Article écrit en partenariat avec le Collège de France

Neurosciences

Comment les neurotechnologies transforment la médecine

Restauration de la mobilité chez les paralysés, implants pour l’audition et traitements innovants pour des troubles neurologiques : les neurotechnologies ouvrent de nouvelles perspectives thérapeutiques. Stéphanie Lacour, directrice de l’institut Neuro-X et invitée à la chaire annuelle Innovation technologique Liliane Bettencourt au Collège de France, partage son éclairage sur ces dispositifs qui pourraient révolutionner les soins.

Propos recueillis par François Lassagne
POUR LA SCIENCE N° 567
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Implant souple destiné à la stimulation épidurale de la moelle épinière.

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La définition des neurotechnologies proposée par le Comité international de bioéthique de l’Unesco affirme qu’elles « regroupent toutes les techniques qui enregistrent l’activité cérébrale, quelle que soit la forme de cet enregistrement (activités électriques, modification du flux sanguin, etc.) et toutes celles qui la modifient, à la fois des techniques invasives, comme la stimulation haute fréquence, ou non invasives, comme la stimulation magnétique transcrânienne. Ce sont donc toutes les techniques de lecture ou d’écriture de cette activité cérébrale ». Que pensez-vous de cette définition ?

Quand on commence par parler d’« activité cérébrale », de techniques invasives ou non, ça raisonne pour moi avec des objectifs de traitement ou de diagnostic, au service d’un patient. La dimension clinique est donc très présente dans cette définition. Il me semble cependant qu’elle ne met pas en évidence quelque chose d’essentiel : l’interdisciplinarité. À mon sens, la neurotechnologie, avant de penser à une thérapie ou à un dispositif pour un humain, c’est l’alliance des disciplines, des principes, des mécanismes qui sont liés aux neurosciences, et des matériaux et des techniques de fabrication pour développer conjointement des dispositifs qui répondront judicieusement à une mesure ou une modulation de l’activité cérébrale, ou viendront pallier une activité cérébrale endommagée. Par ailleurs, les dispositifs neurotechnologiques ne se limitent pas au cerveau, même si les applications les plus connues portent sur cet organe.

La moelle épinière est également un point d’entrée important, et nombre de patients sont susceptibles d’être traités avec des dispositifs implantables sur le système nerveux périphérique. N’oublions pas que la neuroprothèse la plus implantée aujourd’hui, c’est l’implant cochléaire, qui concerne 1 million de patients. Enfin, à la limite, on peut ranger dans les technologies les dispositifs de stimulation musculaire, non invasifs, qui vont contribuer, typiquement, à des protocoles de réhabilitation.

Entre neurotechnologies à visée clinique et neurotechnologies destinées à la recherche fondamentale, y a-t-il une différence de nature, de degré ?

Si l’on cherche à comprendre dans le détail un mécanisme – pourquoi tel neurone induit tel effet –, alors on va développer les technologies les plus à même de répondre à cette question précise, souvent sur des modèles animaux. Mais les questions fondamentales sont aussi susceptibles d’être abordées dans un cadre clinique. La différence va tenir, éventuellement, à la spécialisation : en recherche fondamentale, les chercheurs sont souvent extrêmement pointus sur une question précise. Dans la neurotechnologie à vocation thérapeutique – ce qui est mon cas –, les profils sont en règle générale plus flexibles, pour absorber les innovations venant de différents domaines. Mais il n’y a pas de véritable séparation : pour comprendre ce qu’on doit moduler ou mesurer, il faut savoir où et quels neurones jouent un rôle, dans quel type de structure… autant de questions de recherche fondamentale.

En tant que technologue, je suis à la confluence des deux approches. J’ai la chance, à l’institut interdisciplinaire Neuro-X de l’EPFL, de travailler avec des experts qui viennent des neurosciences, de la clinique, de l’informatique, de l’ingénierie. Il est très rare qu’une équipe couvre tout le spectre. Celle de Grégoire Courtine, à l’EPFL, en est un exemple. Si elle a pu travailler, avec succès, sur la stimulation de la moelle épinière pour faire marcher des patients paralysés, c’est grâce à son interdisciplinarité, et parce qu’elle a mobilisé un atlas neurologique très complet, obtenu en recherche fondamentale chez l’animal.

