Quoi pour aujourd'hui ? Tirage au sort et décisions gouvernées par le hasard ! ©Getty - Marieto
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Face aux événements imprévus et imprévisibles, les êtres humains réagissent de manière différente, entre crainte et adaptation. Certains perçoivent ces situations comme des menaces déstabilisantes, tandis que d’autres y voient des occasions à saisir.

Avec
  • Bernard Sève, professeur émérite en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Lille
  • Gérald Sfez, philosophe et professeur en classes préparatoires au lycée La Bruyère de Versailles
  • Julie Bothorel, maîtresse de conférence en Histoire de la Rome ancienne à l'Université Paris 8

Dans ce deuxième épisode,  nous évoquons le hasard dans la vie quotidienne et pratique. Bref, les imprévus, et ce qu’en dit la philosophie. Montaigne, dans ses Essais publiés en 1580 puis en 1588, évoquait volontiers le hasard, comme un imprévu, fréquent, et hautement intéressant. Son mot de prédilection était le mot « fortuit ». Le « fortuit », c’est ce que la « fortune » nous envoie.
C’est ce qui déroute, nous sortant des voies que nous avions prévues pour agir, ou tout simplement pour organiser notre journée. C’est aussi la chance de la rencontre amicale ou amoureuse. Autant dire que se joue peut-être, dans les hasards quotidiens, l’essentiel de nos vies. Et toute une réflexion sur l’action. Il est bien possible, d’ailleurs, que proposer une philosophie du hasard soit nécessaire à tout auteur analysant l’action et la politique. Nous parlerons aussi, ce matin, du tirage au sort, si répandu dans les régimes politiques de l’Antiquité et perdurant un peu au-delà. Et puis nous évoquerons Machiavel, comme penseur du hasard. Charles de Gaulle dans son livre de 1932 Le Fil de l’épée fait écho à notre émission : « Les aléas de l’exécution viennent bousculer les programmes, mais ne nous dispensent jamais de les avoir établis. »

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Le tirage au sort, un parfait hasard ?

Le tirage au sort est central dans les cités antiques. Julie Bothorel explique qu'il revêt plusieurs fonctions, en outre elle permet que “tous les candidats [soient] mis sur un pied d'égalité, et traités de la même manière”. Toutefois, contrairement à l’idée commune que l’on s’en fait, le tirage au sort “n'est pas forcément démocratique, tout dépend du vivier à partir duquel on tire au sort”. Les participants sont parfois “présélectionnées par le biais de l'élection, par des critères censitaires, des critères d'âge, etc”. C’est notamment le cas dans la Rome antique où le tirage au sort est utilisé dans “des contextes aristocratique, puis monarchique", et où une série de filtres en amont des tirages au sort civiques permettait de réserver cette procédure à des aristocrates triés sur le volet.
De plus, le tirage au sort n’est pas toujours une procédure contraignante, il arrivait parfois de “contourner la procédure dans des cas exceptionnels”. “De même, lorsque le résultat dérange ou est jugé inopportun, alors le tirage peut être annulé. Cela montre bien qu’il n’y a pas de “détermination via le tirage au sort", en particulier dans la sphère politique où il était souvent possible de contourner la procédure ou d'annuler le résultat du sort.

