"Sois belle et tais-toi !" La parole aux actrices

Cinquante ans après le début du tournage de Sois belle et tais-toi ! par Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos pendant l’été 1975, la BnF propose de découvrir dans Gallica cette bande vidéo, remise en circulation par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir en 2004 et restaurée à son initiative par les studios du département Son, vidéo, multimédia de la BnF. 

Sélection de photogrammes issus du film Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977).

Sois belle et tais-toi ! est sans doute la réalisation la plus personnelle de Delphine Seyrig, une bande qu’elle dit aimer profondément. Elle croise à la fois la carrière de l’actrice au cinéma, mais aussi son engagement féministe et sa pratique de la vidéo. 

En 1974, en compagnie de son amie d’enfance Ioana Wieder, Delphine Seyrig s’inscrit à un stage d’initiation à la vidéo dispensé par Carole Roussopoulos. Les trois femmes deviennent amies. Elles réalisent des films seules ou ensemble avec un équipement vidéo portable Sony qui produit une image noir et blanc en basse définition et enregistre du son direct sur des bandes magnétiques 1/2 pouce, le Portapak. 

La période est très féconde. En janvier 1975, le Portapak de Delphine permet à Sami Frey de filmer le tournage de Jeanne Dielmann, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman. En juin 1975, Carole Roussopoulos part filmer et écouter les prostituées qui occupent l’église Saint-Nizier à Lyon. Le tournage aux États-Unis de Sois belle et tais-toi ! a lieu pendant l’été 1975. Suivent ensuite en quelques mois : La Marche des femmes à Hendaye (octobre 1975, Carole Roussopoulos et Ioana Wieder), Maso et Miso vont en bateau (février 1976, les trois avec Nadja Ringart), SCUM Manifesto (1976, Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig), Où est-ce qu’on se « mai » ? (1976, Delphine Seyrig et Ioana Wieder), Accouche ! (1977, Ioana Wieder)...

En 1975, outre le film Jeanne Dielmann, Delphine Seyrig est à l’affiche de Aloïse de Liliane de Kermadec, de India Song de Marguerite Duras et du film de Guy Gilles, Le Jardin qui bascule. En cette année internationale de la femme, décrétée par l’ONU et largement contestée, la moisson est belle.   

Delphine Seyrig est alors publiquement engagée dans le combat féministe et ses prises de position, notamment lors du procès de Bobigny en 1972, sont connues en France. C’est ainsi qu’elle explique son souhait d’aller d’abord interroger des actrices aux Etats-Unis, où cette facette de sa personnalité n’influencerait pas les réponses des femmes, pour leur poser des questions qu’elle se pose à elle-même, en tant qu’actrice. C’est dans cet esprit qu’elle prend l’avion avec Carole Roussopoulos à qui elle confie la prise de vue. « Je n’ai pas choisi les actrices avec qui j’ai parlé. Je suis allée à Los Angeles, où j’ai des amis, je leur ai demandé s’ils connaissaient des actrices. Et j’ai parlé avec celles que j’ai pu joindre. Il y en a des connues, des qui le sont moins, il y en a dont je n’ai pas vu les films. »

Photogramme de Viva dans le film Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig
Jane Fonda et Maidie Norman dans Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 

En quelques semaines, Delphine Seyrig interroge presque une vingtaine de comédiennes, en respectant toujours le même dispositif. En 2008, Carole Roussopoulos a rapporté à Hélène Fleckinger ce dont elle se souvenait des directives de la réalisatrice : « Quand on filme le président de la République, ils ont réfléchi à comment le filmer pour que son message passe de la manière la plus convaincante possible. Et bien voilà, moi, je pense qu’on ne peut pas écouter si la caméra va de tous les côtés. Ce que je veux, c’est qu’on écoute ces femmes à qui pour la première fois on pose ce type de question. » 

Les questions de Delphine sont effectivement audacieuses. Elles surprennent, font réfléchir et parfois amusent les interviewées : « Serais-tu devenu acteur si tu avais été un homme ? » « As-tu déjà joué des scènes d’amitié entre femmes dans des films ? » À travers leurs réponses, toutes témoignent d’une industrie dominée par les hommes, de la prégnance de représentations stéréotypées et souvent dégradantes des femmes, de la violence et du mépris auxquels elles sont parfois confrontées. Pensons à Ellen Burstyn traversant à ses frais l’Amérique pour rejoindre un tournage où la réplique qui la motive est finalement donnée à son partenaire masculin. Le dispositif minimaliste favorise la confiance. « Nous étions juste deux à filmer, Carole et moi-même. Il y avait une grande intimité. Le fait que nous exercions le même métier, c’était encore plus intime que le rapport entre une actrice et une journaliste. »

Ioana Wieder se souvient encore du retour de Delphine Seyrig des États-Unis avec deux grands sacs contenant les bandes tournées là-bas. Elles commencent un premier montage ensemble avec un magnétoscope 1/2 pouce dans la salle que Delphine Seyrig consacre à sa pratique de la vidéo. « C’est cette pièce où il y avait une planche très basse avec des petits coussins par terre. On était assis à la japonaise comme ça. On travaillait là. » Toutes les deux sont bilingues en anglais, regardent et écoutent ensemble les rushes du film, établissent les choix d’images de « l’épisode américain », avant de le compléter avec les interviews de plusieurs actrices françaises, tournées en 1976 à Paris. 

