Il faut guetter le bleu du ciel sans cesser de remuer le couteau dans la plaie. 
Gérard Guégan
Au commencement était le verbe, et puis le sujet et le
complément. Je me fendais les lèvres sur mes poèmes, je m’y cassais les
dents. Le chiendent poussait dans le jardin, et je n’avais que mes mots
pour désherber.
	 Alors on écrit, on écrit, on écrit. En me disant que si ça fait
brûler mes doigts, je n’aurai plus à aller bosser à l’usine ou dans les
champs. Échec, doigts ignifugés, il reste au moins les ongles à ronger, les
mots à ranger.
	 Trou noir, pages blanches, plus blanches que la nuit. On
insomnise, trouve un vieil argentique à la poubelle. Déclic, les joues
rougissent à cause des claques.
	 Je barbote dans mes textes et mes photos, partout ailleurs c’est le
chaos.
	 La poésie parce que la prose c’est épuisant, les vers parce que
nous finirons tous rongés par eux.
	 Dans mes textes, refuser d’aller au bout de la ligne. Créer du vide,
donner le vertige. Questionner le monde avec quelques vers, sauter dans
le sens sans parachute.
	 Faire rimer les contraires, transformer les antithèses en
synonymes. Mélanger déclarations d’amour et appels au meurtre,
épitaphes et acronymes. Les fleurs bleues sont comme les
chrysanthèmes, elle grandissent grâce au fumier. S’enivrer du parfum
d’une rose, écarteler le jardinier.
	 Parler de la pluie et du beau temps, du big bang et de
l’apocalypse. Entre défendre les faibles et les condamner à mort, il n’y
a qu’un point-virgule de différence. M’adresser à toi, leur parler à eux,
déclamer dans la rue ou laisser un post-it sur le frigo.
	 Tout ça, ça revient au même, écrire des poèmes c’est à la portée
de tous. Les donner à lire c’est être un peu fou. C’est la différence entre
écrire avec ses tripes et les revendre à un boucher.
La photo c’est pas pareil, elle exige moins de me déshabiller. Elle
est aussi introspective, ceci dit. Quoi que je prenne en photo, ce n’est que
moi que je raconte. Ma ville, ma chérie, mes amis, mes inconnus, tout est
bon pour tracer ma propre carte. La photo, c’est un pays d’apatride dont
il fallait bien un jour écrire un guide.
	 Cette contrée photographique, je l’ai parcourue pendant des
années à dos de Pentax. L’argentique m’a beaucoup appris. J’ai appris à ne
pas mitrailler. Les armes c’est dangereux. J’ai aimé l’obscurité rougissante
du labo et l’odeur de la chimie. La tête penchée sur le révélateur, j’ai
frissonné en regardant du papier blanc devenir immeuble, cheveux ou
encore train abandonné.
	 Je suis un homme ingrat, et je t’ai tourné le dos, laboratoire,
tellement tu te faisais rare. Depuis, j’ai adopté des enfants numériques, on
a même appris à s’aimer.
	 Le noir et blanc m’a obsédé pendant des années. C’est la trace
de l’enfance, quand j’étais intimement persuadé que mes grands-parents
avaient vécu dans un monde sans aucune autre couleur. C’était logique,
j’avais vu tous les Chaplin.
	 La couleur est arrivée sur le tard. On m’avait bien dit au Pôle
Emploi qu’il fallait que je devienne adulte.
	 Dans ma maison, images et mots se bousculent, se battent parfois,
s’aiment toujours, et le soir font l’amour pour accoucher de toute une
armée de moi. J’écris les cigarettes pour mieux photographier le cendrier.
J’écris le café que je renverse sur mes négatifs. J’écris la pluie quand j’ai
la flemme de sortir, je photographie le soleil quand je veux picoler en
terrasse.
	 Je me demande souvent si vous montrer tout ça est une bonne
idée. Les photos, les poèmes, c’est ma maison. Je vous fais tout visiter
comme si j’étais agent immobilier. Je vends ma maison, je détruis mon
intime. En vendant mes démons, je détruis ma maison. Il ne reste pas
grand chose à fourguer. Je vous cède à bon prix mes exodes et mes
névroses, le lit de mon enfance dans lequel j’ai désappris à dormir.