L’imaginaire de la fortune chez Machiavel

Le réalisme de Machiavel consiste à se rapporter à une situation précise, mais ce réalisme est constamment traversé par les deux grandes notions de fortune et de virtù. Le bon homme politique est caractérisé par sa virtù, qui est sa capacité à imposer sa volonté à la fortune. Ainsi, comme le dit Gérald Sfez, la virtù et la fortune sont comme “deux grandes images” qui orientent la pensée de Machiavel. En effet, “on ne peut pas réduire la pensée de Machiavel à une conception totalement historiciste, qui serait, il y a les faits et l'enchaînement des faits” ; c’est à dire que “l'enchaînement des faits se pense à travers un imaginaire”. Dans les Capitoli (1512), Machiavel nous dit que “la fortune est mauvaise, c'est-à-dire qu'elle ne fait monter un prince que pour en rire méchamment et le faire tomber” : la fortune sourit aux audacieux, mais “je ne sais pas combien de temps elle aime sourire, c'est-à-dire qu'il y a un moment où elle veut justement faire tomber celui qui a rivalisé avec elle”. Par conséquent, c'est un imaginaire négatif de la fortune dans les Capitoli.
Par ailleurs, chez Machiavel, la fortune est “le mot qui permet d’écarter la providence, et c'est ce qui va permettre de penser l'action politique selon deux modalités : saisir l'occasion et prévoir.” En somme, “l’homme n'est pas tout-puissant et la fortune non plus”.

Ménager sa fortune avec Montaigne

Le contexte dans lequel écrit Montaigne est très instable. Il explique d’ailleurs dans le chapitre III, XII De la physionomie, qu’il a lui-même failli “être assassiné au moins deux fois”. Bernard Sève rappelle que Montaigne avait donc une inquiétude de “mourir, d'être assassiné pendant son sommeil”. Montaigne dit « je ne veux pas être lâche au moment de mourir, et je ne veux pas souffrir au moment de mourir ». C’est pourquoi, “si je dois être assassiné cette nuit, je l’accepte, mais je veux bien négocier avec la fortune, comme si elle pouvait l'entendre”. Ainsi, il faut “à la fois se préparer, savoir réagir, savoir improviser et se souvenir” : toujours dans le chapitre III, XII Montaigne donne au fortuit dans toutes les actions réussies, les deux tiers de la causalité, ce qui est certes beaucoup, mais ce n’est pas tout. La part de la maîtrise, la part de la prudence, est d’un tiers. Ce tiers est déjà quelque chose, c’est une prise qui permet de peser sur les choses.

Pour en parler

Bernard Sève est professeur émérite  d’esthétique et de philosophie de l’art à l’UFR de philosophie de l’Université de Lille. Par ailleurs, il est également spécialiste de Michel de Montaigne (1533-1592). Il est l’auteur de :

  • La Question philosophique de l’existence de Dieu, PUF, 2000 [1994].
  • Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, collection « Philosophie d’aujourd’hui », 2007.
  • Les Matériaux de l'art, Seuil, 2023.

Gérald Sfez est professeur honoraire de philosophie en Première Supérieure, docteur d’État en philosophie politique, et l'auteur de plusieurs ouvrages sur Machiavel. Il est l’auteur de :

  • Machiavel, le Prince sans qualités, Paris, éditions Kimé, 1998.
  • Machiavel, la politique du moindre mal, Paris, PUF, 1999.
  • Machiavel et la vérité politique, Paris, éditions Démopolis, 2016.

Julie Bothorel est maîtresse de conférence à l’Université Paris 8 en histoire ancienne. Elle est notamment spécialiste de l’histoire du matériel et des pratiques politiques (vote, tirage au sort) dans la Rome ancienne. Elle est l’auteure de :

  • Gouverner par le hasard : le tirage au sort des provinces à Rome, Publications de l’École française de Rome, 2023.
  • Le tirage au sort dans l’Antiquité. Du monde grec à Rome, dir. Julie Bothorel et Fréderic Hurlet, MOM Éditions, 2025.

Références sonores

  • Archive de 2017 avec Liliane Rabatel et Nicolas Bresch chercheurs au CNRS dans l’Institut de Recherche sur l'Architecture Antique.
  • “Casino”, film franco-américain réalisé par Martin Scorsese et sorti en 1995.
  • Extrait du livre Le Joueur (1886) de Dostoïevski, lu par Pierre Olivier en 1975 sur France Culture.
  • Chanson de Dave “Est-ce par hasard ?” sorti en 1976.

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