Il n'aime pas les Fran�ais, il a pass� la plus grande partie de sa jeunesse � Vienne, je ne lui ai jamais vu cependant la moindre animosit�. Il reconna�t vos talents, l'ineptie de vos ennemis, il a toujours lou� ce qui est louable et bl�m� ce qui ne l'est point. Voil� les gens que j'estime. N'�tre d'aucun parti, appr�cier le m�rite o� il se trouve, sacrifier tout � la v�rit�, � la probit�, chercher � r�pandre le bonheur autour de soi. Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas ainsi ? Pendant que mon fr�re, �tendu tout de son long, fumait patriarcalement sa pipe, je lui lus une R�verie de Rousseau.
Nous y trouv�mes une longue dissertation sur le mensonge et la v�rit�. Nous moralis�mes l�-dessus. Guillaume d�cida enfin qu'il faut �� souvent taire la v�rit�, mais ne jamais la d�guiser �. Rousseau est d'un avis contraire, il para�t excuser le mensonge l� o� il ne peut faire aucun mal. Nous f�mes l'application de ces deux principes � diff�rentes occasions de la vie; il se trouva qu'il n'est presque aucun cas o� le mensonge devienne excusable. Guillaume finit par me dire �� Mais enfin, si mon p�re te demandait avez-vous couch� avec le g�n�ral Klein ? � Heureusement la voiture fut annonc�e et je m'enfuis au plus vite. J'entendis encore sur l'escalier mon fr�re criant � tue-t�te �� J'entends, la r�ponse est bonne. � Je l'assurai du plus grand s�rieux qu'il n'est qu'un polisson. Oh ! il me paiera cette espi�glerie ! Voil� pourtant les hommes ! La plus sublime morale ne tient pas au plaisir de faire une malice.
Robertz vint me dire que la vieille madame de Spies a derni�rement si bien invectiv� F�lix Bornheim sur ses opinions, sur ses principes, lui a tant r�p�t� qu'elle est du parti des Jacobins, que celui-ci fut oblig� de quitter le cercle et enfin la maison. La pauvre femme radote. Je suis f�ch�e pourtant d'apprendre qu'elle me fait la m�me r�putation. Pauvre moi Je ne suis ni aristocrate ni d�mocrate, je hais les oppresseurs, qu'ils soient Jacobins ou titr�s, je plains les malheureux et je m�prise les femmes qui se m�lent de politique. N'avons-nous pas de plus douces occupations ? La nature nous a sagement assign� un cercle plus �troit d'actions et d'id�es faire le bonheur d'un �poux, de ses enfants, consacrer son existence � des objets si chers et �carter loin d'eux les chagrins et les soucis, voil� notre destination. Toute femme qui entend ses int�r�ts ne cherche pas � l'�tendre, il suffit � son bonheur et � sa r�putation. Ces occupations sont plus douces, ce sont les seules vraiment faites pour notre sexe.
Le soir, apr�s avoir lu un chapitre de l'Histoire romaine en anglais, et quelques vers fran�ais sur le bonheur, je me couchai tristement en donnant un baiser � ton portrait et je m'endormis en faisant des commentaires sur l'impertinente question de Guillaume.

Le 16 vent�se. - Mon p�re dit � d�ner en me regardant d'un air triomphant, que les troupes cantonn�es � la Roer (5) sont destin�es � passer d'abord en Italie. Je te laisse � juger de l'effet que cette nouvelle dut faire sur moi. Si je ne savais que l'on accr�dite tous les bruits les plus invraisemblables, simplement parce qu'ils peuvent �tre d�sagr�ables, certainement toute ma pr�sence d'esprit n'e�t pas suffi � me faire garder contenance. L'id�e seule de cette possibilit� m'affecte vivement mille projets bizarres se croisaient dans mon imagination.
Apr�s le d�ner je me retirai dans une embrasure de fen�tre �loign�e et, en ayant l'air de feuilleter un livre, je songeais � l'Italie et au syst�me de mon p�re. Ah ! si tu es oblig� de t'�loigner ainsi, que deviendra ton amie ? Isol�e parmi des personnes dont je connaissais l'�go�sme avant qu'on en f�t un syst�me, ne recevant peut-�tre plus de nouvelles, craignant sans cesse pour ton amour et pour ta vie, oh ! mon ami, mes larmes coul�rent. Songeant � tous les �v�nements dont je suis menac�e, j'oubliais tout autour de moi et quand mon fr�re vint m'engager � le suivre dans sa chambre, je n'eus pas le temps de lui d�rober mes pleurs. Il m'en demanda la cause, mais l'amour seul peut comprendre, peut sentir les chagrins de l'amour et je ne veux pas que ma douleur soit � charge � l'amiti�. Je concentre toujours en moi-m�me les sentiments qui ne peuvent l'int�resser directement. D'ailleurs mon fr�re ne croit pas � ton amour, ni au mien, il pr�tend que nous nous abusons tous deux. Comment pourrait-il donc partager des chagrins qu'il croit imaginaires ?
Le soir je m'ennuyai le plus poliment du monde une couple d'heures avec les mamans et je me retirai de bonne heure, en faisant mille projets en l'air pour d�tourner cette s�paration qui m'effraie plus que je ne puis te le dire. D'honneur, je crois que, si tu le voulais, je quitterais toute la boutique dans ce moment pour te suivre partout o� ton destin pourrait te conduire et f�t-ce dans les d�serts de Lybie.

