De nombreux documents �voquent l'enfermement de Grimod de la Reyni�re � �� l'abbaye de Blamont � en 1786. Il s'agit en
r�alit� de l'abbaye de Dom�vre, mais il nous a paru int�ressant de relater les d�tails de cette histoire.
Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reyni�re (Paris 20 novembre 1758 - Villiers-sur-Orge 25 d�cembre 1837), est, par
son amour de la gastronomie consid�r�, aux c�t�s de Brillat-Savarin, comme l'un des p�res fondateurs de la gastronomie occidentale moderne.
Mais dans sa jeunesse, ce fils de fermier g�n�ral, devenu avocat, s'�tait livr� � de nombreuses fac�ties, particuli�rement aux d�pens de son p�re, et publiait tant de satyres et m�moires impertinents qu'il lui �tait in�vitable de s'attirer nombre d'inimiti�s.
C'est ainsi qu'il fut arr�t� par lettre de cachet en avril 1786, et conduit � l'Abbaye de Dom�vre o�, pendant pr�s de deux ans jusqu'au d�but de l'ann�e 1788, il m�ne une vie tout d'abord agr�able et paisible (entrecoup�e de visites d'amis et d'escapades autoris�es par l'abb� Joseph de Saintignon, g�n�ral de la communaut�), mais qui finira par devenir pesante.
Les documents ci-dessous �voquent ce curieux enfermement de quasiment deux ann�es :
- La Correspondance litt�raire de Grimm et de
Diderot, �voque en 1786 cet exil dans l'abbaye �� de Blamont � ;
- l'ouvrage �� Grimod de La Reyni�re et son groupe � en 1877 consacre de longs passages au d�roulement de la vie de Grimod
� l'abbaye de Dom�vre ;
- et pour finir, il nous appara�t n�cessaire de retracer le r�sum� de la biographie
agit�e de Grimod de la Reyni�re dans la Biographie universelle des fr�res Michaud (1839)
Correspondance litt�raire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu'en 1790. Tome 13
Friedrich Melchior Grimm (1723-1807) et Denis Diderot, Denis (1713-1784)
�d. Fume (Paris) - 1829-1831
AVRIL 1786.
M. de La Reyni�re, avocat au Parlement, fils de M. de La Reyni�re, administrateur des postes, auteur des R�flexions d'un C�libataire sur le Plaisir, de la Lorgnette philosophique, etc. ; mais beaucoup plus connu par le souper c�l�bre qu'il donna il y a deux ou trois ans, et dont nous e�mes l'honneur de vous rendre compte dans le temps (Tome XI, page 363); ma�tre Grimod de La Reyni�re enfin a trouv� bon de faire son carnaval cette ann�e aux d�pens de M. de Saint-Ange, le traducteur des M�tamorphoses d'Ovide. A l'abri trop peu respect� du titre d'avocat, il s'est permis de couvrir cet homme de lettres d'opprobre et de ridicule dans un libelle intitul� M�moire � consulter et consultation pour ma�tre Marie-Elie-Guillaume Duchosal, avocat en la cour, demandeur; contre le sieur Ange Fariau de Saint-Ange, coop�rateur subalterne du Mercure de France, d�fendeur; avec cette �pigraphe tir�e de Ph�dre : Stult� nudabit animam suam; et pour vignette les armes de La Reyni�re, support�es par deux chats et entour�es des embl�mes de la Justice, de la Libert�, des Muses et de la Folie : Quieti et Musis. La cause int�ressante dont il s'agit dans ce M�moire, la voici :
M. Duchosal, auteur de quelques satires assez m�diocres, r�clame contre l'injustice qu'on a eue de lui attribuer s�rieusement des vers � la louange de M. de Saint-Ange, vers que celui-ci a fait ins�rer dans l'Almanach litt�raire de M. Daquin, et dans quelques autres journaux, sous le nom de M. Duchosal, qui s'�tait charg� de les lui envoyer. C'est avec tout l'appareil des formes du barreau que ma�tre Grimod de La Reyni�re demande en faveur de son client la r�paration la plus authentique d'une calomnie aussi injurieuse et des dommages-int�r�ts applicables � oeuvres pies. Il �tablit, par des