Anne Wiazemsky et Rita Renoir dans Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 
Anne Wiazemsky et Rita Renoir dans Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 

Ioana Wieder raconte : « Il y avait de vraies extravagantes, qui étaient géniales. Elles racontaient n’importe quoi avec une fantaisie, une liberté totale. Et nous étions aux anges de les écouter tellement elles nous amusaient. Delphine ne voulait surtout pas perdre Millie Perkins et l’histoire de sa mère peignant des palmiers en bleu une fois sa liberté retrouvée... » Ce premier montage établi par Delphine Seyrig et Ioana Wieder, « avec des scratchs chaque fois qu’on change de plan », sert ensuite de base à Carole et Paul Roussopoulos pour établir un montage à partir du magnétoscope 1 Pouce Bell & Howell IVC du couple, avec la technique développée par Paul Roussopoulos. 

Photogrammes issus du générique de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 
Photogrammes issus du générique de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 

Dans les derniers mois, Delphine s’entoure d’autres femmes pour achever son film. Elle fréquente Vicky Colombet et Toby Gemperle Gilbert au sein des mouvements féministes. À cette époque, leurs combats communs les conduisent régulièrement à se rencontrer, au Tribunal des crimes contre les femmes à Bruxelles en mars 1976 ou pendant la préparation de la journée d’action contre le viol à la Mutualité, en juin 1976. 

Toby Gemperle Gilbert, créditée sous le nom de Toby Gilbert, est originaire de San Francisco. Elle est aussi mannequin et a vécu des situations proches de celles des actrices interrogées par Delphine Seyrig. « Delphine m’a demandé si je voulais bien faire des traductions dans les deux langues du film qu’elle venait de terminer. Donc elle me donne une petite cassette. J’ai fait ça à la main dans un grand cahier. Les 2 heures du film ! Et ensuite, j’ai fait les traductions dans les deux sens. » Quand Toby vient remettre son carnet, Delphine Seyrig la convainc de revenir quelques jours plus tard pour enregistrer le doublage, soulignant que la voix de Toby, avec son accent américain, se marierait très bien avec les voix originales, produisant l’effet d’un chœur de femmes. Le mardi suivant, une seule prise est faite. Dans la continuité du film, Toby double les Américaines en français, les Françaises en anglais. Delphine Seyrig ne lui donne qu’un conseil ce jour-là : faire comme si elle était interprète à l’ONU, preuve encore de l’attachement de la réalisatrice à mettre la parole de ces femmes au cœur du film. 

En parallèle, Delphine conçoit un générique fait main, avec ses proches. Pour le préambule du film, elle sollicite son amie l’artiste plasticienne Gloria Friedmann, créditée sous le nom de Gloria Kent, pour photographier le passage de chaque actrice lors de la diffusion du film sur un moniteur vidéo, puis en tirer des portraits sur papier. Delphine Seyrig peut ainsi faire défiler elle-même ces tirages devant la caméra en citant le nom de chacune. Pour le titre et le générique final, elle fait appel à Vicky Colombet, créditée sous le nom de Vicky Gilbert, qui lui propose, avec son expérience de graphiste, d’utiliser des caractères Letraset. Delphine refuse. « Elle voulait que cela soit écrit à la main, une main de femme ». Selon Vicky Colombet, Delphine Seyrig était très radicale dans son approche. Il fallait que ce soit un film fait entièrement par des femmes, qui reste hors de l’industrie du cinéma. 

Photogrammes issus du générique de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 
Photogrammes issus du générique de Sois belle et tais-toi ! de Delphine Seyrig (1977) 

Les premières diffusions de Sois belle et tais-toi ! semblent dater de 1978. Cette année-là, le film entre au catalogue du collectif de diffusion Mon Œil en avril. Un mois plus tard, en mai, il est diffusé à six reprises pendant une « semaine exclusivement vidéo » à l’Action République : « Une Bande de femmes présente des bandes de femmes ». Avant 1980, il est aussi acquis par la toute nouvelle bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, dotée dès son ouverture en janvier 1977, d’un catalogue de 800 films documentaires sur vidéocassettes, consultables sur 14 moniteurs équipés de casques. Enfin, lors de la création du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir en 1982, le film rejoint la collection vidéo et films de la nouvelle association. 

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Coordonnées du collectif Mon Œil dans un carton placé à la fin du film.

En 1980, Delphine Seyrig résumait son rapport à la réalisation à l’occasion d’une table ronde sur la vidéo féministe animée par Anne-Marie Duguet. Sa voix résonne très fort aujourd’hui avec ce film qui lui fut si cher : « Pour moi, je suis actrice et on me dit ce que je dois faire ; les scénarios, je choisis parmi ceux qu’on me donne, mais ce n’est pas un choix gigantesque. C’est une sorte de revanche que je prends sur le fait d’être comédienne et d’être un peu passive ; je suis obligée d’accepter les textes qu’on me propose, les mises en scène, les rôles et pour moi, c’est une revanche de dire ce que je ressens à propos d’un sujet ou d’un autre. Je ne l’aurais jamais fait en film. La vidéo, je l’ai chez moi […] Donc c’est quelque chose qu’il m’est possible de faire, à la mesure de mes moyens, que je peux réaliser sans avoir à frapper à des portes, avoir effectivement l’autorisation, sans avoir l’approbation de qui que ce soit, c’est pour moi une revanche formidable. »

Deux versions sont disponibles : l’une avec des sous-titrages dans la première moitié du film à la place du doublage en français, l’autre conservant le doublage d’origine tout au long du film. 

Pour aller plus loin : 

  • Jeanne Folly, « Une Bande de femmes présente des bandes de femmes », Libération, 12 mai 1978, p. 14
  • Table ronde sur la vidéo féministe animée par Anne-Marie Duguet le 12 mai 1980, Fonds Vidéo 00. Consultable en bibliothèque de recherche à la BnF en salle Audiovisuel (salle P) sous la cote DONAUD1305-07_0.