* ■ 0^1 U ■> ■J*.-** 4*rs > ■,-*'•# /: .,+#:pv£-' 5®wa^Sn.~ SUS Légat von Herrn Professor Oswald Heer. >*ÇÎ*r* ■yK?rr ‘XK’-.f Eirâfe» ]JE3.’S âs&s&ü LE MONT-VENTOUX EN PROVENCE PAR M. CHARLES MARTINS PROÏBSIEUR D’HISTOIRE NATURELLE A LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE MONTPELLIER, DIRECTEUR DU JARDIN DES PLANTES DE LA MÊME TILLE CORRESPONDANT DE L’INSTITUT. . EXTRAIT DE LA REVUE DES DEUX MONDES LIVRAISON DU 1" AVRIL 1863 PARIS IMPRIMERIE DE J. CLAYE, 7, RUE SAINT-BENOIT 1863 LE MONT-VENTOUX EN PROVENCE I. Tout voyageur descendant ou remontant la vallée du Rhône remarque entre Orange et Avignon une grande montagne qui s’élève majestueusement au-dessus de la fertile plaine arrosée par la fontaine de Vaucluse. C’est le Mont-Ventoux (Mans Vcntosus). Sa forme pyramidale, sa large base, son sommet triangulaire, blanchi par la neige pendant l’hiver, charment les yeux de l’artiste et fixent ceux des naturalistes. Les uns seront tentés d’étudier sa constitution géologique. Le botaniste voudra comparer les zones végétales échelonnées sur ses deux versans, depuis celle de l’olivier jusqu’à la région alpine. L’agriculteur enfin suivra avec intérêt les essais de reboisement qui se poursuivent sur le revers méridional. Le Mont-Ventoux est le dernier ressaut de la chaîne des Alpes maritimes. Avant d’expirer sur les bords du Rhône, la force qui plissa l’écorce terrestre semble avoir fait un effort suprême pour élever le Mont-Ventoux au-dessus des crêtes parallèles environnantes. Les petites chaînes qui le séparent des Alpes sont en effet moins hautes que lui, et la dernière à l’occident, celle du Leberon, est également plus basse. Quoiqu’il forme le trait saillant de la vallée de la Durance entre Manosque et Cavaillon, le Leberon n’est plus que la manifestation affaiblie de la force soulevante, car son point culminant ne dépasse pas 1,125 mètres, tandis que le sommet du Ventoux s’élève à 1,911 mètres au-dessus de la Méditerranée. Cette altitude est une à LE MONT-VENTOUX. des mieux déterminées de la France. Le sommet du Ventoux, point géodésique de premier ordre, fait partie du canevas ou réseau primordial de la carte de France. Partant du niveau moyen de la Méditerranée au phare de Planier, près de Marseille, un savant ingénieur-géographe, M. Delcros, détermina cette hauteur en 1.823 par quatre opérations très concordantes, et rectifia les anciennes hauteurs, toutes notablement exagérées. Vers l’est, le Ventoux se continue avec la montagne de Lure, qui se prolonge jusqu’à Sisteron, dans les Basses-Alpes. A l’ouest, il plonge brusquement dans la plaine et se termine près de la petite ville de Malaucène. Nulle montagne mieux que le Ventoux ne montre cette disposition, si générale dans les chaînes calcaires du monde entier. L’un des versans, celui qui regarde la plaine, est long et très incliné à l’horizon; l’autre, celui qui fait face aux Alpes, est court et abrupt. La montagne, disent les géologues anglais, a une jambe longue (long leg) et une jambe courte (short leg). Cette forme résulte du mode même de structure. Les couches qui composent le Ventoux se déposèrent d’abord horizontalement au fond d’une mer géologique; lorsqu’elles furent consolidées, une force dont la nature est encore un mystère, mais dont la direction était tangentielle à la surface du globe terrestre, détermina la rupture de ces couches, qui se relevèrent en faisant un mouvement de bascule du nord vers le sud. Aussi le versant sud est-il en pente douce, parce que l’on marche sur le plan des couches relevées. Le versant nord est raide; c’est un escalier gigantesque, dont les mêmes couches, brisées et rompues, forment les marches. La tranche en a été piise à nu par le relèvement de la montagne, et on escalade péniblement cette paroi inégale et escarpée, qui contraste avec la faible pente du versant méridional. On choisit donc de préférence, pour