Le 17 vent�se. - J'eus une seconde s�ance du peintre de huit heures et demie jusqu'� dix heures. Il faut bien t'aimer pour soutenir cet ennui-l� (6). Le temps sombre, mes r�flexions d'hier, une nuit pass�e dans des agitations cruelles, me plong�rent dans un abattement dont mon p�re me demanda la cause d'un ton d'humeur, et bien inutilement, puisqu'il veut l'ignorer. Ma m�re me dit qu'elle avait appris par un de ses gens votre arriv�e � Bolheim. �� Je suppose que c'est de passage �, me dit-elle, �� car ces troupes doivent se rendre en Italie. � Je d�tournai la conversation et je me proposai de t'�crire d'abord pour savoir au juste si mes frayeurs sont vaines ou fond�es, je pris la r�solution de t'engager � �crire � mon p�re ou � venir ici, pour savoir enfin d�cid�ment si nous pouvons esp�rer ou non. S'entend bien que cette d�marche ne devrait se faire qu'au cas qu'il te f�t impossible d'�viter l'Italie. Ma lettre achev�e, ma r�solution prise, je me sentis plus tranquille et je m'occupai de mon clavecin. Apr�s le d�ner, je passai chez Guillaume. Il �tait occup� � fermer ses lettres, je l'aidai et voulus en m�me temps cacheter celle que je t'ai �crite. Il me demanda ce que c'�tait, je lui dis tout naturellement. II me plaisanta un peu et fit des efforts pour me l'arracher. Tu peux juger si je d�fendis ma lettre. Mais ma frayeur fut si grande, mes palpitations si violentes, que je perdis forces et haleine et, tombant sur une chaise, je pensai m'�vanouir. Rien ne m'attaque comme la frayeur, elle me donne des convulsions, un rire forc� et continuel, des larmes qui coulent sans m'en apercevoir. Mon fr�re eut plus peur que moi et me laissa en paix, en protestant qu'il n'avait voulu que plaisanter, qu'il respecterait toujours mes secrets, que ma lettre e�t �t� aussi s�re entre ses mains que dans les tiennes. Je savais bien tout cela et d'ailleurs ma lettre ne contenait rien qu'il ne s�t. Mais une lettre d'amour est une si sotte chose � montrer � un tiers qui n'y sent rien ! Je n'ai pas ais�ment peur, mais quand une fois elle me prend, je suis hors de moi et ma raison n'y est plus. Je profitai du premier moment favorable pour m'�chapper, je fermai ma lettre chez ma femme de chambre, elle fut remise tout de suite et je revins ensuite chez mon fr�re auquel je fis des excuses de ce mouvement involontaire qui aurait pu blesser son amiti�. En effet, il m�rite bien toute ma confiance. J'avais promis d'arranger son chien. Pendant que je fis sa toilette, Guillaume me lut une R�verie de Rousseau. Mon p�re vint nous montrer quelques lettres; il voulait, je crois, des �loges. Nous ne p�mes les refuser, son style est vraiment charmant. Il a cette fleur d'esprit, cette tournure l�g�re et d�licate que j'aime toujours � trouver en correspondance. Je ne sais comment nous v�nmes � causer de journaux. Guillaume me parla des miens qu'il n'a jamais vus. Je lui dis que tu me les avais fait br�ler. II s'�tonna que j'aie pu te montrer ainsi mon �me enti�re � d�couvert. Je lui d�montrai qu'il n'est point de milieu dans des rapports comme sont les n�tres; il faut tromper toujours ou ne tromper jamais. Le temps n'y fait rien, et si j'avais pu te cacher le pass�, je n'eusse pas respect� davantage le pr�sent et l'avenir. Il avait l'air de trouver que j'ai raison et regretta seulement de n'avoir pas lu l'histoire de ma vie. Il convint que mon sacrifice �tait p�nible, qu'on s'attache � des souvenirs aussi d�taill�s et aussi vrais; mais il t'applaudit de m'y avoir engag�e.

Le 19 vent�se. - Malgr� mon rhume et mes maux de poitrine, je pris une le�on de clavecin et j'eus une s�ance du peintre. Ma m�re s'�tant lev�e de meilleure heure, je fus oblig�e de cong�dier le peintre en grande h�te, l'ennemi �tait pr�s, il n'y avait pas un instant � perdre. Le pauvre diable presque aussi effray� que moi, perdit la t�te, et son pied s'accrochant � la table, il alla tomber tout de son long contre le mur, en entra�nant toute la boutique dans sa chute. A peine fut-il sorti que ma m�re vint me demander la cause de ce vacarme horrible et du d�sordre qui r�gnait dans ma chambre. Heureusement elle se laissa payer de mauvaises raisons. Je fis des extraits d'Emilie. A une heure, nous nous promen�mes en voiture. Tout le long du chemin elle me parla de vous.
- Le g�n�ral Klein est � Bolheim ?
- On le dit.
- De bonne foi, ne vous a-t-il jamais �crit depuis que nous sommes � Barmen ?
Mon coeur me pressait de dire oui; mais si ma m�re est bonne, elle est faible; elle e�t tout dit � mon p�re qui la traite en enfant, qui m'aurait su mauvais gr� de lui avoir confi� ce qu'il nomme un secret auquel l'honneur de la famille est attach�. J'�ludai la question. Elle te plaignait d'�tre seul � Bolheim. �� Le basson n'aura plus d'accompagnement �, dit-elle, et la voil� � r�capituler tous les petits airs que tu jouais avec moi; elle les chanta � gorge d�ploy�e, je croyais p�mer de rire. Elle s'informa encore de ton v�ritable nom, que j'ignorais (7).
Je lui dis qu'� la paix, j'esp�rais l'apprendre. La bonne maman me comprit fort bien et fit des voeux pour mon bonheur dont elle avait pourtant l'air de douter.
Apr�s le d�ner j'allai lire et causer chez Guillaume. Je ne sais pourquoi il en revint � la fameuse question de l'autre jour. On ne peut que plaisanter l�-dessus, je n'avais rien de s�rieux � r�pondre; et, lorsque enfin j'essayai de me f�cher, il voulut de force, disait-il, en chercher l'�vidence. �tait-ce pure curiosit�, �tait-ce d�sir ? N'y aurait-il point d'amiti� d�sint�ress�e dans ce monde ? Nous luttions encore lorsque mon p�re entra dans la chambre voisine. Par contenance je repris ma lecture, mais ma voix alt�r�e, mon �motion, ne me permirent pas de continuer et enray�rent m�me Guillaume, qui tourna l'aventure en plaisanterie. J'aime mieux croire aussi que ce n'est qu'une �tourderie, qu'une polissonnerie, mais je me promis bien de prendre mes pr�cautions � l'avenir. Il me parla en bonne amiti� de toi et je lui fis ma confidence claire et nette, de mani�re � lever tous ses doutes, en lui r�p�tant que nos liens sont indissolubles. De retour chez moi, je r�vai longtemps � ce qui m'�tait arriv�, je n'y avais pas donn� lieu, cela me rassura. Mais l'amie du g�n�ral Klein ne doit pas �tre expos�e � de pareilles entreprises, qui, lors m�me qu'elles �chouent comme celle-ci, n'en sont pas moins humiliantes et d�sagr�ables. Je s�chai mes pleurs, je n'avais rien � me reprocher et pour oublier tout cela, je passai deux heures � mon clavecin. Je relus tes lettres, je renouvelai mes serments, et apr�s avoir bais� ton portrait qui ne quitte pas mon sein, je me couchai, ne voulant plus repara�tre dans la soci�t�.

Le 20 vent�se. - D�s le matin je m'affublai assez singuli�rement. Je me souviens d'avoir lu quelque part :
Le sanctuaire des amours
Pour �tre respect� toujours
Doit toujours �tre inaccessible.
Tu vois qu'il n'y a pas de bonne le�on de perdue pour moi, et qu'on dise encore que je ne mets point mes lectures � profit ! Je ne puis m'emp�cher de sourire de cette comique pr�caution Te moqueras-tu de moi en lisant ce passage de mon journal ?

