La campagne présidentielle américaine laisse entrevoir un débat public plus que jamais polarisé aux États-Unis. Alors que les électorats démocrates et républicains se recomposent sociologiquement et économiquement, comment peut-on décrire les déterminants du vote américain ?
- Donna Kesselman, professeure à l’université Paris Est-Créteil, sociologue du travail, spécialiste des droits sociaux aux États-Unis.
- Olivier Richomme, professeur de civilisation américaine à l’université Lyon 2 - Lumière, membre du laboratoire Triangle, spécialiste du droit électoral
L'élection présidentielle américaine de 2024 s'annonce comme l'une des plus incertaines et polarisées de l'histoire récente du pays. D'un côté, Donald Trump, ancien président, tente de revenir au pouvoir malgré de multiples enquêtes judiciaires, en capitalisant sur sa base électorale et en promettant un retour à des politiques protectionnistes et nationalistes. De l'autre, Kamala Harris, actuelle vice-présidente, pourrait incarner la continuité des réformes sociales et environnementales initiées par le gouvernement de Biden, tout en cherchant à séduire les électeurs modérés et les minorités.
L’arrivée imminente des élections américaines le 5 novembre prochain s’effectue dans un contexte économique et social dense : l’inflation, qui a atteint des sommets en 2021, commence à marquer le pas, mais pèse toujours dans le budget des ménages modestes ; le chômage, historiquement bas pendant le mandat de Joe Biden - marqué par des créations d’emplois en masse - semble emprunter une tendance légèrement haussière ; face à l’inflation persistante, la FED a maintenu jusqu’à mi-septembre des taux directeurs très élevés (entre 5,25 et 5,5%), ce qui a fait flamber les prix de l’immobilier.
Mais les horizons économiques - du moins du point de vue des indicateurs - semblent peu à peu se dégager : l'inflation est à son plus bas niveau depuis mars 2021, la FED a rabaissé ses taux à 5% mi-septembre et la croissance américaine ne cesse de surprendre par sa vitalité - on parle là d'un PIB qui a atteint les 2,8% de croissance en juillet de cette année. Dans ce contexte, une catégorie semble être au cœur des discours : la "working class" ou classe moyenne, qu'il s'agit de séduire par tous les moyens. Mais cette classe en est-elle vraiment une et se reconnaît-elle comme telle ? Dans quelle mesure les arguments économiques pèsent-ils dans la campagne américaine ? L'électeur américain vote-t-il en fonction de ses intérêts économiques ? En somme, est-il ou non un homo economicus ?
Des électeurs en partie éloignés des considérations économiques
Alors que l'on sait que la société américaine se distingue par l'intensité de la polarisation de son débat public, les études se concentrant sur ce qui sépare l'électorat démocrate de l'électorat républicain montrent que leurs divergences sont davantage d'ordre éthique et religieux qu'économique ou social. Olivier Richomme explique : "Depuis 30-40 ans, on observe aux Etats-Unis que la droite néo-conservatrice s'est maintenue au pouvoir lorsqu'elle y avait accès en instrumentalisant d'autres questions que les questions économiques. Ils ont certes matraqué sur la question des baisses d'impôts, mais ils ont aussi mobilisé une série de questions plutôt culturelles sur le droit à l'avortement, sur le droit de port d'armes, sur des choses qui ne touchent pas directement à l'économie, qui motivent beaucoup leur électorat et en particulier l'électorat conservateur. Cette stratégie est parfois beaucoup plus efficace pour mobiliser l'électorat, en particulier quand on joue sur les passions, quand on joue sur la colère et quand on joue sur le ressentiment identitaire, avec l'immigration par exemple. On voit bien qu'on a un ressort très fort qui va au-delà des considérations économiques et qui motive beaucoup de gens à voter aux Etats-Unis".
Mais les études montrent aussi que les électeurs américains déclarent se sentir concernés par les questions économiques : une enquête du Pew Research Center datée du 9 septembre montre que 93% des électeurs de Donald Trump estiment que l'économie est un sujet très important dans cette élection - juste avant l'immigration qui, elle, est à 82%. Ils ne sont que 68% parmi les électeurs de Kamala Harris à donner cette place à l'économie dans leur vote, derrière l'assurance maladie qui est à 76%. Pour Donna Kesselman, ce paradoxe n'est que partiel : "Le titre de cette émission qui est Homo economicus est parfaitement adapté à cette question concernant les travailleurs américains. On dit qu'ils ont une conscience, non pas de classe, mais une conscience économique. Autrement dit, bien sûr, ils s'intéressent à leurs conditions de travail et de rémunération, mais pas dans un sens idéologique qui poserait la perspective d'une émancipation collective. D'ailleurs, il faut le dire, historiquement, les États-Unis, c'est le seul pays qui n'a jamais eu un parti politique de masse qui prétend défendre les intérêts des travailleurs comme classe, que ce soit un parti socialiste ou communiste. Il y a même une théorie qui s'appelle l'exceptionnisme américain qui est depuis un siècle et qui essaie de comprendre pourquoi il n'y a pas de socialisme aux Etats-Unis."
Pour aller plus loin :
- Donna Kesselman : Le retour en grâce du syndicalisme américain, AOC, 06/09/2022 ; “Le bilan de la présidence Trump en matière d’emploi : quels défis pour les organisations syndicales ?”, IRES, 2021 ; Les travailleurs des plateformes numériques : regards interdisciplinaires, avec Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani, Donna Kesselman (dirs), ed. Teseo, 2022
Références sonores
- SON 1 - MASH : Inflation concerns weigh heavily on voters // CBS Evening News ; Harris offers 'pragmatic' economic vision for middle-class voters in Pennsylvania // ABC NEWS
- SON 2 : Discours de Donald Trump à Asheville, Caroline du Nord, CNN, 15/08/2024
- SON 3 : Discours de Kamala Harris en Caroline du Nord, 17/08/2024
Références musicales
Inflation Blues - B.B KING
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