les ascensions au Ventoux, le versant méridional, tandis que l’on descend plus vite, sinon plus facilement, par le côté septentrional. Le Mont-Ventoux appartient tout entier à une même formation géologique, le terrain néocomien, ainsi nommé parce qu’il a été signalé pour la première fois dans la ville même de Neufchatel, en Suisse. Ce terrain appartient à la portion inférieure de l’étage crétacé, étage très développé en France, aussi bien dans le nord que dans le midi. Dans le nord, il forme un cercle presque continu autour de Paris, en passant par Alençon, Angers, Chatellerault, Auxerre, Saint-Dizier et Rethel. Entre Auxerre et Saint-Dizier, on observe une bande dépendant du terrain néocomien, qui sépare la craie proprement dite des plaines de la Champagne des terrains jurassiques de la Bourgogne. Dans cette contrée, les assises néocomiennes ne sont pas relevées comme au Ventoux : elles ont conservé LE MONT—VENTOUX* 5 leur horizontalité, ou n’ont subi que de légères inflexions. C’est au milieu de couches marneuses voisines du Ventoux, et figurées comme néocomiennes par M. Scipion Gras, auteur d’une carte géologique du département de Vaucluse, que M. Eugène Raspail a découvert en 18/i2, près de Gigondas, un reptile fossile gigantesque : il lui a donné le nom de Neustosaurus ou lézard nageant. Cet animal avait 5 m ,55 de long. Par son organisation, il est intermédiaire entre les crocodiles vivans et les grands reptiles fossiles appelés Ichthyo- saures ou lézards-poissons. Ceux-ci habitaient des mers géologiques plus anciennes, au sein desquelles se déposèrent successivement les terrains triasiques et jut'assiques, tandis que le néocomien inférieur est postérieur à toute la série de ces terrains. Aussi l’organisation du Neustosaurus se rapproche-t-elle plus que celle des Ichthyosaures, du plan des reptiles actuels. Quand le Ventoux a surgi, il a relevé les couches des terrains plus modernes formés après lui dans les mers géologiques postérieures à l’océan néocomien ; c’est ce que l’on voit admirablement le long du pied méridional de la montagne; tous les escarpemens des collines sont tournés de son côté : telle est en particulier la muraille de grès rouges et jaunes, aux formes pittoresques, comprise entre Bedoin et La Madeleine, tel est l’aspect des monticules couverts d’oliviers qui s’étendent vers Flassan et Methamis. Ces collines appartiennent à la formation du gault, qui, dans l’ordre chronologique des terrains, succède immédiatement au terrain néocomien. Au pied du versant septentrional du Ventoux, on retrouve les mêmes terrains dans l’étroite vallée de Brantes, entre Saint-Léger et Sa- voillans. Ainsi donc, à une époque géologique dont l’imagination ne saurait concevoir ni l’éloignement ni la durée dans le temps, le Ventoux s’est élevé, écartant et soulevant les terrains plus modernes déposés autour de lui. Actuellement ils forment une sorte de boutonnière elliptique dirigée de l’est à l’ouest et d’une longueur de 25 kilomètres environ. L’aspect physique du Mont-Ventoux est une conséquence de sa structure. Son versant méridional offre une pente augmentant régulièrement de la base au sommet, et semble une portion relevée de la plaine du Rhône, vaste plan incliné qui serait complètement uni, si depuis longtemps le déboisement de la montagne n’avait favorisé le ravinement de ses pentes. Ces ravins, qui rayonnent du sommet vers la base, s’élargissent à mesure qu’ils descendent et forment quelquefois de véritables vallées; nulle part on ne reconnaît mieux la puissance de l’action des eaux pluviales sur les terrains dénudés. Par les fortes averses qui caractérisent le midi de la France, ces ravins deviennent des torrens temporaires qui se précipitent vers la 6 LE MONT-VENTOUX. base du Ventoux et inondent souvent les campagnes comprises entre les collines et la montagne. Ces combes sont séparées par des crêtes plus ou