Portrait de Mme ***, dit aussi Madame X
Portrait de Mme ***, dite aussi Madame X (1884), pièce maîtresse des expositions londonienne et parisienne. Metropolitan Museum, CC BY

John Singer Sargent et la mode : le peintre américain qui fit briller les soies et les satins

Avant que le musée d’Orsay (Paris) organise son exposition « John Singer Sargent. Éblouir Paris » (jusqu’au 11 janvier 2026), un autre événement avait mis le peintre américain à l’honneur. L’exposition « Sargent and Fashion », à Londres, avait permis en 2024 de redécouvrir le travail de cet amoureux des vêtements. L’historienne de la mode Serena Dyer l’avait alors chroniquée pour « The Conversation UK ». En voici une version traduite en français.


En tant qu’historienne de la mode, je repars toujours des musées avec l’appareil photo saturé d’images de vêtements plutôt que de visages. Je reste fascinée par la manière dont un peintre parvient à saisir les reflets changeants d’une soie bruissante ou la lumière dansante sur des bijoux étincelants.

Dans le monde de la critique d’art, la mode en peinture reste pourtant souvent méprisée. L’exposition « Sargent and Fashion » qui se tenait à la Tate Britain en 2024 a été critiquée pour ses « toiles encombrées de vieux habits » ou son « déferlement de mièvrerie ». Ces jugements révèlent des idées reçues persistantes : la mode serait frivole, secondaire, indigne d’un véritable sujet artistique.

Cette exposition, coproduite par la Tate et le Museum of Fine Arts de Boston, s’attache au contraire à corriger cette vision dépassée et réductrice. Sargent ne serait pas Sargent sans son rapport intime à la mode. Le parcours nous invite à considérer que sa virtuosité du pinceau allait de pair avec une véritable maîtrise des étoffes, des aiguilles et des épingles.

Les élégantes victoriennes qu’il peignait avaient d’ailleurs bien compris le pouvoir que leur donnaient leurs vêtements. En 1878, l’écrivaine Margaret Oliphant remarquait déjà :

« Il existe désormais une classe de femmes qui s’habillent d’après les tableaux, et qui, en achetant une robe, demandent : “Est-ce que ça se peindra bien ?” »

Art et mode étaient alors intimement liés, et la modernité, le dynamisme et la pertinence culturelle de la mode s’expriment dans chaque coup de pinceau de John Singer Sargent (1856-1925).

Sargent, styliste avant l’heure

Dès la première salle, on a l’impression d’entrer dans un salon mondain. Le visiteur est accueilli par le portrait d’Aline de Rothschild, Lady Sassoon (1907). Drapée dans une spectaculaire fantaisie de taffetas noir, son visage émerge d’un tourbillon d’ombre, irradiant sous le velours sombre de sa cape d’opéra. Même si, en tant qu’historienne de la mode, je choisis mes tenues avec soin, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir affreusement mal habillée face à tant d’éclat.

Lady Sassoon
Lady Sassoon (1907), par Sargent. Private Collection Houghton Hall

Mais sans doute est-ce parce que je ne dispose pas d’un John Singer Sargent comme directeur artistique. Car l’exposition le montre autant peintre que styliste. Il maniait les pinceaux, certes, mais aussi les épingles, modelant les tissus autour de ses modèles pour créer des formes vertigineuses. Les commissaires le comparent d’ailleurs à un directeur artistique de séance photo : ses portraits ne reproduisent pas la mode de son époque, ils construisent sa propre vision esthétique.

La cape de Lady Sassoon, exposée à proximité, en est la preuve. Datée de 1895, elle précède le tableau d’une décennie. Entre ses mains, ce vêtement ancien devient, par un savant jeu de drapés et d’épingles, une image saisissante de modernité.

Tout au long du parcours, les tableaux dialoguent avec des caricatures d’époque moquant la mode, des photographies des modèles dans leur vie quotidienne, ou encore des pièces textiles et accessoires ayant servi à la composition des œuvres.

Les femmes qu’on ne voit pas

Si le rôle de John Singer Sargent comme peintre et styliste est omniprésent, celui des créateurs et créatrices de ces vêtements – souvent des femmes modestes – reste dans l’ombre. À part un court panneau consacré à Charles Frederick Worth, figure surestimée de la couture du XIXe siècle, peu d’hommages sont rendus aux mains qui ont coupé, épinglé et cousu ces merveilles. La plupart des pièces exposées portent la mention « créateur inconnu ».

Adele Meyer et ses enfants
Madame Carl Meyer et ses enfants (1896). Tate

L’une de ces créatrices est cependant mise en avant : Adele Meyer, dont Sargent a peint le portrait en 1896. Femme élégante et militante, Meyer fut aussi une défenseure des droits des ouvrières du vêtement. Avec Clementina Black, elle publia en 1909 Makers of our Clothes : A Case for Trade Boards, enquête pionnière sur les conditions de travail dans les ateliers de couture.

Le livre est exposé à côté du tableau, quelque peu éclipsé par le rayonnement du portrait. Cette mise en scène rappelle – plus qu’elle ne dénonce – combien la beauté de la mode a souvent invisibilisé le labeur de celles qui la produisent.

Une exposition discrètement féministe

L’exposition interroge aussi, avec subtilité, les rapports de pouvoir. Dans les livres d’art et les catalogues d’exposition, les modèles de John Singer Sargent sont le plus souvent désignées par le nom de leur mari.

Lady Helen Duncombe
Lady Helen Vincent, vicomtesse d’Abernon (1904). Birmingham Museum of Art

Mary Louisa Cushing devient « Mrs Edward Darley Boit », Mathilde Seligman « Mrs Leopold Hirsch ». Suivant l’étiquette victorienne, ces femmes perdent leur identité propre pour n’exister qu’à travers celle de leur époux.

Les commissaires ont pris le parti – subversif en apparence, mais en réalité légitime – d’associer à chaque titre officiel le nom de jeune fille du modèle. Un détail discret, sans doute imperceptible pour la majorité des visiteurs, mais essentiel pour redonner leur individualité à ces femmes.

Au final, cette exposition ne bouleverse pas l’histoire de la mode, mais elle avance dans la bonne direction. L’opportunité de voir ou revoir le célèbre portrait de Madame X, qui représente la mondaine Virginie Amélie Avegno Gautreau dans sa robe noire – un tableau qui a fait scandale à l’époque – a certainement attiré les foules. Mais l’exposition nous rappelle surtout une vérité subtile : si Sargent a su devenir un grand peintre, c’est parce qu’il fut d’abord un immense styliste.

This article was originally published in English

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 213,800 academics and researchers from 5,347 institutions.

Register now