Je solde la campagne et j’offre même mon ennui d’antan, et ces nuits
languissantes qui fuyaient en rampant. Je détruis ma maison et puis ses
alentours, pour laisser du courrier le facteur devra faire un détour.
	 Je regarde souvent le monde en noir et blanc, parce que j’ai peur
de me rendre compte qu’en couleur, ce qui tombe des yeux des nuages
n’est pas de l’eau mais du sang. Les photos en couleur me servent de
réveil, elles me rappellent que la réalité n’est pas toute grise. Alors quand
l’eau coule et se fait encre, je m’assois sur un banc, je sors mon carnet et je
t’attends.
	 J’essaie de désarmer le désespoir et la tristesse, afin d’être le seul
à avoir un fusil. J’impose ma dictature à tout un peuple de syllabes et
d’images qui sans moi serait opprimé par un autre. Je veux envahir le
monde parce que ce que j’ai à exprimer est trop gros pour un journal
intime. Je suis le contremaitre de l’usine de mes rêves, et la pointeuse a le
goût de tes lèvres.  
	 Tu vois, je t’offre ces pages parce que les fleurs c’est périssable et
que chaque lettre est faite pour ta bouche.
	 Finalement, je détruis ma maison mais il reste toujours les
fondations.
J’attends
Tu attends
Il attend
Elle aussi, d’ailleurs
Nous attendons
Vous attendez
Ils partent sans nous
On reste sur le quai
La voix enregistrée nous annonce
Que nous avons raté nos vies
On regardera notre enfance
comme on a regardé passer les trains.
Finalement on a raté les deux.
Le train était en retard,
l’enfance en avance.
Il ne nous reste plus qu’à grandir
et à
dérailler.
Pose tes pommes dans mes paumes,
on recrachera les pépins.
Assassine mes démons,
Je chérirai les tiens.
Lis les lignes dans mes paumes,
Dessine-moi un chemin.
Vandalise mes démons,
Je m’occupe de tes mains.
Ils ont fait des travaux
Les cages ça s’améliore
Mais même une cage en or
C’est juste des barreaux
Et des morts
Toi,
je t’ai vue de côté,
tu regardais ailleurs que vers moi.
Transforme-toi en miroir,
j’ai besoin de nous voir.
Regarde au loin, Camarade,
tu verras la mer.
Imagine que tu nages,
que sont morts les requins.
Imagine-moi noyé,
les cauchemars en bouées,
et qu’autour de la vase,
y’a nos heures qui s’évadent.
Camarade, regarde au loin,
tu verras que le sable c’est pas si fin.
Je vieillirai comme je veux et où je veux.
Je tournerai sûrement le dos à ma vie,
à tous ces moi que j’ai été,
que je ne suis plus.
J’aurai des tas de remords mais aucun regret.
Je rierai tout le temps,
le torse bombé faisant face au vent.
Et surtout,
je n’irai pas à mon enterrement.
Fais entrer le ciel par la fenêtre
Que sèche enfin ma peau
Et qu’enfin la cigarette
Se récite en demi-mots
Et j’écrirai sur les volets
Que le soleil peut s’habiller
Quand tu promènes à demi-nue
Quand le soldat inconnu
Joue au héros
A la fenêtre
Nous prend de haut
Nous prend la tête
Et si tu regardes par la fenêtre
Alors tu verras pleuvoir mes os
Et les éclairs en cigarettes
Se consumeront comme nos héros
Et j’écrirai dans la buée
Que nos yeux sont des bouées
Que l’océan c’est de la boue
Et qu’il vaut mieux mourir debout
Comme nos héros
Comme nos fenêtres
La fin des mégots
Ça se fête
Pends-moi de haut
Prends-moi tout court
En échafaud
Comme en amour
L’héroïsme c’est pour les morts
Alors meurs-moi un peu moins fort
Et s’il-te-plaît ouvre la fenêtre
Que respirent les cigarettes
Dans la ruelle des chiens sordides, y’a plus que des lampadaires qui
crachent du vide. J’y traîne un peu mes pas, la fin du monde attendra.