Le 22. - Je me levai malade, d'humeur pendable, en v�rit� je n'�tais bonne qu'� jeter par les fen�tres. De noirs pressentiments m'assi�gent, je redoute des �v�nements que je ne puis pr�voir; je me tourmente, je m'afflige sans savoir pourquoi. Peut-�tre n'est-ce l� qu'une maladie de nerfs, notre physique influe tant sur le moral ! Au moins, ma raison voudrait m'en persuader; mais ses efforts ne peuvent rien contre ces chim�riques alarmes. Puissent-elles �tre vaines ! Quelle folie pourtant de se rendre malheureuse par l'imagination. Elle ne nous fut donn�e par la nature que pour all�ger les maux de la r�alit�. Et je l'emploierais � les augmenter ! Non, ces frayeurs, ces humeurs, sont faites pour les femmes ordinaires, je dois les vaincre.
Autrefois j'avais des caprices; l'amour-propre m'apprit � les surmonter. Je sentais qu'ils ne peuvent que me rendre d�sagr�able en tourmentant les personnes qui m'entourent. La coquetterie commen�a donc cette r�forme; le chagrin et le temps l'achev�rent. Mais ces acc�s de m�lancolie noire, pendant lesquels je fuis la soci�t� parce que je ne puis qu'y �tre � charge, j'�vite tout ce qui pourrait me distraire, je m'y livre avec exc�s, je me consume de douleur � propos d'une id�e, ces acc�s ne m�ritent-ils pas davantage encore mon attention ? Ils me rendent malheureuse. A quoi me servent donc l'esprit, l'instruction et un grain de philosophie, si je ne les emploie � mon bonheur ? Et si un jour je vis avec toi, pourrais-je te rendre heureux en ayant moi-m�me cette in�galit� d'humeur ? L'amour me donnera la force de m'en corriger, et je veux commencer d�s � pr�sent. Oh ! mon ami, je te devrai toutes les vertus que je pourrai acqu�rir, elles me deviennent pr�cieuses, parce qu'elles doivent assurer ta f�licit�. Qu'il est charmant de penser qu'on se perfectionne pour ce qu'on aime ! Voil� toujours le but de mes actions. Pour toi je prends soin de ma figure, pour toi je cultive la musique, pour toi je lis, je m'applique. Et cela seul rend mes occupations agr�ables.
Malgr� toute l'envie que j'avais aujourd'hui de vaincre mon abattement, je n'y pus r�ussir. Je fis musique pendant une heure et demie, je chantai m�me quelques airs que mon ami accompagnait de son basson autrefois; et vainement ! Ces airs, ces souvenirs, augmentent ma tristesse, et lorsqu'on vint nous chercher pour d�ner � la Chancellerie, je pus � peine faire cesser mes pleurs. Tout m'exc�da � d�ner. Le major prussien avec son air doucereux et ses sots compliments, me parut plus insupportable que jamais. J'aurais voulu �tre seule, relire tes lettres, contempler ton portrait, pleurer � mon aise. Ma petite chatte ne quitta pas mes genoux, je m'occupai d'elle d'autant plus que la soci�t� me paraissait d�sagr�able. Il semble que les animaux s'attachent aux malheureux, quelquefois je pousse la folie jusqu'� croire que ma chatte me comprend. Enfin le major parla des Fran�ais, en dit du bien, et surtout du G�n�ral (8)... par condescendance, par politesse, mon p�re r�pondit que, quoiqu'il n'aim�t point les Fran�ais g�n�ralement parlant, � cause du mal qu'ils font � sa patrie, cependant il rendait justice � plusieurs individus de cette nation, qu'il s'y trouvait des gens distingu�s qu'il estimait beaucoup. Cela me fit plaisir et me raccommoda un peu avec la soci�t�.
Mais ma joie ne fut pas de longue dur�e. On parla de gouvernements en g�n�ral; mon p�re qui �tait autrefois un partisan z�l� du Grand Fr�d�ric, l'accusa d'avoir d�truit la religion, d'avoir propag� des principes pernicieux qui enfant�rent les crimes et les horreurs de la R�volution. Il d�cida ensuite que les hommes ne peuvent �tre gouvern�s et men�s que par la crainte; que ce motif agit bien plus puissamment sur eux que l'amour ou la reconnaissance. Si cela est vrai, Robespierre fut un grand homme; si cela est vrai, j'aimerais mieux vivre avec les tigres et les lions qu'avec mes semblables avilis. On cita pour exemple le landgrave de Hesse-Cassel, qui vendit le sang de ses sujets � l'Angleterre lors de la guerre d'Am�rique, qui �puisa de tout temps son pays, vexa ses sujets, et qui est cependant le seul souverain dont le peuple n'ait pas m�me essay� de secouer le joug.
Vers la fin du d�ner arriva le g�n�ral Dahvigk. C'est le seul Palatin aimable ou supportable. Ses mani�res sont un peu guind�es, mais il a conserv� cette ancienne politesse de la Cour o� il passa la plus grande partie de sa vie. Son esprit n'est pas transcendant, mais il n'est pas d�sagr�able en soci�t� o� il n'a aucune pr�tention et ne s'occupe que des autres. On dit qu'il entend son m�tier, c'est dommage qu'il soit Palatin. Sa bravoure personnelle, du moins, est connue par diff�rentes affaires particuli�res. Il est homme d'honneur, et d'une probit� reconnue, avec cela d'une discr�tion � toute �preuve, personne ne garde mieux un secret. Habitu� � �tre bien vu des femmes, car il �tait fort bel homme dans sa jeunesse, il conte encore fleurette et son antique galanterie lui donne un peu de ridicule. Les personnes qui ne le connaissent pas beaucoup le trouvent ennuyeux et g�n�. Tu vas t'�tonner de ce long portrait mon ami, cet homme est grand-p�re, il a soixante-trois ans, il est sans cons�quence, et c'est mon parent. Je fus bien aise de le voir arriver, car il me parle toujours de toi. Je m'amusai des compliments � perte de vue qu'il fit au major prussien, il y avait vraiment assaut, ils n'avaient pas l'air de finir de si t�t tous deux, si mon p�re ne se f�t lev� pour les s�parer.
Il y eut conf�rence apr�s le d�ner. Je montai chez Guillaume. Notre le�on d'anglais fut triste, il voulut l'�gayer par quelques plaisanteries sur les Fran�ais. Ce qui hier m'e�t fait rire, parce que j'y suis assez habitu�e, aujourd'hui me fit pleurer. Quelle b�tise ! Je suis bien enfant.
En retournant chez Rubel, je trouvai du monde et un go�ter. C'est d'usage ici, mais je trouve cet usage bien ridicule et bien ennuyeux. Il n'y a pas � s'en d�dire, en pareille occurrence il faut rester trois heures camp�e � une table charg�e de tourtes et de bonbons. Enfin nos messieurs arriv�rent, le G�n�ral se pla�a pr�s de moi et nous caus�mes tout le temps de toi. Il aime les Fran�ais. Il fit l'�loge du g�n�ral d'Hautpoul (9), Beurnonville (10), de beaucoup d'autres que j'ai oubli�s. Il me dit que l'adjudant-g�n�ral Carat lui avait demand� s'il me connaissait; qu'il avait fait mes �loges. Il ne m'a jamais vue ! Le Carat lui dit ensuite qu'un de leurs g�n�raux m'aimait beaucoup, que je lui avais tourn� la t�te pendant le s�jour qu'il fit � Bolheim. Mon ami, cela est-il vrai ? Combien j'aimais � entendre cette phrase charmante, combien je me la fis r�p�ter. Mon ami m'aime beaucoup ! Ma mauvaise humeur fut oubli�e et de toute la soir�e je fus d'une gaiet�, d'une folie ! Le g�n�ral Dalwigk m'assura que tous les officiers de votre arm�e lui avaient fait vos �loges et comme il avait l'air de ne pas tout dire, je le pressai de s'expliquer. Il me donna sa parole d'honneur que personne ne lui avait parl� de toi en mal et qu'on vous avait souvent lou�. Enfin j'appris ce qu'il voulait taire, que tu es fort heureux chez les femmes, fort inconstant, que tu pr�f�res ton m�tier � toutes les belles dames de l'Europe. Ce n'est donc que cela ! Oh ! je te pardonne tes conqu�tes pourvu que j'aie toujours la pr�f�rence je ne suis pas le moins du monde jalouse de tes plaisirs, mais je le suis � l'exc�s de tes sentiments. D'autres femmes peuvent �tre tes ma�tresses, mais Louise doit �tre seule ton amie. Le g�n�ral Daiwigk croyant que ma mine allait s'allonger, me r�p�ta que Carat lui avait assur� que je t'avais tourn� la t�te. Moi, je ne voudrais que la fixer.
La gaiet� devint universelle, on arrangea des petits jeux, et voil� toutes nos graves perruques oubliant leur antique d�corum, fous comme des enfants. Je finis par m'amuser de ce brouhaha, ma m�re elle-m�me se mit de la partie, mon p�re, qui d'abord avait envie de gronder, fut entra�n� dans le tourbillon et je crois qu'il s'en trouva bien, car il fut embrass� par deux jolies demoiselles. Je me suis fait ici une r�putation de pruderie et de petite vieille femme, on ne me fit embrasser personne et j'en fus quitte pour croquignoler mon fr�re.