moins larges. Le versant septentrional, au contraire, offre des parois presque verticales, interrompues par des ressauts: tel est celui connu sous le nom de prairie du Mont-Serein à 1,450 mètres au-dessus de la mer, celui de Saint-Sidoine à 780; mais les pentes sont toujours très raides et rendent l’ascension extrêmement fatigante. On ne s’en étonnera pas quand on saura que la pente générale du versant méridional est de 10 degrés, et celle du versant septentrional de 19° 30'. Vu d’Avignon, le Ventoux a une teinte brune qui ne dépare pas le paysage; mais de près l’aspect de ses pentes dénudées est désolant. Depuis les déboisemens irréfléchis de la fin du siècle dernier, la terre végétale a été emportée par les eaux ou balayée par les vents. La roche calcaire s’est réduite en fragmens de grosseur médiocre qui recouvrent toute la montagne. Vu de Bedoin, le Yentoux ressemble à un gigantesque amas de macadam : il semble que ce mont pelé soit dépourvu de toute végétation; mais à la base la végétation s’est réfugiée dans les dépressions où le passage des eaux en automne et au printemps entretient toujours une certaine fraîcheur dans le sol. A partir de 1,000 mètres environ, les chênes et les hêtres trouvent un climat moins chaud qui favorise leur croissance; mais la violence extrême des vents, qui justifie si bien le nom de la montagne, ne permet pas à ces arbres d’acquérir une grande taille, sauf dans les ravins; ces vents, surtout celui du nord-ouest ou mistral, sont d’une violence dont il est difficile de se faire une idée quand on ne l’a pas éprouvée : les hommes, les chevaux mêmes sont jetés à terre lorsque ce veut est dans toute sa force. La puissance du mistral soufflant dans la plaine du Rhône est généralement connue; elle peut faire présumer quelle doit être sa violence sur la montagne lorsqu’il vient la frapper directement sans que rien ait ralenti ou brisé son élan. Les anciens le connaissaient : « La Crau, dit Stra- bon (1), est ravagée par le vent appelé melamboreas, vent impétueux et terrible qui déplace des rochers, précipite les hommes du haut de leurs chars, broie leurs membres et les dépouille de leurs vêtemens et de leurs armes. » Sa violence n’a pas diminué depuis Strabon; il renverse des murs, de lourdes charrettes chargées de foin, des wagons de chemin de fer, soulève le sable et même des cailloux; c’est au point qu’on a renoncé à remettre des carreaux à la façade septentrionale du château de Grignan, situé non loin de Montélimart et habité si longtemps par la fille de M me de Sévigné; ils étaient (1) Géographie, 1. iv. LE MONT-VENTODX. 7 toujours cassés par les cailloux enlevés sur les terrasses voisines. L’abbé Portalis fut emporté par un coup de mistral du sommet de la montagne de Sainte-Victoire, près d’Aix, et se tua dans sa chute. Moi-même, dans une ascension au Ventoux, je fus obligé de me cramponner à un rocher pour ne pas éprouver le même sort, et je gagnai en rampant une crête qui me mit un peu à l’abri des rafales; elles étaient intermittentes, mais furieuses, accompagnées d’un bruit semblable aux détonations de l’artillerie, et semblaient ébranler la montagne jusque dans ses fondemens. Le mistral rentre dans la catégorie de ces vents que M. Fournet a désignés sous le nom de brises de montagnes ; c’est un vent local propre aux vallées du Rhône et de la Durance, et qui rarement dépasse de beaucoup les côtes de la Provence et du Languedoc. En mer, il abandonne à peu de distance du port les navires qui, partant de Marseille, comptent sur lui pour gagner rapidement les côtes septentrionales de l’Afrique; d’un autre côté il arrête en vue de la terre ceux qui veulent entrer dans les ports de Marseille ou de Cette, et les force à s’abriter derrière les îles d’Iïyères ou à gagner les côtes d’Espagne. La génération du mistral s’explique parfaitement par la configuration des côtes méditerranéennes de