La manchette laisse apparaître, sur un lit de triangles pavés de diamants et de losanges de saphirs bleu nuit, de volumineuses gemmes d’un bleu turquoise vibrant : des tourmalines dites « paraiba ». « 52,12 carats » au total, détaille le descriptif commercial avec le souci de l’exactitude, tout en nimbant le prix d’un pudique acronyme : « POA » pour price on application (« prix sur demande »). « L’une des premières qualités que je recherche dans une pierre, c’est sa couleur et, sur ce plan, les tourmalines paraiba ne déçoivent jamais. Leur teinte entre le turquoise et le bleu-vert est unique, et leur vivacité inégalée. Ce qui les distingue de toutes les autres pierres au monde », loue le concepteur de ce bracelet, Jeremy Morris, PDG et directeur artistique du joaillier David Morris.
Le Londonien fut de ces précurseurs, il y a plus de vingt ans, à adopter la tourmaline paraiba. Au cours des dernières saisons, elle a gagné du terrain chez Cartier, Chaumet ou Louis Vuitton à Paris, chez Bulgari à Rome ou Pomellato à Milan. La voilà maintenant l’une des rares pierres, avec le spinelle, ne figurant pas parmi les quatre précieuses selon la typologie traditionnelle (diamant, émeraude, rubis, saphir), mais capable d’en tutoyer le niveau de rareté et de prix. La derrnière à succomber est la maison Gucci, qui, malgré des turbulences et un changement radical de direction artistique, tente de se définir une identité joaillière depuis 2019. Elle a fait depuis un an de la tourmaline paraiba l’un de ses matériaux de prédilection, coincée dans la gueule d’un lion en or blanc sur une chevalière, taillée en cœur sur un bracelet baroque ou accompagnant des saphirs jaunes sur des boucles d’oreilles.
« Sa teinte m’évoque le plaisir de la baignade en mer et du surf, jubile Ana Khouri, designer indépendante brésilienne basée à New York, qui peut la travailler dans toutes les nuances, du turquoise éclatant au bleu-vert plus pâle. La terre est capable de produire des gemmes incroyables, mais la paraiba a quelque chose d’unique, une profondeur et un éclat inspirants. » La Française Marie-Hélène de Taillac la préfère d’un bleu-vert intense « façon mer des Caraïbes » plutôt que bleu piscine. « Je l’ai découverte en 1997 à Tucson [en Arizona, une des foires de pierres maîtresses du secteur] : avec cette luminosité presque fluorescente, elle ne ressemblait à rien d’autre », se souvient celle qui vit entre Paris et l’Inde, où ses bijoux acidulés sont fabriqués.
« Ferveur » de l’industrie
Quand certains, comme Victoire de Castellane chez Dior, osent l’associer à des saphirs roses, grenats spessartites (orange vif) ou spinelles rouges, Marie-Hélène de Taillac préfère « demeurer dans des tons bleus et verts, en l’alliant par exemple à des émeraudes, des aigues-marines ou des tanzanites pastel. Mais la vérité, c’est que, dans la plupart des cas, je la préfère seule, en solitaire ou en pendentif, enrobée d’un serti clos », résume-t-elle.
« C’est une pierre d’une teinte si particulière qu’il lui faut, si j’ose dire, de la place pour respirer », abonde Ana Khouri, dont la dernière création prend la forme d’un collier torque en or tubulaire sur lequel une tourmaline paraiba ovale de 24 carats semble flotter. « Pour ma part, j’ai à cœur de lui laisser son aspect océanique », suggère la joaillière suisse Doris Hangartner, qui, dans ses bijoux, lui oppose le noir et blanc de la fibre de carbone, des diamants et des perles.
Avec la kunzite en 1902, la morganite en 1911 ou la tanzanite en 1967, la tourmaline paraiba figure parmi les gemmes découvertes au XXe siècle. A partir de 1981, au Brésil, dans l’Etat du Paraiba, un entrepreneur nommé Heitor Dimas Barbosa (1933-2023) se lance dans l’excavation de sa région à travers la douzaine de mines qu’il détient. Il y dilapide sa fortune, y fragilise sa santé. Puis, face aux pressions de ses proches, renonce une à une à ses prospections.
