312 PAUL-LOUIS THOMAS
seconde moitié du XLXe siècle. Pour les intellectuels croates du mouvement illy- rien de l'époque romantique, avec à leur tête Ljudavit Gaj, il s'agissait de choisir parmi les différents dialectes des pays croates qui avaient acquis le statut de langue littéraire à telle ou telle époque : le čakavien en Dalmatie de la fin du Moyen Âge au XVIIe siècle, le kajkavien au nord-ouest et notamment à Zagreb depuis le XVIe, le štokavien ikavien principalement en Slavonie à l'époque des « lumières » du XVIIIe, ou encore le štokavien jekavien3, langue de la prestigieuse littérature de Dubrovnik à l'époque de la Renaissance et du baroque, ainsi que de maints chants populaires épiques, qui avaient attiré l'attention des lettrés de l'Europe entière sur les littératures slaves du Sud à la période préromantique ; c'est finalement ce dernier idiome qui avait été retenu, pour le prestige des textes qu'il avait produits, et aussi en raison de sa plus grande diffusion, non seulement dans l'intérieur des terres croates, mais aussi en Bosnie, au Monténégro et au sud-ouest de la Serbie, ce qui permettait de l'envisager comme base d'une langue unique pour tous ceux que ces intellectuels croates d'alors considéraient comme faisant partie d'un seul peuple. Pour les Serbes orthodoxes, la langue littéraire était toujours au XVIIIe et au début du XIXe le slavon serbe, voire le slavon russe, avec de plus en plus d'éléments de langue populaire4, mais insuffisamment pour que cette langue puisse être largement comprise et diffusée, d'où la nécessité d'une réforme radicale, allant de l'alphabet au lexique en passant par la morphologie, qui sera menée à bien par Vuk Karadžič, celui-ci se basant sur le štokavien jekavien, son parler maternel ; les parlers ekaviens étant majoritaires en Serbie même, c'est toutefois l'ekavien qui y deviendra le standard, le jekavien étant par contre standard au Monténégro et en Bosnie comme en Croatie. En Bosnie, à la fin du XIXe, des réformes visent à adapter l'alphabet arabe (dans lequel avait fleuri depuis le XVIe une littérature vernaculaire sous la plume de lettrés musulmans pratiquant par ailleurs les langues de culture de l'Empire ottoman, turc, arabe et persan) à la phonétique du štokavien, comme l'avaient fait Vuk Karadžič pour le cyrillique et Ljudevit Gaj pour l'alphabet latin, puis, à la veille de la Première Guerre mondiale, cet alphabet arabe cesse d'être utilisé pour transcrire le štokavien, au profit de l'alphabet latin5.
Ces différences dans l'histoire de la standardisation n'enlèvent rien au fait que l'on aboutit au XXe siècle à un standard commun, avec quelques différences régionales qui ont toujours permis, à l'oral comme à l'écrit, de reconnaître l'ori-