Sur quelles pathologies se concentrent particulièrement les neurotechnologies ?

Les dispositifs qui ont un impact aujourd’hui en clinique concernent des pathologies pour lesquelles on a une bonne compréhension de la partie défaillante du système nerveux. Je reprends l’exemple de l’implant cochléaire : ce dispositif fonctionne chez les personnes dont les cellules ciliées, dans la cochlée, sont peu ou pas opérantes. On sait déterminer précisément (d’autant mieux que la sensibilité aux différentes fréquences sonores est distribuée linéairement le long de l’« escargot ») où la fonction lésée doit être restaurée, par l’implantation d’électrodes se substituant aux cellules ciliées, pour produire des impulsions électriques pertinentes.

enfant implant cochléaire  neuroprothèse

La neuroprothèse la plus implantée aujourd’hui est l’implant cochléaire, qui concerne un million de patients. Cette neuroprothèse est susceptible d’être utilisée chez des enfants très jeunes, dès avant l’acquisition du langage.

© Best smile studio/Shutterstock

Dans le cas de la maladie de Parkinson, il est là aussi possible d’identifier, dans certaines zones profondes du cerveau, celles, précisément, qui provoquent les tremblements. Dès lors, on peut placer des électrodes qui vont contrer l’activité erratique de ces zones. La technique utilisée, dite DBS (deep brain stimulation), fait l’objet d’essais pour d’autres pathologies, comme la dépression profonde. Le principe technique est le même, mais l’enjeu est de moduler l’activité de certains réseaux du système nerveux central. Quelle que soit la pathologie visée, l’idéal vers lequel nous souhaitons tendre, c’est de réussir à mesurer l’information neuronale de manière stable et fiable pour élaborer des systèmes bouclés, où la modification apportée par le dispositif s’ajuste en continu aux mesures effectuées dans le système nerveux. La plupart des systèmes actuels fonctionnent encore en boucle ouverte : on stimule, et on observe ce qui se passe.

Cette perspective de « fermer la boucle », de rendre les dispositifs réactifs à l’activité, physiologique et neuronale, des patients, c’est aussi une manière de personnaliser le traitement ?

Jusque très récemment, nous disposions de technologies avec lesquelles on sait qu’une électrode donnée fonctionne correctement, bon an mal an, pour tous les patients. Mais on s’aperçoit qu’il est nécessaire, souvent, de faire un affinage des réglages, pour s’adapter à l’anatomie du patient, ou à l’évolution de sa condition. Dans cette optique, un système bouclé est un avantage, par exemple par la mesure de la pression dans une partie du corps, qui va induire une modification des paramètres de modulation des courants produits dans les électrodes implantées.

Ajuster l’activité des implants en temps réel suppose une capacité de calcul importante. Comment faire pour en disposer suffisamment ?

Les systèmes actuels rappellent les pacemakers : un boîtier abrite un ordinateur miniaturisé, contenant plusieurs programmes correspondant aux différentes modulations d’impulsions électriques envoyées par les électrodes implantées dans le système nerveux. Le patient choisit, selon son ressenti et les conseils de l’équipe médicale, quel programme utiliser. Le challenge pour aller vers un système bouclé commence par la miniaturisation des dispositifs de mesure pour fermer la boucle, qu’ils proviennent d’une sonde interne, d’un capteur posé sur l’épiderme… Ensuite, l’information recueillie devant être traitée par une puce électronique, cela consomme de l’énergie, ça chauffe. Or on ne sait pas bien refroidir une puce encapsulée dans un boîtier. C’est un des freins au développement de systèmes de mesure et de calcul plus élaborés, et implantables. Il faut voir que l’impulsion électrique fournie au système nerveux par des implants (de l’ordre de 0,1 à 5 mA) nécessite moins d’énergie que le calcul nécessaire pour repérer un signal, élaborer une modulation appropriée… Si bien qu’il est clair aujourd’hui que l’IA, l’apprentissage profond en particulier, est un appui bienvenu pour alléger la charge de calcul relative à la recherche de motifs dans les signaux mesurés. On sait en revanche bien recharger les batteries (de 5 à 10 V), par induction transcutanée – avec le même type de technologie que celle qui sert à la recharge sans fil des smartphones. Pour réduire la consommation d’énergie, la réflexion aujourd’hui porte sur le meilleur endroit où conduire les calculs : jusqu’ici, on transfère sans fil en général l’intégralité des signaux recueillis vers l’extérieur du corps, on perd beaucoup de données. On voudrait que l’IA fasse l’analyse des signaux dans le système implanté.

