Herbert von Karajan, Richard Strauss et Heinz Tietjen en 1942 ©Getty
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Karajan dira qu’il n’avait pas eu d’autres choix pour mener sa carrière sous le IIIe Reich, que de composer avec ce régime dont il n’aurait été que l’instrument. Affirmation étrangement vraie, mais essentiellement fausse. Avec maladresse et culot, il fit tout pour rester au cœur de la vie musicale.

Dès 1933, le régime considérant la musique comme centrale pour l’identité germanique et pour sa propagande ; il s'empare de ces institutions. À Berlin, des rivalités internes ont suscité une partition du territoire : Hermann Göring s’est arrogé la Staatsoper (l’opéra d’Etat) ; Joseph Goebbels a fait son fief de la Deutsche Oper (l’opéra allemand) ; Wilhelm Furtwängler, considéré par tous comme le grand chef d'orchestre allemand dirige depuis 1922 le Philharmonique de Berlin dont le conseil d’administration est contrôlé en sous-main par Goebbels.

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Au Staatsoper, il faut aussi souligner le pouvoir exercé par l'intendant, Heinz Tietjen. Un personnage incroyable, lui-même chef d’orchestre, grand manipulateur, également directeur artistique du festival de Bayreuth depuis 1931. Grand ordonnateur des activités musicales sous le IIIe Reich, Tietjen retrouvera malgré tout des responsabilités importantes dans la nouvelle République Fédérale Allemande, après la chute du régime - à la tête de la Deutsche Oper puis à l’Opéra d’Etat de Hambourg. Tietjen n’a alors qu’un vrai rival : Furtwängler, inattaquable puisque le Führer le considère comme un monument. C’est sur ce décor de luttes d’influence, au sein même du régime ou par ses affidés, que Karajan va faire son entrée dans le monde musical berlinois.

Karajan dans l'échiquier berlinois

Le 8 avril 1938, Karajan donne son premier concert à la tête de l’orchestre Philharmonique de Berlin, alors invité par le conseil d’administration. Le chef veut obtenir le meilleur de l’orchestre ; le résultat est plus que prometteur. "Une rare synthèse d’intelligence, de volonté et de capacité" commente alors un article de presse. Trois jours après, Karajan fait ses débuts à la Staatsoper avec Fidelio, à l'initiative de Tietjen. L’intendant cherchait un chef pour Les Bourgeois de Calais, opéra nouveau d’un compositeur aujourd’hui oublié, Rudolf Wagner-Régeny. Comme d’habitude, Herbert impose ses conditions ; entre autres, assortir cette première de quelques autres soirées avec des œuvres qu’il commence à bien maîtriser. Après Fidelio, le 21 octobre un nouveau Tristan transporte l’assistance. Le chef italien Victor de Sabata, qui est présent, salue "l’arrivée, enfin, d’un grand chef parmi nous". Visionnaire, il proclame même : "Cet homme conduira la pensée musicale au 20e siècle". C’est bien ce qui arrivera... Enthousiasme général : le lendemain, le Berliner Zeitung titre : Das Wunder Karajan (Le miracle Karajan).

Durant les quatre saisons qui suivent, Karajan se partage entre son poste d’Aix-la-Chapelle, où il est de moins en moins effectivement présent ; et Berlin, où en 1939 il est nommé Staatskapellmeister de l’Opéra d’Etat ; deux ans plus tard, il s’y verra confirmé comme Generalmusikdirektor. Il ajoute des dates à Salzbourg et en tournée – en Belgique ou en Grèce. Ainsi, au début de l’année 1939, il enchaîne une Tosca nouvelle à Aix, et la création de ces fameux Bourgeois de Calais à Berlin. Mais il se fait bientôt un ennemi, et pas n’importe lequel… C’est le Führer lui-même ! Adolf Hitler considère Furtwängler comme le plus grand chef du monde, et voudrait le voir un peu plus empressé à soutenir sa politique. Il regarde donc d’un mauvais œil l’ascension du jeune ambitieux d’Aix-la-Chapelle.

Et pourtant, le jeune Karajan enchaîne les succès : en mars 1940, il donne à Berlin sa première Elektra devant le compositeur en personne. Richard Strauss est bluffé en le voyant diriger par cœur cette œuvre touffue et complexe. “Regardez-moi ce gaillard”, glisse-t-il à Tietjen en lui donnant un coup de coude. Et il adoube le jeune homme d’un définitif : “Personne n’a jamais dirigé Elektra aussi bien que vous”.

À Aix : situation sans issue

Les succès et la reconnaissance ne suffisent pas à assurer sa carrière. À Aix-la-Chapelle, vient d’entrer en fonction un nouveau directeur administratif nazi, Otto Kirchner – qui trouve atypique que son chef en titre passe plus de temps à Berlin qu’à Aix. À l’été 1940, il informe Karajan que son contrat ne sera pas renouvelé ; il lui reste deux saisons à honorer.