Laurent Santi, Je détruis ma maison, 2014
Je détruis ma maison

Je détruis ma maison

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    Il faut guetterle bleu du ciel sans cesser de remuer le couteau dans la plaie.  Gérard Guégan
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    Au commencement étaitle verbe, et puis le sujet et le complément. Je me fendais les lèvres sur mes poèmes, je m’y cassais les dents. Le chiendent poussait dans le jardin, et je n’avais que mes mots pour désherber. Alors on écrit, on écrit, on écrit. En me disant que si ça fait brûler mes doigts, je n’aurai plus à aller bosser à l’usine ou dans les champs. Échec, doigts ignifugés, il reste au moins les ongles à ronger, les mots à ranger. Trou noir, pages blanches, plus blanches que la nuit. On insomnise, trouve un vieil argentique à la poubelle. Déclic, les joues rougissent à cause des claques. Je barbote dans mes textes et mes photos, partout ailleurs c’est le chaos. La poésie parce que la prose c’est épuisant, les vers parce que nous finirons tous rongés par eux. Dans mes textes, refuser d’aller au bout de la ligne. Créer du vide, donner le vertige. Questionner le monde avec quelques vers, sauter dans le sens sans parachute. Faire rimer les contraires, transformer les antithèses en synonymes. Mélanger déclarations d’amour et appels au meurtre, épitaphes et acronymes. Les fleurs bleues sont comme les chrysanthèmes, elle grandissent grâce au fumier. S’enivrer du parfum d’une rose, écarteler le jardinier. Parler de la pluie et du beau temps, du big bang et de l’apocalypse. Entre défendre les faibles et les condamner à mort, il n’y a qu’un point-virgule de différence. M’adresser à toi, leur parler à eux, déclamer dans la rue ou laisser un post-it sur le frigo. Tout ça, ça revient au même, écrire des poèmes c’est à la portée de tous. Les donner à lire c’est être un peu fou. C’est la différence entre écrire avec ses tripes et les revendre à un boucher.
  • 4.
    La photo c’estpas pareil, elle exige moins de me déshabiller. Elle est aussi introspective, ceci dit. Quoi que je prenne en photo, ce n’est que moi que je raconte. Ma ville, ma chérie, mes amis, mes inconnus, tout est bon pour tracer ma propre carte. La photo, c’est un pays d’apatride dont il fallait bien un jour écrire un guide. Cette contrée photographique, je l’ai parcourue pendant des années à dos de Pentax. L’argentique m’a beaucoup appris. J’ai appris à ne pas mitrailler. Les armes c’est dangereux. J’ai aimé l’obscurité rougissante du labo et l’odeur de la chimie. La tête penchée sur le révélateur, j’ai frissonné en regardant du papier blanc devenir immeuble, cheveux ou encore train abandonné. Je suis un homme ingrat, et je t’ai tourné le dos, laboratoire, tellement tu te faisais rare. Depuis, j’ai adopté des enfants numériques, on a même appris à s’aimer. Le noir et blanc m’a obsédé pendant des années. C’est la trace de l’enfance, quand j’étais intimement persuadé que mes grands-parents avaient vécu dans un monde sans aucune autre couleur. C’était logique, j’avais vu tous les Chaplin. La couleur est arrivée sur le tard. On m’avait bien dit au Pôle Emploi qu’il fallait que je devienne adulte. Dans ma maison, images et mots se bousculent, se battent parfois, s’aiment toujours, et le soir font l’amour pour accoucher de toute une armée de moi. J’écris les cigarettes pour mieux photographier le cendrier. J’écris le café que je renverse sur mes négatifs. J’écris la pluie quand j’ai la flemme de sortir, je photographie le soleil quand je veux picoler en terrasse. Je me demande souvent si vous montrer tout ça est une bonne idée. Les photos, les poèmes, c’est ma maison. Je vous fais tout visiter comme si j’étais agent immobilier. Je vends ma maison, je détruis mon intime. En vendant mes démons, je détruis ma maison. Il ne reste pas grand chose à fourguer. Je vous cède à bon prix mes exodes et mes névroses, le lit de mon enfance dans lequel j’ai désappris à dormir. Je solde la campagne et j’offre même mon ennui d’antan, et ces nuits languissantes qui fuyaient en rampant. Je détruis ma maison et puis ses
  • 5.
