L'histoire de l’art est souvent perçue comme une pratique individuelle, liée à un regard aiguisé, souvent masculin, et à une plume vive et alerte. Pourtant, les couples d’historiens et d'historiennes de l’art sont légion. Que révèlent-ils des dynamiques de genre ? Comment travailler à deux ?
- Charlotte Foucher-Zarmanian, historienne de l'art, chargée de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches sur les arts et le langage
- Victor Claass, historien de l'art, chercheur à l'Institut national d'histoire de l'art
- Émilie Hammen, professeure junior en histoire de l'art et de la mode à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directrice du musée Galliera
Travailler en couple est un exercice bien difficile quand les femmes sont souvent des collègues, des collaboratrices, des associées, des adjointes, des assistantes, et pourquoi pas des muses. Comment est-il possible de regarder, penser, travailler ensemble, d'écrire à deux ?
Le travail à deux, entre inspiration et invisibilisation
Il est assez facile de trouver des couples d’intellectuels et d'intellectuelles – Max et Marianne Weber, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir –, et plus encore des couples de créatrices et de créateurs dans le domaine des arts plastiques – Auguste Rodin et Camille Claudel, Diego Rivera et Frida Kahlo, Robert et Sonia Delaunay, Pablo Picasso et Dora Maar, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely… Qu’en est-il des couples d’historiens et d’historiennes de l’art ?
La question invite immédiatement à se pencher sur l’histoire du genre. Les phénomènes d’appropriation, d'invisibilisation, voire d’empêchement sont liés à ces couples hétérosexuels, et se font le plus souvent au détriment de la femme. Le modèle de la "muse" féminine, éternelle inspiratrice qui n'est pas autorisée à produire par elle-même, a la vie dure. Des rapports de rivalité, de lutte, d'inégalité se font ainsi jour.
Dans le livre En couple. Historiennes et historiens de l’art au travail, dirigé par Victor Claass, Pascale Cugy, Charlotte Foucher Zarmanian, et François-René Martin, une partie intitulée "Mise à l'index" revient sur cette question : "Cette partie se réfère au fait que souvent les femmes sont invisibilisées. L'objet de ce livre et de certaines de ses contributions est de dire que c'est grâce au travail informel de ces femmes que se sont construites des carrières et qu'il existe cette science", explique l'historien de l'art Victor Claass.
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De la légitimité professionnelle des épouses
Les femmes de bonne famille n'exercent pas d'activité salariée. S'investir dans le travail de leur mari est aussi une manière de revendiquer une légitimité intellectuelle que la société leur refuse. L'accès à l'enseignement supérieur est en effet tardif, et même une fois bardées de diplômes, les femmes du début du XXe siècle qui voudraient briguer une position d'historienne de l'art se heurtent à la misogynie ambiante, qui leur ferme les portes des positions professionnelles de leurs collègues masculins. La femme dans le couple occupe ainsi souvent une position sacrificielle.
S'intéresser aux travaux féminins, comme l'indexation, le travail iconographique, la compilation bibliographique, réalisés pour prêter main-forte à leur mari, permet de mettre en lumière leur importance parfois fondatrice, et de nuancer le caractère mineur de ces offices souvent dits subalternes.
Dans le contexte des musées, la précarité touche encore les deux sexes au début du 20e siècle. "Cependant, on constate que les statuts de chargés de mission non rémunérés et le bénévolat s'istallent plus durablement pour les femmes que pour les hommes. En comparant les carrières des hommes et des femmes, on observe que les hommes progressent plus rapidement vers des statuts plus visibles et titularisés", souligne l'historienne de l'art Charlotte Foucher-Zarmanian.
Dans le domaine d'Émilie Hammen, professeure junior en histoire de l'art et de la mode, les frontières sont extrêmement ténues. S'occuper du linge a toujours été une tâche essentiellement féminine : "Mon cas d'étude, le couple d'historiens de l'art et du costume, François et Madeleine Boucher, en est un exemple parfait. François Boucher est un conservateur du patrimoine ayant fait carrière au musée Carnavalet. À sa retraite en 1948, il devient le délégué général et l'animateur de l'Union française des arts du costume. Tout au long de sa carrière, il est assisté par Madeleine Boucher, qui reste dans l'ombre. Cependant, grâce à quelques indices et à la sollicitation de mes collègues, j'ai pu mettre en lumière la contribution essentielle de Madeleine Boucher au travail de François Boucher sur le costume."