la France. L’embouchure du Rhône forme un grand delta sablonneux dont la base a une longueur de 65 kilomètres; à l’est, ce delta touche à la Crau, vaste plaine couverte de gros cailloux descendus jadis par la vallée de la Durance; à l’ouest s’étend une succession de plages sablonneuses, de marais salans et de montagnes basses et dénudées. Ces plages s’échauffent prodigieusement sous les rayons du soleil méridional; l’air qui les recouvre se dilate et s’élève; il se forme donc un vide, mais l’air froid qui remplit les hautes vallées des Alpes ou recouvre les plateaux des Cévennes et de la Montagne- Noire se précipite pour remplir ce vide; cet air qui se précipite, c’est le mistral. Chaque jour nous sommes témoins du même phénomène quand nous allumons le feu de nos cheminées; dès que l’air échauffé par la flamme s’élève par le tuyau, l’air froid se précipite de tous les côtés vers ce foyer d’appel, il pénètre par les jointures des portes et des fenêtres, alimente le feu et s’échappe avec la fumée par le haut de la cheminée. Les choses se passent de même en Provence et en Languedoc. Lorsque'les Alpes et les Cévennes sont couvertes de neige, la plage s’échauffe, et le mistral souffle avec une violence incroyable, surtout pendant le jour; la nuit, le rivage se refroidit par rayonnement, la différence de température entre l’air chaud de la plaine et l’air froid de la montagne tend à s’égaliser, et le vent tombe pour recommencer le lendemain. Le foyer d’appel de ce courant d’air étant sur la côte, on conçoit qu’il ne se prolonge 8 LE MONT—YENTODX. pas en mer. On conçoit également pourquoi l’hiver et le printemps sont les époques de l’année où il acquiert la plus grande force et dure le plus longtemps, car c’est pendant ces deux saisons que le contraste entre la température de l’air des montagnes et celui du rivage est le plus marqué. De pareils vents, qui soufflent souvent pendant une semaine tout entière, sont hostiles à toute végétation : ils courbent, dépriment et brisent les arbres et les arbustes, déchirent les feuilles des plantes herbacées les plus humbles, emportent la terre végétale et dessèchent le sol qui les nourrit. Les pluies torrentielles du printemps et de l’automne, les averses orageuses de l’été sont impuissantes pour compenser le mal, car ces eaux s’écoulent rapidement en torrens éphémères. Cependant, grâce à la couche de fragmens brisés qui revêt les flancs de la montagne, l’eau s’infdtre jusqu’aux racines, et sous ce macadam naturel, la terre végétale conserve une certaine fraîcheur. Si le Ventoux était un massif granitique ou schisteux, de nombreuses sources fdtrant à travers les fissures de la roche compenseraient l’action desséchante du soleil et du vent; mais le Yentoux est calcaire, et dans toutes les montagnes appartenant à cette formation, les sources sont abondantes, mais rares. Les eaux pluviales pénètrent entre les tranches des couches, s’arrêtent sur des bancs argileux qui en font partie, et viennent se réunir en un même point où elles donnent naissance à des rivières qui semblent sortir brusquement de terre : telle est la célèbre fontaine de Yaucluse, non loin du Yentoux; telles sont la Birse, dans le Jura, et la Vis, dans les Cévennes. On ne connaît que cinq sources sur le Mont-Ventoux : la source du Groseau, au pied du versant occidental de la montagne; miniature de la fontaine de Yaucluse, elle arrose les prés verdoyans qui entourent la jolie ville de Malaucène. Sur la montagne même, les puits de Mont-Serein, situés sur le versant septentrional, à 1,455 mètres d’élévation, abreuvent les troupeaux de moutons qui passent l’été sur ce plateau. On cite encore la source d’Angel, à 1,164 mètres; celle de Lagrave, et surtout la Fontfiliole, à 1,788 mètres au- dessus de la mer, et par conséquent à 123 mètres seulement au- dessous du sommet. C’est un mince, mais intarissable filet d’eau qui se fraie un passage entre les pierres, et qui se maintient toujours à une température de 5 degrés centigrades. La Fontfiliole est évidemment le produit des eaux provenant de la fonte des neiges. Quoique le sommet du Ventoux en soit dépourvu pendant quatre mois de l’année, ces eaux, circulant dans les méandres formés par les intervalles qui séparent les pierres, suffisent pour alimenter cette petite source pendant tout l’été : ressource précieuse pour les voyageurs LE MONT-VENTOUX. 