Jusqu’à un jour de 1987 où, dans le district de Sao José da Batalha, est dénichée une tourmaline d’un bleu quasi fluorescent, « au moment où il s’apprêtait à tout laisser tomber », retrace Leandro Scheibler, le directeur commercial de la mine originelle, rebaptisée « Heitorita ». « Lorsqu’il a envoyé les spécimens au laboratoire, les experts gemmologues étaient sceptiques et songeaient qu’une telle couleur et un tel éclat ne pouvaient qu’être synthétiques. Mais, sitôt qu’ils eurent confirmé qu’il s’agissait bien d’un nouveau type de tourmaline, la demande a été au rendez-vous. Pour son introduction à la foire de Tucson, en février 1989, le carat s’échangeait pour 100 dollars au début et pour 10 000 à la clôture, quatre jours plus tard. L’industrie n’avait jamais vu une telle ferveur. »
Matériau « presque irréel »
Reste que ce sont plutôt les créateurs indépendants qui s’en entichent. Place Vendôme, on regarde d’abord lointainement cette nouvelle gemme d’un bleu lagon qui semble, selon l’expression habituelle utilisée par ses promoteurs, « s’illuminer de l’intérieur », comme un néon. Il y a vingt ans encore, certains négociants pouvaient ressortir de maisons parisiennes prestigieuses après s’être fait éconduire : « Cela fait faux, cela ne marchera jamais ! » Chez Dior, où la coloriste Victoire de Castellane les assume à partir de 2007 en pierres de centre, on se souvient du sentiment d’avoir fait face, les premières fois, à un « matériau presque irréel ».
Peu à peu pourtant, la tourmaline paraiba gagne en prestige et apparaît dans les collections. D’une part, les années 2000 consacrent lentement l’utilisation de pierres fines jadis snobées, dont les tourmalines, mais aussi les grenats ou les spinelles. De l’autre, on dégote à la même époque, au Mozambique et au Nigeria, des mines donnant des tourmalines de nature équivalente, quoique moins coûteuses, ce qui accroît la quantité de gemmes disponible. « Les tourmalines se trouvent dans des pegmatites, des poches de gaz et de liquide à l’intérieur de la roche qui refroidissent et cristallisent. La tourmaline, de la famille des silicates, peut avoir une couleur qui varie en fonction des éléments chimiques qui la composent et peuvent être sodiques, potassiques, alumineux ou ferreux. Mais ce qui caractérise et forme le bleu singulier de la paraiba, ce sont les atomes de cuivre : c’est ainsi qu’on peut la distinguer », explique le gemmologue Olivier Segura, directeur de l’antenne Asie-Pacifique de l’Ecole des arts joailliers (financée avec l’appui de Van Cleef & Arpels).
Si les grands noms de la place Vendôme jurent ne pas avoir recours à des pierres « traitées », c’est-à-dire altérées par l’homme – une affirmation qui laisse sceptiques certains experts –, il n’est pas rare que des tourmalines paraiba en circulation soient chauffées jusqu’à environ 500 degrés. Une intervention destinée à maximiser l’éclat de leur teinte bleutée.
Quand bien même paraiba désigne en théorie la provenance des brésiliennes, dont les mines sont taries et dont le carat peut de nos jours s’échanger entre 100 000 et 250 000 dollars, les services marketing de la plupart des joailliers, sans s’embarrasser, désignent également comme paraiba les gemmes provenant du Mozambique ou du Nigeria (à l’exception de Chaumet, qui préfère stipuler « de type paraiba »). Celles-ci, un peu plus vertes ou légèrement violacées à cause de la présence plus forte de manganèse, évoluent désormais entre 40 000 et 50 000 dollars par carat.
Inflation des tarifs
Dans les foires-clés, à Tucson en février ou à Hongkong en septembre, on constate que les prix augmentent d’environ 20 % chaque année. « C’est de plus en plus difficile d’en trouver à notre niveau de qualité. La plupart sont soit excessivement pastel, soit frappées d’inclusions [des éclats et impuretés visibles à l’œil nu]. Et, dès lors que l’on arrive à trouver une matière propre et intense, les prix décollent très vite et très haut », atteste la responsable des achats de pierres de couleur de Chaumet, dont le joaillier réclame que l’identité demeure confidentielle.
Jeremy Morris, lui, privilégie souvent le rachat de bijoux anciens en vente aux enchères pour s’approvisionner. Démontant les tourmalines paraiba afin de les réemployer, il assure que, malgré l’inflation des tarifs, ses fidèles continuent de lui en réclamer : « A mesure que leur rareté est comprise, la demande pour cette pierre augmente parmi notre clientèle. » Le même rapport de comparaison circule dans le milieu : on dénicherait une tourmaline paraiba tous les 10 000 diamants. Au point qu’elle devient aussi une pierre collectionnée en tant que telle.
Trente-sept ans après sa découverte, « elle fait partie des investissements qui ne font que prendre de la valeur », vante la créatrice de bijoux Doris Hangartner, devenue également négociante depuis 2012. Et d’exhiber gaiement, de Zurich, en plus du pendentif de son collier, une paraiba taillée en cœur qui habille sa poitrine, une seconde pierre non montée de 117 carats, de la taille d’un petit galet.