Le 25 vent�se. - J'eus une le�on de musique. Le g�n�ral Dalwigk vint faire visite � ma m�re, qui �tant occup�e � sa toilette me l'amena. Il �tait d�j� tard, le m�decin m'ayant trouv� de la fi�vre, je ne m'�tais point habill�e, comptant ne pas sortir. J'�tais occup�e � relire tes lettres, � regarder ton portrait. A peine eus-je le temps de cacher tout cela. Ma m�re me laissa en t�te � t�te avec le g�n�ral. J'�tais un peu embarrass�e de ma figure. Tu me diras qu'un homme de soixante ans est sans cons�quence, mais il a encore des pr�tentions et en v�rit�, ma m�re e�t pu se passer de me l'envoyer. Elle ne manque jamais ces occasions-l� et m'a souvent embarrass�e davantage encore. Apr�s avoir �puis� tous les lieux communs de la vieille galanterie, nous parl�mes de toi. Le g�n�ral Palmarole (11) lui a dit que tu es fort bel homme. Il est fort li� avec lui et il me para�t que ce g�n�ral est plus instruit de mes affaires que je ne le voudrais. Dalwigk pr�tend que Palmarole lui a assur� que tu n'�tais point le seul auquel j'ai tourn� la t�te, mais que tu paraissais le seul heureux. Il lui a dit encore que j'avais la r�putation d'�tre fort aimable, d'avoir de l'esprit, etc., mais de tourner en ridicule et de rouer impitoyablement tous les pauvres diables qui s'y laissent prendre. Cela s'appelle du moins dorer la pilule, il commence par me trouver charmante, pour me dire ensuite des v�rit�s. J'�tais tent�e de m'impatienter, mais puisque personne n'a jamais dit ou cru que je puisse te jouer des mauvais tours, il m'est assez �gal qu'on cause d'ailleurs. Dalwigk me demanda si je comptais t'�pouser. Oh ! tr�s fort. Je lui dis bien que si cela ne se pouvait, je resterais chanoinesse toute ma vie. Enfin ma m�re arriva. Le g�n�ral Dalwigk lui demanda si personne ne s'�tait log� � Bolheim, elle fit tes �loges. Peu apr�s nous nous s�par�mes.
Vous vous �tonnerez peut-�tre que je parle de vous ainsi � tous ceux qui me font des plaisanteries; que j'annonce mes projets � tout le monde; cela me co�te quelquefois, mais je m'en fais la loi. D'abord pour �viter que quelqu'un prenne l'envie de vous remplacer et puis parce que la chose une fois connue de tout le monde, r�pandue dans tout le public, mon p�re n'osera gu�re s'y opposer. Tout homme qui a le sens commun ne demandera pas la main d'une femme qui s'est donn�e; les autres partis qu'on pourrait me proposer sont assez d�sagr�ables par eux-m�mes pour que le public me pardonne de les refuser; d'ailleurs il s'int�resse presque toujours � une passion que le temps, la constance, les revers, ont pour ainsi dire rendue sacr�e. Ce sont l� mes raisons. Guillaume m'a souvent grond�e de ne point garder ce secret, je ne lui ai pas d�taill� les motifs qui m'y d�terminent. Mais je ne parlerai de toi avec plaisir qu'aux personnes auxquelles je puis tout dire, et de celles-l�, je n'en connais point. Je ne quittai point ma chambre de la journ�e, je lus Gibbon et plusieurs po�tes anglais. Je fis des extraits des pens�es de Cic�ron; j'aime � les relire, elles m'�l�vent l'�me et me prouvent que la vertu n'est point affaire d'opinion, ne varie point avec les hommes; elle est un-sentiment inn�, elle seule est immuable. Il y a quelque chose de consolant � cette id�e, elle fait oublier l'injustice, la calomnie et cet avilissement ordinaire aux hommes qui r�tr�cit le coeur et fl�trit l'imagination du spectateur. J'ai souvent d�sesp�r� de moi-m�me et des autres; mais Cic�ron me raccommode avec le genre humain, il me rappelle que ces �tres si petits et si vils sont ainsi que moi une essence de la divinit�. Tout me l'assure le beau. le grand, le vrai, l'honn�te, existent, ind�pendants de nous et des opinions changeantes. Si les exemples en sont rares, si l'envie cherche encore � les att�nuer, la faute en est aux mortels aveugl�s.
L'apr�s-d�ner je lus les gazettes de Francfort � ma m�re, il y a un tableau d'organisation de l'arm�e de Sambre-et-Meuse dans lequel je ne vois ni vous ni Ligniville (12), ni d'Hautpoul. Ma m�re remarqua que tu n'y es point. La pauvre maman parle souvent de toi. �tant enrhum�e elle garda la maison avec moi et nous e�mes tout le temps de faire des ch�teaux en Espagne. Nous descend�mes au salon vers 6 heures. Mon fr�re y �tait. Il me dit que-mon p�re est d'une humeur affreuse. Collenbach, Horff, Guillaume et plusieurs autres membres des �tats qui se trouvent ici, form�rent une di�te pour le pays de Juliers. Je crois qu'ils n'ont pas voulu donner � mon p�re tout l'argent qu'il exigeait pour le gouvernement. Enfin, il y a eu du train et surtout de l'humeur. En revanche on est rayonnant d'avoir � r�gir le pays de Juliers, on aime Hoche � la folie. Guillaume �tait de mauvaise humeur, rien n'est plus �pid�mique, du moins pour moi, surtout lorsque je m'attends � une r�ciprocit� de confiance ou de gaiet�. II voulut ensuite plaisanter, se remettre sur l'ancien ton, mais nous n'�tions plus d'accord. Au fond, j'avais tort, il faut se mettre au-dessus d'un mouvement d'impatience. Quand on annon�a mon p�re, je me retirai et ne reparus plus.

Le 26 vent�se. - Je fus r�veill�e par ta lettre du 21. Il est inutile de te parler des sentiments qu'elle fit na�tre dans mon coeur. Tu sais bien que je ne suis occup�e que de mon ami. Je r�pondis tout de suite. J'�tais encore malade, je ne sortis point. Toute la journ�e je ne pensai qu'� ta lettre, au bonheur de te revoir peut-�tre. La crainte et le d�sir de te savoir � Elberfeld me donnaient la fi�vre tour � tour. Je suis bien enfant ! Guillaume vint me voir, je ne pus lui cacher le plaisir que me donne ton avancement. Je me gardai bien de lui parler d'Elberfeld.
J'eus une le�on de musique, je lus la derni�re H�lo�se qui me parut plate et maussade et des lettres de Julie � Ovide qui sont guind�es.