9 qui font l’ascension du Ventoux et les troupeaux qui s’aventurent jusqu’à ces hauteurs. Avant de passer à l’étude de la végétation du Mont-Ventoux, nous devons nous former une idée des dilférens climats qui s’échelonnent sur ses flancs. Pour avoir des notions parfaitement exactes, il faudrait que des stations météorologiques eussent été établies à différentes hauteurs. Ces stations n’existent pas et n’existeront probablement jamais; de pareilles entreprises sont au-dessus des ressources d’un particulier, et celles des états ont eu de tout temps un emploi bien différent. Néanmoins de nombreuses ascensions ont été faites sur le Ventoux, en hiver et en automne par M. Guérin, d’Avignon, en été par M. llequien, M. Delcros et moi-même. Les températures ont toujours été notées avec soin. Sur d’autres sommets, le grand Saint- Bernard, le Faulhorn et le Righi dans les Alpes, le pic du Midi de Bigori'e dans les Pyrénées, des ascensions répétées et même des séjours prolongés ont permis de déterminer approximativement le climat des montagnes à différentes altitudes. On sait maintenant de combien de mètres il faut s’élever dans les différentes saisons pour que la température de l’air s’abaisse d’un degré ; c’est ce qu’on appelle le décroissement de la température avec la hauteur. Le Saint- Bernard, où les religieux font depuis trente ans des observions météorologiques pendant toute l’année, le Righi, où M. Eschmann a passé le mois de janvier 1827, ont fourni des notions sur le décroissement hibernal. L’hôtel bâti par les soins du docteur Costallat près du cône terminal du pic du Midi, à 2,372 mètres au-dessus de la mer, permettra un jour de faire les mêmes études dans les Pyrénées. Dès aujourd’hui toutefois, en combinant les résultats des ascensions sur le Ventoux avec les lois connues du décroissement de la température, on peut se formér une idée du climat du sommet du Ventoux, à 1,911 mètres d’altitude, et des bergeries du Mont-Serein, situées à 1,450 mètres sur le versant nord. La température annuelle moyenne de la plaine au pied du Ventoux est de 13 degrés environ. La moyenne annuelle de la température au sommet du Ventoux ne dépasserait pas 2 degrés. C’est, comme on le voit, une moyenne fort basse. En latitude, il faut s’approcher du cercle polaire pour trouver la même moyenne; c’est celle des villes d’Umeo (1) et d’Her- noesand (2) en Suède. Pétersbourg (3), situé plus au sud, mais aussi plus à l’est, ce qui abaisse la température, présente une moyenne comprise entre 3 ou 4 degrés, suivant le lieu où se font les observations météorologiques. Nous avons donc en France une montagne (1) Latitude 63° 50'. (2) Latitude 62» 38'. (3) Latitude 59° 56'. 1 . 10 LE MONT—VENTOUX. isolée qui s’élève brusquement d’une plaine dont la température moyenne est celle des villes de Sienne, Brescia ou Venise, et dont le sommet offre le climat de la Suède septentrionale, limitrophe de la Laponie. Ainsi monter au Ventoux, c’est climatologiquement comme si l’on se déplaçait de 19 degrés en latitude, savoir du 44 e au 63 e degré. Le sommet du Ventoux étant couvert de neige pendant sept mois de l’année environ, les plantes dorment sous cette couche épaisse. Ce qui intéresse par conséquent les botanistes, ce sont les températures de l’été; ce sont aussi les mieux connues, parce que les ascensions se font presque toujours dans.cette saison. La température moyenne des trois mois