preuves convaincantes, 1� que la pr�tendue �p�tre n'a �t� faite que pour se moquer du sieur Fariau; 2� que le pi�ge, grossier pour tout autre, a �t� dress� � dessein, et que son ridicule et bizarre amour-propre seul a pu lui faire donner dedans � plein collier; 3� enfin que les vers ne sont point de M. Duchosal, mais de son ami M. de Ville, tr�sorier de France de la g�n�ralit� d'Amiens, qui, piqu� de ce que M. de Saint-Ange avait refus� une place dans le Mercure � quelques pi�ces de sa composition, imagina, pour s'en venger, de lui faire adresser des vers � son honneur et gloire, bien s�r qu'ils seraient d'autant mieux accueillis que la flatterie en serait plus outr�e, et que la vanit� du sieur Fariau se pr�terait � merveille � cette petite mystification. La v�rit� de ce fait important est justifi�e par une lettre m�me de M. de Ville; et, pour ne pas se m�prendre � l'intention que pouvait avoir eue l'auteur des vers, ne suffisait-il pas de les lire? C'est � M. Fariau qu'on dit :
O loi dont la plume hardie
De la Fable � la Com�die
Passe toujours avec succ�s,
O toi qu'une m�le harmonie,
Et que des accords toujours vrais
Placent en d�pit de l'envie
Au haut du Parnasse fran�ais,
Sans vouloir outrer la louange
Je puis te faire un libre aveu :
Ovide chantait comme un ange,
Saint-Ange chante comme un Dieu.
Si ma�tre Grimod de La Reyni�re s'�tait content� de relever le ridicule d'un amour-propre assez aveugle pour prendre � la lettre de pareilles louanges, lui en aurait-on pu savoir mauvais gr� ? Non; mais � cette plaisanterie il a m�l� les injures les plus grossi�res, les personnalit�s les plus humiliantes; il rappelle les outrages re�us en plein caf� par le sieur Fariau avec une patience vraiment �vang�lique ; la terrible col�re qu'il en t�moigna quelques jours apr�s; ses menaces chevaleresques lorsqu'il se fut bien assur� de l'absence de son ennemi, et l'�pigramme suivante qu'elles lui valurent le lendemain.
A un petit po�te turbulent, en lui envoyant une �p�e de bois, par M. Masson de Morvilliers.
Petit roi des niais de Sologne,
De B�b� petit �cuyer.
Petit encyclop�dre altier,
Petit querelleur sans vergogne,
Petit po�te sans laurier ;
Au Parnasse petit rentier,
Petit brave au bois de Boulogne,
Tu veux en combat singulier
Exposer ta petite trogne ;
Eh bien, nous t'armons chevalier.
Ce n'est pas tout; en jetant de la boue � pleines mains sur le sieur de Saint-Ange, ma�tre Grimod ne s'est pas refus� au plaisir d'en faire tomber des �claboussures sur quelques autres personnes, entre autres sur M. le marquis de La Salle, auteur de l'Oncle et les deux Tantes;
il avait dit dans le M�moire que le sieur de Saint-Ange �tait le premier auteur tomb� aux Vari�t�s amusantes ; il se r�tracte ainsi dans une note : �� Cet honneur appartient � un sieur de La S***, qui se qualifie de marquis chez les auteurs, et d'auteur chez les marquis, dont on vient de jouer � la Com�die Fran�aise une rapsodie en trois actes, moiti� vers et moiti� prose, form�e de deux chutes et de sept plagiats, etc. �
L'ordre des avocats, indign� avec raison de voir qu'un de ses membres, sous le titre de M�moire, e�t os� imprimer un vrai libelle, se disposait � le rayer du tableau; le sieur Fariau de Saint-Ange a voulu lui intenter un proc�s criminel; M. le marquis de La Salle a menac� d'en faire une justice plus prompte.
Pour le soustraire � la censure des avocats, aux poursuites du Ch�telet, aux coups de b�ton du marquis, la famille a obtenu une lettre de cachet qui l'exile dans l'abbaye de Blamont, � quatre lieues de Nanci. Ainsi s'est termin�e la nouvelle fac�tie de ma�tre Grimod de La Reyni�re.