Le 30 vent�se. - Mon p�re commence � regarder Guillaume comme chef de la famille. Il lui a m�me laiss� la r�gie de ses biens au pays de Juliers. Cette d�marche lui co�te un peu cher; Guillaume, qui est l�-dessus de m�me avis que moi, a indemnis� tous les fermiers au lieu de faire indemniser mon p�re. Il a raison. Ces pauvres gens n'ont-ils pas assez de privations d'ailleurs. Mais puisque mon p�re lui a laiss� ce pouvoir, il peut compter en toutes choses sur une confiance illimit�e et d�sormais son suffrage m'est indispensable. Guillaume m'assure qu'ils ont d�j� parl� de notre histoire; mon p�re dit toujours A la paix, nous verrons. Mais voyez ce que c'est d'�tre trop sage et trop bonne ! Mon p�re est fermement convaincu que je suis trop raisonnable, que je calcule trop bien pour faire une sottise ou un coup d'�clat quelconque. Il a raison, mais ce n'est point par respect pour les usages et les convenances; la crainte de donner du chagrin � mon p�re me retient seule de d�marches pr�cipit�es et quelquefois je songe que mon ami pourrait un jour regretter de s'�tre donn� � moi. Si j'en �tait cause, si moi seule avais pr�cipit� notre union, quels reproches n'aurais-je point � me faire ? Non, mon bon ami, c'est � toi-m�me que je sacrifie le vc&u le plus ardent de mon coeur. Guillaume voulait encore me faire mille objections et mille calculs; je le chargeai de dire � mon p�re que sans doute je ne ferais aucune d�marche contre sa volont�, mais que jamais je n'aurais d'autre ami, d'autre amant que toi.
J'assurai bien que cette r�solution est irr�vocablement prise, ce n'est pas la premi�re fois que j'en fais la confidence, mais je ne puis le d�clarer plus solennellement. Mon p�re peut compter sur ma parole. Aussi longtemps qu'il ne forcera point ma volont�, je respecterai la sienne religieusement. Qu'il me laisse chanoinesse s'il ne veut pas me donner � toi et je ne ferai point d'�clat.
Depuis que tu m'as donn� des assurances si douces et si ch�res, il me semble que je jouis bien plus de nos sentiments. Autrefois il s'y m�lait toujours de la crainte et de l'amertume. A pr�sent la confiance, la s�curit�, l'intimit�, l'espoir, ajoutent mille nouveaux charmes � l'amour. Je m'y livre bien davantage. Ce soir je passai pr�s d'une heure au coin de mon feu � relire tes lettres, � contempler ton portrait. Combien de baisers il re�ut ! Mon ami, tu ne comprendras jamais combien tu es aim�. Mon �me enti�re n'est qu'un temple de l'amour et ton image est la divinit� qu'on y encense. Si tu allais m'aimer moins � mesure que mes sentiments augmentent Guillaume me bl�me tant de ne rapporter mon existence qu'� un seul objet ! �� S'il vous devient infid�le ? me dit-il aujourd'hui. Je le plaindrai, je le ram�nerai � coup s�r, l'amiti� effacera les torts de l'amour. S'il vous plante l� ? Les sacrifices qu'il m'a faits, les proc�d�s, sa parole, me garantissent le contraire. S'il n'a point de fortune ? On peut vivre de peu et mon p�re est riche, � Enfin il chercha � me persuader que j'avais pu me tromper en ma haute opinion de tes qualit�s estimables. Ta r�putation et mon coeur, tes actions, tes principes, tout cela n'est donc pas un t�moignage s�r ? Nous caus�mes encore longtemps. J'en revenais toujours � mes moutons, il promit enfin tout ce que je voulus.
Le soir, on nous ber�a de bonnes nouvelles. On dit la paix d'empire faite. Ah ! si cela �tait vrai ! Guillaume m'a d�j� assur� qu'en ce cas la continuation de la guerre avec l'empereur ne serait point un obstacle pour nous. Je lus les Biographies de Spiess. Amour, amour, combien de malheureux tu as fait ! Cette passion ne serait-elle donc vraiment que le fl�au de l'humanit� ?