Combien de temps un patient peut-il garder un implant cérébral ?

Les certifications obtenues pour les techniques employées en clinique (DBS, stimulateurs de la moelle épinière, essentiellement) sont valables au moins dix ans. Nous commençons tout juste à avoir ce recul. À noter que c’est très différent pour l’implant cochléaire, qu’on implante désormais chez le nouveau-né. On anticipe qu’il sera fonctionnel sur la durée de vie du patient, donc plus de soixante-dix ans potentiellement. C’est possible, car le système auditif se met en place très tôt, avec sa forme définitive. Cela ne va pas sans défi, il faut quand même prévoir des interventions chirurgicales intermédiaires pour anticiper la longueur du câble, qui va jusqu’au récepteur sous-cutané ; les chirurgiens l’enroulent davantage au début, puis il suivra le développement de la boîte crânienne. C’est le seul exemple actuel d’implantation pédiatrique : le développement de neurotechnologies pédiatriques est totalement nouveau, pour des raisons de physiologie, mais aussi parce que le cerveau en développement ne produit pas du tout les mêmes réponses que le cerveau mature, ou encore parce que les activités d’un enfant, au quotidien, sont très différentes de celles d’un adulte.

Que se passe-t-il si, en raison d’un dysfonctionnement, d’une complication, il faut désimplanter et réimplanter quelqu’un, dans le cas d’un implant cérébral profond ?

Les implants cliniques sont conçus pour être retirés en cas d’infection ou de complication. Mais la question peut se poser en dehors de ces cas. Une patiente, Brandy, est venue témoigner dernièrement dans un colloque. Elle est porteuse d’une DBS de première génération, pour le traitement de la dépression. Cette patiente rêvait d’avoir accès à un modèle de dispositif plus récent. Mais, pour l’instant, il n’y a pas d’autorisation pour changer un implant fonctionnel : la seule possibilité est de le désactiver.

De manière plus générale, la longévité des neurotechnologies est liée à l’obsolescence, rapide, de l’électronique dans le corps humain. L’industrie microélectronique évolue très vite, les composants des implants et de leurs interfaces aussi. La chance qu’ont les fabricants d’implants cochléaires, c’est que la partie qui concerne le traitement de l’information est située à l’extérieur, au-dessus de l’oreille : c’est facilement remplaçable.

Sur le plan de l’équipement, quels matériaux se prêtent à persister dans le cerveau ou sur la moelle épinière ?

Les électrodes utilisées en clinique sont en général en platine, et on y soude des fils de platine ou platine-iridium. Pour garder de la souplesse, ces fils sont « tissés » ou enroulés en serpentins hélicoïdaux, puis moulés dans du silicone. De manière générale, il faut avoir conscience que le système nerveux est la structure la plus complexe et la plus molle du corps humain ; c’est une sorte de gelée. Et les matériaux qui ont les qualités et qu’on sait usiner pour faire des implants, c’est le contraire : ils sont extrêmement rigides, cassants, peu compatibles avec l’eau, les sels. Pour réussir ce mariage impossible, on explore en recherche le spectre des matériaux et des designs miniaturisés, pour se rapprocher le plus possible de la nature du substrat nerveux.

implant ECoG

Photographie d’un implant ECoG (électrocorticographie) souple, développé par Neurosoft bioelectronics. Cet implant a été récemment approuvé pour une évaluation intra-opératoire chez l’homme (évaluation en cours aux États-Unis).

© Neurosoft bioelectronics

On mobilise par exemple des thermoplastiques, plus souples, supportant des fils métalliques. On joue sur la topographie des structures, pour obtenir des fils de l’ordre du micromètre, qui deviennent alors déformables. Une autre voie de recherche consiste à structurer les matériaux des implants en maillages, à l’échelle microscopique, pour maximiser la conformabilité… Tout un pan de recherche fondamentale tâche de s’affranchir des fils, en misant sur l’échelle nanométrique, et en produisant un signal à distance par voie électromagnétique ou par ultrasons. Si on conserve la structure classique, même miniaturisée, il faut encore trouver des solutions pour protéger l’électronique, pour empêcher que les ions présents dans les tissus vivants traversent et perturbent le dispositif. Aujourd’hui, en pratique, on enferme les circuits électroniques dans des capsules en titane, avec de l’argon.