Grimod de La Reyni�re et son groupe : d'apr�s des documents enti�rement in�dits
Gustave Desnoiresterres (1817-1892)
Ed. Didier (Paris) 1877
�� Le bruit court, ajoutent les m�mes m�moires, � la date du 19 avril, que M. de La Reyni�re a �t� enlev� Jeudi dernier par lettres de cachet et conduit dans une maison de moines. Double injustice: en ce que d'abord celle punition n'est pas l�gale; ensuite, en ce qu'elle le soustrait aux r�parations qu'a droit d'en exiger M. de Saint-Ange. � Ce que les
M�moires secrets donnaient comme un on dit �tait un fait tr�s positif, qu'ils confirment, du reste, quelques jours a pr�s (27 avril) : �� M. de La Reyni�re fils est d�cid�ment enferm� dans une maison de moines � M�rinville, aupr�s de Nancy. C'est le Lundi Saint qu'Il est parti, On est f�ch� de ce coup d'autorit�, qui n'a pu se frapper sans la participation de M.. de Malesherbes, oncle par sa femme du jeune homme, et qui, dans les principes de justice et de libert�, auroit d� s'y opposer. � C'�tait en parler bien � son aise. La famille n'avait que ce moyen de soustraire cet �cervel� � la censure de ses confr�res, aux poursuites du Ch�telet, aux violences du marquis de la Salle ; elle eut recours en d�finitive � des mesures fort en usage � cette �poque. Loin de bl�mer M. de Malesherbes, si
ces mesures de rigueur eussent �t� effectivement son ouvrage, nous estimons qu'il aurait agi sagement en �pargnant aux. siens le scandale d'un proc�s ridicule par le fonds mais dont l'issue ne laissait pas d'avoir une certaine gravit�. Toutefois, M. de Malesherbes parait s'�tre abstenu, et son neveu fuit retomber la pleine responsabilit� de ce coup d'autorit� sur le �� ci-devant baron M. Le Tonnelier de Breteuil, ministre � cheval, qui, comme l'on sait, n'aimoit pas plus la litt�rature que la libert� �. Le ton de ces paroles am�res indique assez leur date. Mais Grimod n'avait pas plus
pardonn� en 1792 qu'au moment de son arrestation, et il n'articulera jamais ce nom de Breteuil, sans emportement, ni col�re.
Nous avons les d�tails les plus circonstanci�s et les plus curieux adress�s par le captif lui-m�me au seul ami auquel il croie pouvoir se confier, qui prendra sa d�fense aupr�s de ses parents et tentera de les fl�chir, sans grand succ�s, il est vrai. Les r�ponses de l'auteur du
Paysan perverti nous manquent, et, bien que les longues et virulentes �p�tres de La Reyni�re fassent deviner leur contenu, nous en regrettons la perte. Les
M�moires secrets parlent de M�rinville ou plut�t Mar�ville, qui �tait une maison de force pr�s de Nancy,
ils se trompent, et ce fut � Dom�vre que fut renferm� Grimod; mais cette erreur fort concevable faillit devenir une v�rit�, comme on verra plus loin.
La Reyni�re resta pr�s de cinq mois sans donner signe de vie, comprenant sans doute que ce qui pouvait lui arriver de plus heureux �tait d'�tre oubli� de ceux qu'il n'avait que trop occup�s jusque-l� de ses frasques. Sa premi�re lettre � R�tif de la Bretonne, est du 20 septembre, et se ressent du d�sordre de ses id�es, de l'�tat de son �me, de l'existence nouvelle qui lui �tait faite. Peu respectueux, et peu tendre envers les auteurs de ses jours, il s'expliquera sur leur compte avec une aigreur m�l�e de m�pris qui vous glace.
[...]
L'exil� n'avait eu, tout d'abord, qu'� se f�liciter des bons chanoines qui lui avaient �t� donn�s comme gardiens. Leur douceur, leur bienveillance �clair�e ont apais� comme
par enchantement les temp�tes qui s'amoncelaient dans son sein. ��
Toute la maison est aux petits soins avec moi, ce sont des �gards, des attentions, des t�moignages d'int�r�t continuel
; ce qui semble s'accro�tre, loin de se ralentir. H�las, le temps que je passe ici sera peut-�tre le plus heureux de ma vie. � Pr�s de dix mois se sont �coul�s dans celle r�clusion, que les religieux ont su transformer en un s�jour de calme et m�me de f�licit�. Cette paix int�rieure ne l'abandonne que devant l'appr�hension des intrigues dont il se croit �tre l'objet. Ceux. qu'il pensait lui �tre le plus attach�s s'�taient tourn�s contre lui, � commencer par M. de Beaumarchais, l'homme qu'il avait le plus aim� et admir�. [...] A l'entendre, Beaumarchais aurait persuad� � sa famille de le retirer d'une maison o� il ne reviendrait jamais � r�sipiscence, et de le transf�rer � Mar�ville �� o� l'on enferme les fous et les
sc�l�rats soustraits � la justice. � Si le ministre, avant de l�cher l'ordre, n'e�t pris l'avis du mar�chal de Stainville, alors � Nancy, qui lui-m�me en r�f�rait au G�n�ral, la Reyni�re serait d�j� dans cette �pouvantable prison n'attendant plus la fin de ses maux que de l'exc�s de son d�sespoir. �� Voil� ce qu'a fait M. Beaumarchais ; et vous voulez que je le regarde comme mon ami �.