Le 1er germinal, 21 mars.- Dalwigk arriva � sept heures du matin. On le dit porteur de nouvelles relatives � la paix. Dans ma folle joie, je fis mille �tourderies et ma pauvre maman n'�tait gu�re plus sage. J'achevai les Biographies et fis des extraits des pens�es de Cic�ron, j'eus deux heures de musique, le peintre me donna une derni�re s�ance. En arrivant � la Chancellerie, je trouvai tout le monde dans un vrai d�lire.On dit que les Autrichiens ont remport� une victoire �clatante en Italie, tu� vingt mille hommes, excusez du peu ! et pris Mantoue d'une haleine. Personne ne songeait que Mantoue est � cinquante lieues du pr�tendu champ de bataille. Comme l'esprit de parti aveugle ! J'admirai en silence.
Le g�n�ral Dalwigk sortit avec nous en voiture; dans cette m�me voiture o� tes genoux pressaient les miens ! O� nos regards se rencontraient toujours ! J'eus une v�ritable peine en le voyant prendre justement ta place.
Le soir, en lisant dans mon lit un nouveau tome des Biographies, je r�fl�chis aux malheurs qu'entra�ne une passion violente. Je me demandai si moi aussi, je serais un jour abandonn�e et malheureuse. Mes larmes coul�rent, je voyais tout en noir. Oh ! pardonne, mon ami, ce mouvement involontaire. Je sens que tu ne m�rites point ces craintes injurieuses; mais je ne serai parfaitement rassur�e que dans tes bras, quand le sort cessera de nous pers�cuter, quand nous serons unis � jamais ! Ou tant de bonheur ne me serait-il point destin� ? Mais non, je le pressens, j'aurai encore longtemps � lutter, enfin nous serons l'un � l'autre, et lorsque je commencerai � me trouver parfaitement heureuse, une mort pr�matur�e m'enl�vera de tes bras. Peut-�tre est-ce folie, mais j'y crois fermement. C'est l� le destin de toute ma famille. Il faut bien le remplir. Je les ai tous vus lutter, et lorsque l'espoir leur offrait ses douces chim�res, lorsqu'ils se croyaient pr�s d'arriver au bonheur, une catastrophe terrible et impr�vue les arracha � leurs illusions. Peut-�tre dans des r�gions plus fortun�es trouverons-nous le bonheur qui n'est point fait pour nous ici-bas. Pr�s d'arriver au but de nos voeux, il faut toujours le manquer, il faut toujours combattre pour ne jamais vaincre, toujours poursuivre une chim�re qui nous �chappe toujours ! La mort sans doute est pr�f�rable � une pareille existence, et c'est pourtant l� l'histoire de presque tous les malheureux mortels.
Je lus, ce soir, l'histoire de quelques criminels. Grand Dieu, combien une premi�re faute entra�ne, quelque l�g�re qu'elle paraisse ! Je reculai d'horreur en songeant � la possibilit� d'�tre un jour (13)...
Mon imagination frapp�e, en me retra�ant mes malheurs, me montrait sans cesse l'ab�me ouvert sous mes pas. Je me r�p�tais en vain, qu'� pr�sent du moins, je n'ai rien � me reprocher. Depuis que je te connais, je n'existe que pour mon ami, un sentiment invariable que je n'ai pas trahi un seul instant, fixe ma destin�e, et tu connais le pass�. Je n'ai donc rien � craindre de ce c�t�. Quels crimes pourrais-je redouter dans l'avenir qui ne me montre qu'un amour heureux ou une existence isol�e dans mon chapitre ? Mais si mon p�re refusait son consentement, si un sentiment trop violent me for�ait � te suivre malgr� lui,' o� pr�voir alors le terme du malheur et du crime ? Si tu m'abandonnais ensuite, quelle destin�e ! Et tout cela est pourtant possible. Ne vaut-il pas mieux s'arr�ter au bord du pr�cipice ? Ah ! jamais je ne veux me permettre une action bl�mable ! Je veux r�sister m�me � la violence de mon amour je ne d�sob�irai point � mon p�re. C'est � toi seul, mon ami (14),...
c'est une raison de plus pour t'aimer. Ah ! j'ose l'esp�rer tu me sauveras encore, de moi-m�me, je te devrai mes vertus ! C'est � toi que je les confie. Je t'ai rendu d�s longtemps l'arbitre de mon sort, je te rends encore le d�positaire et l'appui de ma propre faiblesse. Tu n'exigeras de ton amie rien d'insens�, rien de condamnable; elle t'en ch�rira davantage en te devant repos de sa vie. Mon imagination exalt�e me pr�senta, toute la nuit, le crime et le malheur sous mille formes diff�rentes, et � peine toute ma raison parvint-elle enfin � me montrer que t'ayant fait l'aveu de mes erreurs, je ne dois plus me les reprocher puisque tu as pu me les pardonner et depuis ce temps, je n'ai pas commis la plus l�g�re faute. Il est vrai, j'eus tort de me plaindre de mon p�re; quelles que puissent �tre ses d�marches, elles devraient m'�tre sacr�es. Je regrette de t'avoir �crit l�-dessus, mais en sondant mon coeur, je me surprends � regretter moins la chose m�me que les suites qu'elle pourrait avoir, et j'en rougis cette crainte-l� n'est s�rement que vile et indigne de moi, de toi-m�me. En te supposant capable de chercher � me nuire, n'en serais-je pas plus coupable ? Au reste, � quoi bon me tourmenter de ces r�flexions ? Je n'ai pu, comme tant d'autres femmes, aimer � demi, et pr�voir qu'un amant, aujourd'hui ador�, serait demain peut-�tre mon plus mortel ennemi. Malheur � qui peut conserver encore tant de prudence et de sang-froid au sein de l'amour ! Cette femme-l� ne conna�t point le sentiment noble et pur qui nous �l�ve au-dessus de nous-m�mes; elle ne conna�t � coup s�r que l'intrigue et le libertinage. Je me suis donn�e tout enti�re, je t'ai d�voil� mon �me, et je ne m'en repens pas.
Mon amour ne peut �tre justifi� que par son exc�s, sa constance et par tes vertus. Vivre pour toi, voil� d�sormais mon seul devoir mon coeur m'est garant que ce sera aussi mon unique plaisir. Mon ami est trop estimable pour que j'aie jamais lieu de me repentir de cet entier d�vouement.
Oh ! la comique aventure. Ce soir les Rubel vinrent causer chez moi vers les six heures. Curieuses comme des pensionnaires, � peine entendirent-elles passer des chevaux au galop, que les voil� � ouvrir les fen�tres, criant de toutes leurs forces �� Un g�n�ral fran�ais ! �.Vous jugez si cette exclamation me fit lever de ma chaise. Aussi enfant qu'elles, je me jette � la fen�tre avec des palpitations ! La cavalcade aper�ut les jolies Rubel et ralentit sa marche. Dorth (15) s'avisa de saluer d'un air de connaissance et Comp�re (16) ? devinez ? Oh ! en cent, il nous jeta trois baisers. Au moins, cette fois-ci la pomme n'est pas � la plus belle, il a eu le soin de la partager �galement. Je voudrais me battre de cette curiosit� qui me fit courir, en vraie petite fille, � la crois�e. Les exclamations de mes compagnes m�ritaient bien un petit baiser, mais qu'avais-je � faire l� ? A propos d'aventure, qu'est-ce qu'un petit officier maigre, p�le, sec et noir, attach� au g�n�ral Ney, qui s'avisa de dire � tout Elberfeld qu'il me conna�t, que je suis charmante, que tu es fort heureux. On m'a -r�gal� de ce r�cit ces jours derniers. Je d�clare que je ne me souviens pas d'avoir vu ce monsieur-l� !
Un autre, � ce que l'on m'a cont�, assurait partout �� Si la demoiselle n'est rien moins que jolie, si elle a de petits yeux et un air maussade, sa famille a de la consid�ration et le g�n�ral aime les choses extraordinaires. Nous autres, nous nous moquons des familles et comprenons les charmes. Il croit l'emporter sur nous en faisant un des meilleurs partis du pays. Elle est bien folle de se croire aim�e, il ne l'a prise que faute de pr�tendre � de plus jolies. � Ce charmant propos si flatteur m'a �t� rendu par les Rubel qui l'ont d'une femme d'Elberfeld � qui il fut tenu. Je n'ai jamais pu d�couvrir le nom de l'officier qui fait ainsi mes honneurs. Il faut convenir que sa logique est bonne.
J'appris aujourd'hui que le g�n�ral Soult (17) vient � Elberfeld avec trois mille hommes ou plut�t trois mille brigands, dit-on, qu'il commande. Je suis vraiment charm�e, enchant�e que tu ne viennes pas dans nos environs. Je te crains, je me crains moi-m�me, je crains mon p�re, je ferais s�rement une sottise. Mais Championnet (18) est d�j� �-Dusseldorf, o� es-tu donc, mon ami ?