Des systèmes toujours plus petits et souples ne risquent-ils pas d’être facilement déplacés dans le tissu nerveux, et de perdre leur efficacité ou leur précision ?

Le système nerveux est non seulement mou mais dynamique ; le cerveau bouge. Il est pratiquement impossible de garantir le contact entre un neurone et une électrode dans la durée. Mais fondamentalement, ce un pour un est-il nécessaire ? Des mesures épicorticales, peu invasives, suffisent à détecter des paramètres utiles et créer des systèmes bouclés. Avoir des milliers d’électrodes pour une mesure ponctuelle, pourquoi pas, mais ça ne me semble pas pertinent dans une perspective thérapeutique.

Par ailleurs, ce qu’on apprend en travaillant avec des neurochirurgiens, c’est qu’il est préférable de concevoir des dispositifs simples. Les neurochirurgiens manipulent ce qu’il y a de plus précieux : le cerveau ou la moelle épinière. Ils ne veulent donc pas s’embarrasser de dispositifs qui seront aussi, voire plus délicats que le tissu biologique lui-même. C’est sans doute ce qui explique, en partie, le succès de la stimulation cérébrale profonde, la DBS : la conception en est remarquablement simple. C’est un tube, contenant une poignée d’électrodes en son extrémité ; sa mise en œuvre, hormis sa localisation exacte dans le noyau cérébral visé, n’est pas plus compliquée que d’insérer un stylet ou une sonde.

électrodes stimulation cérébrale profonde

L’insertion d’électrodes capables de modifier l’activité électrique de certaines zones profondes du cerveau (DBS, Deep Brain Stimulation) est notamment mise en œuvre dans le traitement de la maladie de Parkinson. Elle fait l’objet d’essais cliniques pour d’autres pathologies, comme la dépression profonde. Ici, aux rayons X, les électrodes insérées chez un patient souffrant de troubles obsessionnels compulsifs.

© Wikimedia Commons/Jmarchn, CC BY-SA 3.0

Les neurotechnologies sont-elles en compétition avec d’autres approches thérapeutiques innovantes, comme la pharmacogénétique, qui entend utiliser plus judicieusement les molécules agissant sur le cerveau grâce à la génétique ?

Je suis assez convaincue que plusieurs technologies vont au contraire être associées pour « réparer le système ». C’est ce qu’on voit, déjà, quand on recourt à la stimulation prolongée ; celle-ci promeut la plasticité cérébrale, qui va faciliter la mise en place des mécanismes de réparation naturelle. Il me semble très plausible que soient associés stimulation cérébrale, traitement pharmacologique et thérapie cellulaire, par exemple.

Sur le plan de l’acceptation sociale, les neurotechnologies sont-elles susceptibles d’être vues comme une modalité courante de la médecine, comme le sont aujourd’hui les prothèses de membres ou de hanche ?

C’est une question compliquée. Mais je voudrais souligner la dimension du paraître, parfois négligée, et en réalité très importante. J’ai souvent été étonnée d’entendre des patients souffrant d’épilepsie, et traités par stimulation cérébrale, préférer la technique d’EEG stéréo, où plusieurs électrodes très fines sont insérées temporairement à travers le crâne, de part et d’autre de la tête, à l’électrocorticographie, qui implique de pratiquer une ouverture dans la boîte crânienne pour déposer des électrodes à la surface du cortex. Cette deuxième technique laisse des cicatrices visibles, sans cheveux pendant une période donnée… Je pense que cela nous dit que les patients ne veulent pas apparaître comme des cyborgs, et il faut le respecter. C’est un point crucial. L’acceptation des neurotechnologies thérapeutiques est possible, à condition d’en parler, en détail, avec les patients, très en amont : elles sont susceptibles de transformer leur vie !

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Stéphanie P. Lacour

Directrice de l'institut interdisciplinaire Neuro X de l’École polytechnique fédérale de Lausanne

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