La réputation de Karajan est en train de se dégrader. En cause, l’opposition toujours plus virulente de Furtwängler, mais aussi le fait qu’il paraisse ambitieux, opportuniste, sans scrupules, ingrat, même auprès d’un pouvoir pourtant peu regardant avec la moralité de ses fidèles. Son agent d’alors, Rudolf Vedder, manipulateur assez retors et proche des SS, n’arrange pas les choses. Aussi, en avril 1941, le bâtiment de la Staatsoper est bombardé. Les concerts symphoniques, menés par Karajan, sont transportés à la Philharmonie, où règne Wilhelm Furtwängler. Voir son rival se produire dans sa propre salle, c’en est trop pour le vieux lion qui dorénavant ne va laisser passer aucune occasion de pourrir son cadet. Le 22 avril 1942, Herbert fait ses adieux à Aix-la-Chapelle.

Des épreuves aux maladresses fâcheuses

Cette même année, Karajan reçoit l’ordre de rejoindre l’armée allemande dans l’aviation. Ordre surprenant : les artistes les plus exposés jouissent normalement d’une exemption qui leur permet d’exercer leur art plutôt que de se servir leur drapeau. Une démarche auprès du ministère de l’aviation ne donne rien. Karajan se tourne donc vers Goebbels qui se montre plus arrangeant, et l’exempte.

Au fil de cette année 1942, Karajan subit ce qu’il faut bien appeler : une disgrâce. Après avoir perdu son poste à Aix-la-Chapelle, un autre à Dresde lui est refusé ; quant aux engagements ponctuels, il se raréfient. Le 12 décembre, pour la réouverture de la Staatsoper rebâtie à la va-vite, c’est même Furtwängler qui est choisi pour diriger les Maîtres chanteurs.

Faisant preuve d’une maladresse étonnante, après avoir donné un concert dans ce nouvel opéra, il ne trouve rien de mieux que d’en critiquer vertement l’acoustique - oubliant qu’il a été si difficilement reconstruit en pleine guerre. Prudent, Tietjen ne lui fournit plus que quelques engagements dans la saison 1943-44. Furtwängler retrouve toute sa place à la Staatsoper, Karajan est quant à lui réduit au symphonique.

Une 8e de Bruckner en première stéréo dans le chaos berlinois

En 1944, alors qu’on voit Karajan plus qu’en chef occasionnel ou lors de rares tournées, l’abbaye de Saint-Florian, près de Linz le reçoit pour un concert hommage le 22 juillet. Au programme : la 8ème symphonie d’Anton Bruckner. Un événement prestigieux, soutenu par Hitler, et organisé par un certain Heinrich Glasmeier, nazi, directeur général de la radio du Reich.

Deux mois après, le chef réalise un enregistrement de cette œuvre, cette fois avec l’orchestre de la Staatsoper. Un preneur de son de la radio, féru de techniques expérimentales, installe ses micros et capte la première stéréo de Karajan. Dans une Allemagne à genoux, à Berlin sous les bombes.

À gauche, une affiche du Théâtre National de l'Opéra annonçant notamment "Tristan et Isolde", spectacle invité du Festspielhaus Bayreuth sous la direction d'Herbert von Karajan le 22 mai 1941. À droite, Herbert von Karajan avec le violoniste Siegfried Borries en 1943.
À gauche, une affiche du Théâtre National de l'Opéra annonçant notamment "Tristan et Isolde", spectacle invité du Festspielhaus Bayreuth sous la direction d'Herbert von Karajan le 22 mai 1941. À droite, Herbert von Karajan avec le violoniste Siegfried Borries en 1943.
© Getty

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  • Extrait d'un entretien avec Herbert von Karajan, alors en tournée en France après avoir été à Rome, Budapest et Florence. Émission Radio Actualités, enregistrée et diffusée le lundi 19 mai 1941.

Bibliographie

  • Claire Alby, Alfred Caron, Karajan, l'homme qui ne rêvait jamais, Paris, Éditions Mille et une nuits, 1999.
  • Sylvain Fort, Herbert von Karajan. Une autobiographie imaginaire, Paris, Actes Sud, coll. "Classica", 2016.
  • Richard Osborne, Conversations with Karajan, New York, Harper & Row, 1989.
  • Richard Osborne, Herbert von Karajan. A Life in Music, Pimlico, 1999.
  • Pierre-Jean Rémy, Karajan. La biographie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008.

Le Siècle Karajan

Une série écrite et produite par Lionel Esparza
Réalisée par Françoise Cordey
Avec la collaboration d'Aline Bieth
Remerciements à Ingrid Lecointe (INA)

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Le Siècle Karajan (4/7) : La réhabilitation (1947-1954)

Les Sagas musicales

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