    alentours, pour laisserdu courrier le facteur devra faire un détour. Je regarde souvent le monde en noir et blanc, parce que j’ai peur de me rendre compte qu’en couleur, ce qui tombe des yeux des nuages n’est pas de l’eau mais du sang. Les photos en couleur me servent de réveil, elles me rappellent que la réalité n’est pas toute grise. Alors quand l’eau coule et se fait encre, je m’assois sur un banc, je sors mon carnet et je t’attends. J’essaie de désarmer le désespoir et la tristesse, afin d’être le seul à avoir un fusil. J’impose ma dictature à tout un peuple de syllabes et d’images qui sans moi serait opprimé par un autre. Je veux envahir le monde parce que ce que j’ai à exprimer est trop gros pour un journal intime. Je suis le contremaitre de l’usine de mes rêves, et la pointeuse a le goût de tes lèvres.   Tu vois, je t’offre ces pages parce que les fleurs c’est périssable et que chaque lettre est faite pour ta bouche. Finalement, je détruis ma maison mais il reste toujours les fondations.
  • 8.
    J’attends Tu attends Il attend Elleaussi, d’ailleurs Nous attendons Vous attendez Ils partent sans nous On reste sur le quai La voix enregistrée nous annonce Que nous avons raté nos vies
  • 14.
    On regardera notreenfance comme on a regardé passer les trains.
  • 17.
    Finalement on araté les deux. Le train était en retard, l’enfance en avance. Il ne nous reste plus qu’à grandir et à dérailler.
  • 21.
    Pose tes pommesdans mes paumes, on recrachera les pépins. Assassine mes démons, Je chérirai les tiens. Lis les lignes dans mes paumes, Dessine-moi un chemin. Vandalise mes démons, Je m’occupe de tes mains.
  • 25.
    Ils ont faitdes travaux Les cages ça s’améliore Mais même une cage en or C’est juste des barreaux Et des morts
  • 33.
    Toi, je t’ai vuede côté, tu regardais ailleurs que vers moi. Transforme-toi en miroir, j’ai besoin de nous voir.
  • 36.
    Regarde au loin,Camarade, tu verras la mer. Imagine que tu nages, que sont morts les requins. Imagine-moi noyé, les cauchemars en bouées, et qu’autour de la vase, y’a nos heures qui s’évadent. Camarade, regarde au loin, tu verras que le sable c’est pas si fin.
  • 39.
    Je vieillirai commeje veux et où je veux. Je tournerai sûrement le dos à ma vie, à tous ces moi que j’ai été, que je ne suis plus. J’aurai des tas de remords mais aucun regret. Je rierai tout le temps, le torse bombé faisant face au vent. Et surtout, je n’irai pas à mon enterrement.
  • 42.
    Fais entrer leciel par la fenêtre Que sèche enfin ma peau Et qu’enfin la cigarette Se récite en demi-mots Et j’écrirai sur les volets Que le soleil peut s’habiller Quand tu promènes à demi-nue Quand le soldat inconnu Joue au héros A la fenêtre Nous prend de haut Nous prend la tête Et si tu regardes par la fenêtre Alors tu verras pleuvoir mes os Et les éclairs en cigarettes Se consumeront comme nos héros Et j’écrirai dans la buée Que nos yeux sont des bouées Que l’océan c’est de la boue Et qu’il vaut mieux mourir debout Comme nos héros Comme nos fenêtres La fin des mégots Ça se fête Pends-moi de haut Prends-moi tout court En échafaud Comme en amour L’héroïsme c’est pour les morts Alors meurs-moi un peu moins fort Et s’il-te-plaît ouvre la fenêtre Que respirent les cigarettes
  • 49.
    Dans la ruelledes chiens sordides, y’a plus que des lampadaires qui crachent du vide. J’y traîne un peu mes pas, la fin du monde attendra.
  • 51.
    Laurent Santi, Jedétruis ma maison, 2014