d’été, juin, juillet et août, est de 8 degrés environ au sommet; mais en juillet et août le thermomètre atteint souvent à l’ombre, vers le milieu du jour, 15 et même 17 degrés, comme je l’ai constaté moi-même. Aux bergeries du Mont-Serein, savoir à 1,450 mètres sur le versant nord, la moyenne de l’année est de 5 degrés et la température estivale de 12 degrés environ. Le thermomètre y atteint souvent de 18 à 20 degrés. A égale hauteur, sur le versant sud, on trouverait des moyennes plus élevées d’un degré environ. La somme de chaleur qui s’accumule dans les végétaux et dans ïe sol pendant les longues journées de l’été est beaucoup plus considérable sur ce versant, et se traduit par des différences dans les limites de la végétation que nous apprécierons plus loin. On voit que tous les climats de l’Europe, depuis celui de la Provence et du nord de l’Italie jusqu’à celui de la Laponie, sont échelonnés sur les flancs du Ventoux; à chacun de ces climats correspond nécessairement une flore différente, mais comparable à celle du climat analogue dans les plaines de l’Europe. On peut donc y étudier l’influence de l’altitude sur la végétation. Quoique très élevé, le sommet du Ventoux n’atteint pas la limite des neiges éternelles, qui sous cette latitude est à 2,850 mètres au-dessus de la mer; mais il est assez élevé pour que les plantes appartenant à la région alpine puissent y vivre et s’y propager. On ne s’en étonnera pas quand on saura que la température annuelle moyenne du sommet est supérieure de trois degrés seulement à celle du Saint-Bernard, qui s’élève à 2,474 mètres au-dessus de la mer, c’est-à-dire à 563 mètres plus haut que le Ventoux et à deux degrés latitudinaux plus au nord. Ainsi donc la cime du Ventoux entre dans cette région alpine qui commence, dans la chaîne centrale, à 1,800 mètres d’altitude. Pour les études de topographie botanique, le Ventoux présente des particularités remarquables qui, depuis longtemps, l’avaient signalé à l’attention des botanistes. D’abord son isolement. Quand une montagne fait partie d’un massif ou d’une chaîne, certains ver- LE MONT—VENTOÜX. 11 sans sont abrités par les contre-forts voisins, d’autres ne le sont pas; elle est dominée par les sommets qui la dépassent : de là des influences très diverses. La montagne sera à l’abri de tel vent, exposée à tel autre; elle recevra la chaleur répercutée vers l’un de ses flancs par un escarpement voisin, tandis que l’autre rayonnera librement vers le ciel. Les conditions de chaleur, d’humidité, d’aération, varieront suivant les différer)s azimuts. Rien de semblable pour le Ventoux. Le versant méridional regarde la plaine, le versant septentrional les Alpes; mais il en est fort éloigné, et entre la chaîne principale et lui on aperçoit un nombre infini de basses montagnes dont les plus rapprochées ne s’élèvent pas au-dessus de mille mètres. A partir de cette hauteur, le versant nord est aussi découvert que le versant sud. Le Ventoux a encore un autre avantage pour les études que nous projetons. La plupart des montagnes sont pyramidales ou coniques, et présentent par conséquent plusieurs ver- sans. Le Ventoux n’en a que deux. On peut le comparer à une crête, ou si l’on veut au faîte d’un toit à double pente. L’une de ses pentes est tournée vers le midi, ou plus exactement vers le sud- sud-ouest : c’est celle qui regarde la plaine; l’autre fait face au nord, ou plutôt au nord-nord-est. On peut donc sur cette montagne, mieux que sur aucune autre en France, apprécier en quoi l’action prolongée du soleil adoucit le climat et modifie la flore d’une localité. Le contraste est plus réel pour le Ventoux que pour des montagnes situées plus au nord ou plus au midi. Le Ventoux est situé en effet par le 44 e degré 10' de latitude, c’est-à-dire non loin du A5 e , qui est à distance égale du pôle et de l’équateur. Or c’est sur le cercle correspondant au 45 e