Le 8 germinal. - Je continuai mes extraits de Cic�ron et de Burger (19). J'eus une heure de musique, j'�crivis quelques lettres et je sortis en voiture avec ma m�re. En rentrant pour d�ner, je trouvai Guillaume que je n'attendais pas de retour si t�t. Ce plaisir pensa me co�ter cher. J'ai promis d'�crire toujours la v�rit�, il m'en co�te cette fois de tenir parole; mais enfin, il faut remplir ses engagements. Je montai chez Guillaume apr�s le d�ner comme de coutume, nous l�mes B�rger, nous caus�mes de toi, je tirai ton portrait, et voil� Guillaume � d�tailler tes traits. L� se trouvait la fiert�, ici le persiflage, l� l'infid�lit�, ici la force et le courage, etc. On avait dit � d�ner beaucoup de mal des Fran�ais, on avait parl� mariage ensuite, mon p�re et mon fr�re m'avaient plaisant�e trop ouvertement peut-�tre sur l'�tat de chanoinesse que je parais, disent-ils, vouloir conserver; mon p�re avait cherch� � me piquer en assurant que je m'en repentirais un jour, que les maris sont rares, qu'on n'en trouve pas � choix, etc. et passant assez rapidement de l� � la mauvaise conduite de quelques municipalit�s du pays de Juliers, � la t�te desquelles se trouvait son ancien secr�taire.
Il prit occasion de me lancer un trait qui me blessa plus profond�ment. Tu connais cette histoire tu sais que je ne fus point coupable une imagination exalt�e, quelques vers, voil� tous mes torts; � douze ans, conna�t-on la valeur des mots ! Peut-on se surveiller soi-m�me lorsqu'on ignore et le mal et le bien; n'est-ce pas � d'autres � nous tracer le chemin qu'il faut suivre ? A qui donc la faute de mes erreurs ? Je fus infiniment sensible � ce propos de mon p�re; il s'obstina, malgr� sa conviction int�rieure, � me croire coupable, parce qu'il sait bien que le moyen le plus s�r pour d�tr�ner un amour honn�te et vertueux est de m'avilir � mes propres yeux (20). Il voudrait me persuader que je fus trop l�g�re pour pouvoir �tre heureuse par la constance. Mon coeur est d'un autre avis, et l'opulence, l'�clat, la consid�ration, tous les avantages qu'on voudrait me faire entrevoir dans un parti de convenance, ne valent certainement pas une heure pass�e avec mon ami. Guillaume prit occasion du chagrin que tout cela m'avait donn�, pour m'en parler encore. Un certain comte Gallen, en Westphalie, immens�ment riche, cherche � se marier. On aurait voulu arranger cela pour moi. Mon fr�re chercha � me prouver que le plaisir est ind�pendant de l'amour, qu'une fois �tablie, il ne d�pendait que de moi d'avoir des aventures, que l'amour ne g�t que dans l'imagination. Mon Dieu, que l'esprit est b�te quand il se m�le du coeur ! Les raisonnements et les sophismes peuvent bien �blouir un instant, mais le sentiment, plus vrai, plus permanent, ne peut �tre tromp�. Ces deux genres sont absolument diff�rents. A force de me parler raison, il parvint enfin � me faire avouer que mon amour pourrait bien �tre une folie; mais je lui contai toutes mes aventures avec toi pour lui prouver que cette folie m�me est � pr�sent devenue vertu, et si bien li�e � mon existence que le sort de ma vie enti�re en d�pend. Comme les raisonnements ne servaient de rien, il voulut me prouver d'une autre mani�re, que le plaisir se trouve partout; mais je fondis en larmes, et je quittai cette chambre qui avait pens� m'�tre funeste, en jurant de n'y plus rentrer.
Cette aventure me fait beaucoup de peine, elle m'humilie. Mon fr�re peut avoir raison, mais ce n'est pas avec moi. La nature ne me fit point insensible, ma fid�lit� n'est s�rement pas la suite et l'effet d'un de ces temp�raments de glace qui rendent les femmes sages parce que le plaisir n'a point d'attraits pour elles. Dois-je les plaindre ou envier leur sort ? L'Amour sait si dans tes bras je trouve des charmes � la Volupt� ! Mais partout ailleurs cette image ne s'offre � mon imagination que sous les traits de la honte et du d�go�t. Les jouissances du coeur sont les seules v�ritables, je plains l'�tre qui n'en est pas convaincu. Guillaume, qui trouve en tout une raison de plus de me marier promptement, resta cette fois bien persuad� que toute logique et toute s�duction sont inutiles pour m'arracher � toi. On peut surprendre un instant mon esprit, mais mon coeur ne se trompe jamais.

Le 9 germinal. - A dix heures du soir je re�us une lettre de Robens qui me mande ton arriv�e et me fait tes �loges. Comment exprimer le trouble qui s'empara de moi en apprenant que tu vas habiter mon appartement. Quel effet cela produira-t-il sur mon p�re ? II m'envoya cette lettre lui-m�me, pour �viter tout soup�on, je redescendis. Je le trouvai d'une humeur charmante; mais il ne dit pas un mot qui e�t rapport � cette nouvelle qui m'int�ressait tant. Robens l'a �crit � mon p�re pourtant. En me couchant je trouvai un paquet de St. Que cette bague est charmante ! Que ta lettre est tendre ! Je passai de l'humeur la plus noire au d�lire de l'imagination, je suivais tes pas, j'�piais tes d�marches, je te voyais aller et causer et �crire dans mon appartement ! 1 Je me couchai dans une agitation violente. Je m'occupai toute la nuit de ton s�jour � Dusseldorff sans songer que tu en es d�j� parti.

Le 11 germinal. - J'eus une le�on de clavecin. Je trouvai la Chancellerie en agitations et en craintes. Pfeil a averti mon p�re hier au soir que le g�n�ral Hoche veut faire enlever ses papiers et lui-m�me; qu'il a destitu� la magistrature de Duren pour avoir re�u des ordres de mon p�re. Il est singulier de promettre et de ne point tenir. Je n'y comprends rien. Il y a l� un dessous de carte que j'ignore. Le Major prussien chez qui on envoya pour solliciter quelque s�ret�, est � Cologne. Cela inqui�ta encore davantage. Apr�s la proclamation du g�n�ral en chef, apr�s celle de mon p�re, que Hoche a lue et approuv�e, comment peut-on en vouloir � sa personne, dans la ligne de d�marcation ? Je voudrais te demander le mot de cette �nigme et je n'ose. Ton arriv�e � Dusseldorff au m�me instant ou � peu pr�s, a d�j� fait soup�onner que l'amour se cachait sous le voile de la politique. J'ai fait serment qu'il n'en est point ainsi je te crois trop sage pour faire un esclandre; d'ailleurs si tu voulais � toute force me voir � Dusseldorff il y a pour cela des moyens moins violents. J'ai donc assur� de mon mieux que ni toi ni moi ne nous occupons des soi-disant grands int�r�ts du tr�s petit pays de Berg; nous ne sommes plus enfants ni l'un ni l'autre, chez nous la montagne n'enfante plus la souris. Quelle singuli�re id�e pourtant ! Aussi n'a-t-elle pas dur�. J'en ai fait apercevoir le ridicule.