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Fusion amoureuse et collaboration intellectuelle
Il arrive aussi que l'échange et l'enrichissement mutuel soient le socle de ces couples, à travers des discussions, des relectures, des corrections ou des réécritures. Le couple apparaît ainsi comme un lieu de protection et de valorisation, parfois le point de départ de stratégies communes. Ces situations, qui comportent leur lot d'émulation, peuvent conduire à des productions "à quatre mains" ou à "quatre yeux". À la fusion amoureuse répond ainsi la fusion de la réflexion, comme dans le cas de Dorothea Mosse et Erwin Panofsky, auteurs conjoints de Pandora’s Box, un livre consacré à la boîte de Pandore. Étudier l’histoire de l’art sous cet angle met en évidence la dimension bien souvent collective de l’écriture et de la production de savoir. L'influence du conjoint ou de la conjointe est généralement importante, voire déterminante.
Quelques cas apparaissent comme des contre-exemples ou des anomalies et permettent d’inverser la perspective, en étudiant des maris aux petits soins pour leurs femmes, qui accomplissent pour elles un travail besogneux d’assistants de recherche. C'est le cas du couple formé par Lucien Herr et Jeanne Cuénod. Le bibliothécaire de l'École normale supérieure agit comme adjuvant pour la jeune chercheuse en histoire de l'art, de 21 ans sa cadette. Il lui prodigue des conseils méthodologique et des travaux bibliographiques, assistance qui n'est néanmoins pas complètement dénuée d'une forme de domination et de paternalisme, qui s'exprime à travers le contrôle du travail de sa femme.
Pour en savoir plus
Charlotte Foucher-Zarmanian est historienne de l'art et chargée de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL). Elle est spécialiste des femmes dans les mondes artistiques du 18e au 21e siècle.
Publications :
- (dir. avec Hélène Marquié et Frédérick Duhautpas) Médiatrices des arts. Pour une histoire des transmissions et réseaux féminins et féministes, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022
- (dir. avec Magali Nachtergael) Le Phototexte engagé. Une culture visuelle du militantisme au XXe siècle, Les Presses du Réel, 2021
- Créatrices en 1900. Femmes artistes en France dans les milieux symbolistes, Mare & Martin, 2016
Victor Claass est historien de l'art et chercheur à l'Institut national d'histoire de l'art (INHA). Il a été membre du groupe de recherche international "Bilderfahrzeuge : Aby Warburg’s Legacy and the Future of Iconology". Il est spécialiste de l'histoire des récits artistiques, de l'histoire des musées et des expositions.
Publications :
- L’Impressionnisme à ses frontières. Le cas Meier-Graefe et la lutte pour l’art moderne en Allemagne, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023
- Jeux de position. Sur quelques billards peints, Éditions de l’INHA, 2021
Émilie Hammen est professeure junior en histoire de l'art et de la mode à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est spécialiste de la mode comme pratique créative, technique et commerciale et comme phénomène social et politique.
Publications :
- (dir.) Géographies : Les savoir-faire de la mode, Éditions B42, 2024
- L'Idée de mode, une nouvelle histoire, Éditions B42, 2022
- (avec B. Simmenauer) Les Grands Textes de la mode, Éditions du Regard-Institut Français de la Mode, 2017
À découvrir : (dir.) Victor Claass, Pascale Cugy, Charlotte Foucher Zarmanian, François-René Martin, En couple. Historiennes et historiens de l’art au travail, Éditions de la Sorbonne, 2024
Références sonores
- Interview de Maurice et Katia Krafft, couple de volcanologues, Au cœur des volcans, France 3, 1986
- Lecture par Raphaël Laloum d'un texte de François Boucher tiré du catalogue de l’exposition "Paris - 2 siècles d’élégances" au Casino de Montreux, 1958
- Discussion entre Daniel Lindenberg et Pascale Werner sur la place Lucien Herr à Paris, Profils perdus, France Culture, 1988
- Archive du couple d'archéologues Jane et Marcel Dieulafoy, Mémoires d'un touriste, ORTF, 1968
- Chanson "Alma" de Tom Lehrer, 1965
- Interview de Christiane Desroches Noblecourt, Le Divan d'Henry Chapier, France 3, 1992
- Archive de l'écrivain Jacques Henric sur la Muse, Euphonia, France Culture, 1991
- Lecture par Jeanne Coppey, Raphaël Laloum et Guillaume Ficheux de remerciements et dédicaces de livres, tirés de "Pouvoir et impuissance. Projet intellectuel et sexualité dans le Journal d'Amiel" de Luc Boltanski, 1975
- Chanson "Le vieux couple" de Serge Reggiani, 1973
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020
L'équipe
- Animateur et historien, producteur de l'émission "Le Cours de l'histoire" sur France Culture
- Réalisation
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- Collaboration
- Collaboration
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- Collaboration
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- Production déléguée