degré que la différence entre l’exposition sud et l’exposition nord est le plus marquée. Je vais essayer de le démontrer. On sait que plus l’on s’avance vers le pôle, plus le soleii en été se lève et se couche au nord de l’observateur, et par conséquent plus les jours deviennent longs. A partir du cercle polaire, le nombre des jours sans nuit augmente jusqu’au pôle, c’est- à-dire que le nombre des jours où le soleil ne se couche pas s’accroît progressivement. Imaginez une montagne dans ces contrées. Pendant l’été, quand le soleil se couche, le versant nord est éclairé ' presque autant que le versant sud, et quand il ne se couche pas, l’astre semble tourner autour de la montagne, dont le côté sud est éclairé pendant douze heures, et le côté nord pendant le même , espace de temps. Dans ces latitudes, la différence de deux versans opposés est donc presque nulle sous le point de vue du réchauffement et de l’illumination solaires. Il en est de même quand on descend du 45 e degré de latitude vers l’équateur. En effet, plus on est près de la ligne équinoxiale, plus le soleil s’élève au-dessus de 12 LE MONT-VENTOUX. l’horizon et se rapproche du zénith; or on comprend que dans cette dernière position il éclaire également le versant nord et le versant sud d’une montagne, et plus il est voisin de la verticale, plus le contraste entre les deux versans diminue. C’est donc sous le 45 e degré que ce contraste est aussi frappant que possible, et le Yentoux occupe sous ce point de vue la position géographique la plus favorable. Beaucoup de botanistes pensent que la composition chimique du sol exerce une grande influence sur la végétation. Us sont persuadés que la présence de la silice, de la chaux, de la potasse, de la magnésie, du sel marin, est nécessaire à l’existence de certaines plantes, inutile ou hostile à certaines autres. On cite des végétaux, le châtaignier, les bruyères, certains genêts, la digitale, qui ne prospèrent que sur les sols siliceux, tels que le granité, le gneiss, les grès, les schistes, etc. D’autres plantes préfèrent les sols calcaires. Tous les savans sont également d’accord pour reconnaître l’influence prépondérante des conditions physiques. Il est clair que la perméabilité du sol, son mode d’agrégation, son degré d’humidité, sont des conditions fondamentales. Le labourage, le binage, le drainage, n’ont d’autre but que de donner au sol les qualités physiques que les plantes cultivées réclament pour payer l’agriculture de ses soins. Ainsi donc, sur une montagne dont la structure géologique ne serait pas homogène, on 11 e saurait comparer logiquement la végétation des différentes zones, et encore moins celle des deux versans. L’influence de la terre compliquerait celle des agens atmosphériques, et l’on risquerait d’attribuer à l’air et à sa température des effets provenant du sol, ou vice versa. Sur le Yentoux, cette confusion est impossible; le sol est partout d’une composition physique et chimique uniformes : la montagne entière est calcaire et recouverte d’une couche de fragmens de la même roche presque de même grosseur. Les agens atmosphériques déterminent donc seuls ou arrêtent la végétation de telle ou telle espèce. La rareté des sources est encore une condition favorable; partout la terre est également sèche; il n’y a point, comme sur d’autres montagnes, des prairies humides et des pentes arides. Nulle part le sol n’est arrosé par des filets d’eau permanens, et même celui de la Fontfiliole se perd finalement au milieu des pierres. Le déboisement du Yentoux, si déplorable sous tous les points de vue, est une circonstance heureuse pour les études de topographie botanique. Il favorise l’uniformité de la végétation. Si la montagne était partiellement ombragée par d’épaisses forêts, comme celles de la Grande- Chartreuse, les parties boisées seraient occupées par des espèces différentes de celles qui garnissent les parties dénudées ; un versant couvert d’arbres n’eût pas été comparable au versant opposé qui en LE MONT—VENTOUX. 