Le 12 germinal. - Mimi Rubel et sa soeur a�n�e vinrent m'avertir en secret que leur m�re a d�couvert que je porte toujours ton portrait dans mon sein; elle a glos� l�-dessus � d�jeuner en pr�sence d'Ark et de la famille. Peu m'importe ! Ton portrait ne d�logera pas pour cela. Mais si elle l'a vu, d'autres pourront s'en apercevoir; quitte � fermer mon fichu davantage. Et puis la jalousie lui fait donner plus d'attention � ma personne. Cela me rassure. Il y a deux ou trois mois que ses filles vinrent me prier de ne plus parler � Ark et de ne point prendre mauvais s'il ne s'occupait plus de moi � l'avenir; cette pauvre madame Rubel s'�tait mis en t�te qu'il est amoureux. Pour la rassurer j'ai pri� ses filles de lui conter mon histoire et depuis ce temps j'�vite Ark partout. Quel ridicule ! Et cela me vaut encore quelquefois des sc�nes d�sagr�ables avec cette petite femme si absolue et si vive. Mais j'ai un grand fond de philosophie l�-dessus et comme jamais je n'ai song� � Ark, j'ai la conscience fort en repos. C'est une sotte chose que la jalousie. Parce qu'il m'a trouv� de l'esprit, elle le croit amoureux ! Mon ami, je ne serai jamais jalouse. Ce m�daillon doit donc bien la rassurer ! Pour peu que j'en trouve l'occasion, je le lui montrerai pour la mettre tout � fait � son aise.
Apr�s le d�ner mon p�re conta � ma m�re qu'on avait du l'enlever, et tous � se r�crier de plus belle ! Il est vrai que le tour n'est pas joli. Le grand secret n'�tant plus attach� � cette nouvelle, je ne pus m'emp�cher de t'en �crire, au risque de me brouiller � jamais avec ma famille si l'on pouvait s'en douter. Le Cr. Fuchsius fut envoy� en n�gociation � Dusseldorff, le gros major Schartz arriva. Si c'est pour d�fendre mon p�re avec ses dragons, il faut convenir qu'on a bien choisi. Si vous ne respectez pas le m�rite de la troupe palatine, vous admirerez pourtant la circonf�rence du commandant. Ce maudit homme conta l'aventure des coucous qui impos�rent silence � madame de Sond au concert. On r�pondit que les Fran�ais sont des polissons. Il dit tout le mal possible des Fran�ais en quartier � Dusseldorff, mais il assura que le g�n�ral Championnet se donnait beaucoup de peine pour r�tablir l'ordre. Que je suis donc charm�e que ta division ne soit pas dans ces environs ! De l'humeur dont on. est ici, si une maison br�le, ce sont les Fran�ais qui y ont mis le feu, si une vieille femme se casse le nez, � vous la faute; on vous imputerait volontiers l'orage, la pluie et le mauvais temps. Et toute la journ�e j'entends ces sots propos ! Ils me mettent � la torture mais je n'ouvre pas la bouche. Jusques � quand cela doit-il encore durer ! Je n'en puis plus. Tout le monde s'accorde � dire du mal de madame Soult (21). Pour elle je crois qu'on a raison; elle fait des r�quisitions, elle vexe les pauvres paysans, elle est arrogante et dissolue. Ses n�gres et un ordonnance font beaucoup causer, mais s'ensuit-il de l� qu'on ne peut �tre honn�te apr�s avoir �pous� un r�publicain ? Et voil� pourtant les cons�quences qu'on en tire et dont on voudrait me convaincre. Heureusement il arriva Meister Peter qui ne tarit pas sur tes �loges. Il a r�p�t� � mon p�re que tu as sauv� son ch�teau, que tu as engag� les g�n�raux � n'y loger personne ou peu de monde apr�s ton d�part, que tu as fait emballer les meubles, que tu y �tais fort mal sans t�moigner de m�contentement. Ta discr�tion fut vant�e par-dessus toute chose, il ajouta que tu n'avais exig� que de loger dans mon appartement. Que je t'en sais gr� ! Mon p�re convint qu'il te doit de la reconnaissance, que tes proc�d�s sont vraiment g�n�reux et j'eus le plaisir de voir qu'il te distingue singuli�rement de tes compatriotes qu'il n'aime gu�re. Tu fais classe � part dans son esprit. Ce charmant Meister Peter est venu bien � propos. A ma m�re il parla de tes chevaux, de ta magnificence, de ta suite et ma m�re applaudissait et elle te louait � sa mani�re. J'ai trouv� dans tous tes proc�d�s que tu songes vraiment � te rendre cher � ma famille. Juge si j'en suis reconnaissante ! Oh mon ami ! Et nous ne serions pas heureux ? Et je ne pourrais un jour m'acquitter envers toi en veillant sur le repos de ta vie, sur ton bonheur ? Ah ! non, non. P�rissent plut�t et ma fortune et mes esp�rances, mes liaisons. Je me dois tout enti�re � mon ami.

(A suivre.)
LOUISE DE HOMPESCH


(1) Robens, familier des Hompesch. Il sera souvent question de lui ensuite.
(2) M. d'OberndorfI, qui pr�tendait � la main de Louise.
(3) L'Empire germanique.
(4) Rubel, autre familier des Hompesch. La fille, Mimi, servira la liaison de Louise et du g�n�ral.
(5) Rhur.
(6) Ce portrait �tait destin� au g�n�ral.
(7) Klein, alors qu'il appartenait aux Gardes de la Porte du Roi, avait ajout� � son nom celui de Bettling, petite terre que son p�re avait poss�d�e en Lorraine. Sans doute s'agit-il de cette appellation.
(8) Nom ratur�.
(9) Le g�n�ral d'Hautpoul (1754-1807) entr� au service en 1777, fit les campagnes de la R�volution. En 1794, il fut exclu de l'arm�e comme aristocrate, mais ses soldats exig�rent et obtinrent son maintien. Bless� � la bataille d'Altenkirchen en 1796, il fut nomm� g�n�ral de division la m�me ann�e. II fut bless� mortellement � la bataille d'Eylau.
(10) Beurnonville (1752-1821) �tait colonel � la R�volution, servit � Valmy et � Jemmapes. Apr�s un passage au minist�re de la Guerre sous la Convention, il retourna aux arm�es. Livr� par Dumouriez aux Autrichiens, il fut �chang� contre la fille de Louis XVI. En 1796, il �tait g�n�ral en chef de l'arm�e de Sambre-et-Meuse.
(11) Le g�n�ral de Palmarole (1755-1816), attach� � la division Championnet dans l'arm�e de Sambre-et-Meuse en 1795, venait d'�tre nomme � la division d'Hautpoul en avril 1795.
(12) Le g�n�ral de Ligniville (1760-1813), entr� aux Gardes du Corps du Roi en 1774, fit les campagnes de la R�volution avec le grade de lieutenant g�n�ral, dut n�anmoins compara�tre comme suspect devant le tribunal de la R�volution en 1793. Remis en activit� par le Directoire en qualit� de g�n�ral de division � l'arm�e de Sambre-et-Meuse, il prit sa retraite peu apr�s et eut sous l'Empire une carri�re administrative.
(13) et
(14) Passages ratur�s et rendus illisibles
(15) M. de Dorth, notable rh�nan en liaison avec l'arm�e fran�aise.
(16) Le g�n�ral Comp�re, n� en 1768, mort sous la Restauration, venait d'�tre nomm� � l'arm�e de Sambre-et-Meuse en mars 1797. Il subit successivement au cours de sa carri�re l'amputation d'un bras et d'une jambe.
(17) Le g�n�r�t Soult (1769-1851), plus tard mar�chal de l'Empire et duc de Dalmatie, avait �t� nomm� en 1794 � ]a t�te d'une brigade par les repr�sentants du peuple. Il servit ensuite � l'arm�e de Sainbre-et-Meuse et a �crit dans ses m�moires qu'il connut l� ses meilleurs soldats.
(18) Le g�n�ral Championnet (1762-1800) avait pris Juliers et Cologne en 1794 et commandait par int�rim, en 1797, l'arm�e de Sambre-et-Meuse, sous les ordres sup�rieurs de Moreau.
(19) Po�te allemand (1748-1794), auteur de c�l�bres ballades, connu �galement pour sa vie amoureuse.
(20). Tout le passage est soigneusement ratur�.
(21) Soult avait �pous� une Allemande qui mourut �g�e de quatre-vingt-deux ans en 1852.

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