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Parti présidentiel en ordre de bataille, opposition à la marge, strict encadrement des manifestations d'ordre politique : vue d'Abidjan, la campagne électorale qui s'est ouverte le 10 octobre dernier sonne comme un match au résultat couru d'avance. Malgré les affiches qui jouxtent désormais le bord des routes et les meetings aux quatre coins du pays des cinq candidats en lice, les conditions du scrutin restent amères pour une partie de la société ivoirienne. Le Point Afrique est parti à sa rencontre.
« Nous attendons un mot d'ordre »
Deux cents kilomètres au nord d'Abidjan, la géographie suit un découpage sociologique appelé « V baoulé », du nom de ce peuple omniprésent au centre de la Côte d'Ivoire. Son plus éminent représentant n'est autre que Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte d'Ivoire trente-trois ans durant (1960-1993) et père de l'indépendance. Son parti longtemps demeuré unique, le PDCI-RDA, jouit depuis toujours d'un ancrage solide au sein des provinces baoulées. Mais, depuis l'invalidation de la candidature du financier Tidjane Thiam par le Conseil constitutionnel, cet électorat ô combien important hésite sur la marche à suivre pour le scrutin du 25 octobre.
Sous l'arbre de la cour familiale, à Yobouékro, dans la région du Bélier, Hélène Assouman se souvient : « Je regrette l'époque d'Houphouët. Les gens vivaient ensemble. Nous étions sur le point de construire une nation, mais le multipartisme de Laurent Gbagbo est venu tout gâcher. » Si cette septuagénaire à la tête d'une association de femmes maraîchères évoque le passé avec émotion, l'élection à venir crispe son langage. « Alassane Ouattara est un intrus dans la politique ivoirienne. Après 2011, il ne s'est jamais assis pour demander pardon, déplore-t-elle. Le pays est en colère. Au village, rares sont les familles qui peuvent s'offrir plus d'un repas par jour. Si les forces de l'ordre tirent sur la population ou que des leaders de l'opposition sont arrêtés, les choses vont chauffer. »

Dans l'ancien fief de Gbagbo, un goût de rancœur
Poursuivant vers l'ouest dans la région du Gôh, la résignation s'est aussi invitée parmi certains citoyens. Gagnoa, sa ville la plus peuplée, continue d'être assimilée au fief historique de Laurent Gbagbo, dont est originaire l'ancien président. Sauf que, depuis 2013, la mairie est acquise au RHDP. Comme 122 autres municipalités sur les 201 que dénombre la Côte d'Ivoire, les provinces ivoiriennes ont connu un véritable raz-de-marée du parti d'Alassane Ouattara au cours de la dernière décennie. Un état de fait synonyme de frustration pour sa base militante, qui compte de nombreux membres de la communauté bétée, à laquelle appartient également Laurent Gbagbo.
« Quand on voit les candidats écartés, on se dit que le temps du multipartisme est passé », professe Mme Vabé. Un passant abonde : « Pour faire basculer Gagnoa, le pouvoir a eu recours à la triche ! » Sous son parasol de fortune, la septuagénaire, qui vend de l'igname cuite à la vapeur, étouffe une colère sourde. « Le peuple saigne, mais ils ne le savent pas. Si je ne reste pas là au bord de la voie, je ne mange pas le lendemain. Mais, devant leur méchanceté, nous répondons par la paix », avance-t-elle plus loin. En toile de fond, la position de l'ancien président reste une boussole pour ces citoyens contrariés qui se dirigent, sans autre consigne, vers un boycott du scrutin. Plus loin, sur l'espace central qui répond au nom de place Gbagbo, Yves et Blanchard, quelque peu méfiants de la presse, parlent politique. Si les deux amis cautionnent les marcheurs qui ont défilé pour protester contre un quatrième mandat, ils condamnent les « fauteurs de troubles ».
Sous un soleil cuisant, une myriade de petites mains s'active pour régler les derniers détails d'un meeting. Malick Yeo est responsable des élections pour le compte du RHDP à Gagnoa. Confiant, le jeune militant évoque les enjeux du scrutin : « L'objectif est de gagner avec un coup KO, car, souvenez-vous, c'est un second tour qui a provoqué la crise de 2010-2011. On dit qu'historiquement la région ne nous est pas favorable, mais Alassane Ouattara a envoyé du bitume et un château d'eau jusque dans le village de Gbagbo. » Soulignant les progrès de l'électrification, Malick poursuit : « Je comprends la tristesse de l'opposition, ses champions ne peuvent être candidats, mais la Constitution est malheureusement impersonnelle. » À deux pas, Aboubacar, un gareur de voitures autoproclamé, résume son sentiment avec ses mots : « Grâce à Ouattara, la Côte d'Ivoire n'a plus de coup d'État et le pays est plus stable à l'international. »

Le spectre du passé
« Il faut tirer les leçons du passé » ; « on ne veut plus de morts inutiles » ; « chacun a déjà perdu trop de vies humaines ». Autant de phrases qui ponctuent inlassablement le discours des uns et des autres. Pour l'heure, le statu quo de la paix semble l'emporter sur les velléités respectives des opposants et du camp présidentiel. Qu'il s'agisse de confiance renouvelée à l'actuel président, de boycott ou de report de voix, la résignation devant le paysage politique actuel demeure une dynamique de fond. Mais ce contexte n'aura pas suffi à empêcher les drames qui ont émaillé la période électorale.
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Depuis le 10 octobre, deux hommes sont décédés dans le cadre de mobilisations. L'un par balle, l'autre des suites d'un « état d'essoufflement », tel que précisé par le procureur de la République ivoirienne. Le 20 octobre, un sous-lieutenant de gendarmerie tombait sous les coups de chevrotine d'individus ayant érigé des barricades dans les environs d'Agboville, dans le centre du pays. Pour rappel, l'élection présidentielle de 2020 avait conduit au décès de 85 personnes lors de divers affrontements.
Dans un restaurant du Haut-Sassandra, Toa, un travailleur détaché depuis Abidjan, dit vouloir voter pour des idées plutôt que pour des personnes. « Le scrutin ressemble à un match du Barça contre un club de troisième division, il n'y a pas d'enjeu », regrette-t-il cependant. Une apathie que certains membres de la jeunesse ne partagent pas. Plus à l'ouest encore, dans la région du Guémon, meurtrie par les violences de 2010-2011, les affres du passé demeurent vivaces. Une poignée de jeunes rassemblés préviennent : « Alassane Ouattara a amené la guerre chez nous. Trop, c'est trop. On ne veut pas de quatrième mandat ! »