13 eût été dépouillé. Les forêts d’ailleurs s’opposent à la dissémination des graines, altèrent les lois du décroissement delà température, abritent certaines parties, entretiennent l’humidité autour d’elles, en un mot elles rompent l’uniformité, condition essentielle d’une étude du genre de celle que nous voulons entreprendre. Les vents violens eux-mêmes, fléaux du Ventoux et de la Provence, sont ici une circonstance favorable en ce qu’ils disséminent les graines sur toute la surface de la montagne, de telle façon que les plantes poussent partout où le climat leur permet de vivre. Le botaniste est donc le seul qui ne répète pas avec les Provençaux du siècle dernier : « Le mistral, le parlement et la Durance sont les trois fléaux de la Provence. » Le parlement n’existe plus, et aucuns le regrettent; la Durance, dérivée en canaux, rafraîchit Marseille et ses environs, fertilise la Crau, et arrose les parties élevées du département de Vaucluse. Reste le mistral, que l’on continue de maudire, non sans raison. Le Ventoux a été visité de tout temps par les poètes, les artistes et les savans. Le nom de Pétrarque ouvre la liste. En 1336, âgé de trente-deux ans, il en fit l’ascension. Son récit est le sujet de l’une de ses lettres familières adressée au cardinal Jean Colonna, son protecteur. Je traduis en français le latin fort prétentieux de Pétrarque en élaguant ses paraphrases interminables, qui ne nous apprennent rien sur les particularités de l’ascension ou sur le caractère du poète. « Il y a longtemps, dit-il, que j’étais obsédé par l’envie de monter sur la plus haute montagne de ce pays, appelée à si juste titre Mont-Ventoux. Depuis mon enfance, elle était devant mes yeux. J’hésitais cependant encore, lorsque la lecture de Tite-Live fixa mon irrésolution. Il raconte que Philippe, roi de Macédoine, l’ennemi des Romains, était monté sur le mont Ilémus, en Tnessalie, d’où l’on voyait, disait-on, à la fois la mer Adriatique et le Pont-Euxin. J’ignore ce qu’il en est, car Pomponius Mêla l’affirme et Tite-Live le nie; mais j’ai cru que l’on pardonnerait à un jeune homme une curiosité que l’on n’a pas blâmée chez un vieux roi. » Admirateur passionné des auteurs latins, Pétrarque n’aurait donc probablement jamais fait l’ascension du Ventoux; c’est Tite-Live qui le décide. Il quitte Avignon le 24 avril, arrive le soir à Malaucène, y passe le jour suivant, et part le lendemain matin avec son frère et deux domestiques. L’air est pur, le jour long. Allègre d’esprit, le corps dispos, il commence à monter. Vers le milieu de la montagne, il trouve un vieux pâtre qui l'engage fortement à ne pas continuer. « Il y a cinquante ans, lui dit-il, j’eus la même fantaisie : je fis l’ascension que vous projetez, et n’en rapportai que fatigue et regrets. Les habits et la peau déchirés par les ronces, je jurai de n’y plus i.. 14 LE MONT-VENTOUX. retourner... Jamais, ajoüta-t-il, avant moi, personne n’avait osé tenter l’aventure, et depuis nul ne s’en est avisé. » Pétrarque ne se laisse pas intimider et continue; mais, bientôt fatigué, il s’arrête sur un rocher avec son frère ; puis, préférant un chemin plus long et moins raide à celui qui montait directement, il se sépare de lui. Le voyant alors à une grande élévation au-dessus de sa tête, il le rejoint, et tombe épuisé par les efforts qu’il a faits. Suit une comparaison de ces deux modes d’ascension avec les deux voies à suivre pour gagner la vie éternelle, les uns escaladant le ciel, les autres s’arrêtant sur les pentes plus douces et moins ardues du péché. Cette idée ranime le courage et les forces de Pétrarque, et il finit par atteindre le sommet. Les bûcherons, dit-il, lui donnent le nom des fils ( filiorum ) par une espèce d’antiphrase, puisque ce sommet, le plus élevé