Cette fois, Grimod n'est que trop bien renseign�, et Beaumarchais, c�dant aux supplications de la famille qui comptait peu sur une conversion, avait en effet sollicit� du ministre de la maison du roi le maintien de la lettre de cachet. Restait � savoir si ce qu'on envisageait � Dom�vre comme une trahison n'�tait pas, dans la pens�e de Beaumarchais, l'ami du p�re comme du fils, un acte des plus n�cessaires et que les circonstances avaient rendu obligatoire. Encore un coup, Grimod ne se dit pas que tout un pass� terrible se dresse contre lui et parle plus haut que les rapports bienveillants des bons chanoines, et que l'on est pardonnable de ne point partager leur optimisme dans l'h�tel des Champs-�lys�es.
[...]
Quoi qu'il en soit, sans avoir � se plaindre de personne, le prisonnier finira par sentir un vide que ne remplissaient qu'insuffisamment, on le con�oit, les distractions de la vie de province, et il tombera dans une sorte d'accablement que r�v�le notamment sa lettre du 27 mars � La Bretonne. Mais, devant
cette perp�tuit� de rigueurs, il fit comme le voyageur auquel �choit un mauvais g�te, et qui, faute de mieux, s'accommode de ce qu'il trouve. Il lui �tait permis d'aller � Nancy, et au spectacle, ce dont se fussent bien pass�s les com�diens, dont il se
mit � �plucher le talent dans le journal de la ville avec son inflexibilit� ordinaire en pareille mati�re.
[...]
Les distractions, de charmantes distractions lui vinrent en aide. Des darnes, attendues depuis longtemps, tombent � Dom�vre et envahissent la solitude et le coeur du misanthrope. Si les secrets de l'amiti� �taient respect�s
� la porte, il serait moins r�serv� et plus prolixe. �� Songez, s'�crie-t-il, qu'on acheteroit une telle semaine par
dix ann�es de souffrances, et qu'on ne les payeroit pas encore trop cher ! �. Au reste, Barth, l'homme de confiance de la Reyni�re, qui se trouvait pr�s de lui durant ces huit jours de d�lices,
�tait l� pour �difier l'auteur du Paysan perverti, sur les m�rites et les qualit�s de celle qui �tait l'objet d'un tel enthousiasme, et compl�ter ce que ces quelques lignes avaient de sibyllin. Balthazar, le 20 septembre de la m�me ann�e, fera encore allusion aux sentiments qu'il �prouve,
et sur la nature desquels on semble se m�prendre ; il insistera sur le m�rite �� de la personne, � mais sans se pr�occuper de soulever pour nous le voile myst�rieux de ses naissantes amours.
Quoique La Reyni�re n'e�t qu'� se louer de ses gardiens, sa retraite devait lui peser, au moins comme une humiliation, et il mit tout en oeuvre pour obtenir la lev�e de la lettre de cachet. Mais on ne voulut pas croire � la sinc�rit� ou � la solidit� de son repentir ; on craignait sa plume, on craignait qu'il ne songe�t � se venger de
ceux qui s'�taient d�clar�s contre lui ; en un mot, on ne voyait pas de grands avantages, et l'on entrevoyait plus d'un �cueil � son retour.
�� Vous savez que, depuis longtemps, je consens de prendre une charge, que l'on me d�sire au Parlement de Metz, et que ce sont maintenant mes parens qui ne le veulent plus, Il ne d�pend donc pas de moi de remplir les devoirs de citoyen, auxquels vous m'exhortiez, il y a six mois, avec tant d'�loquence.: ce n'est plus moi aujourd'hui qui refuse �. On a vu plus haut (20 novembre 1786) qu'il avait �t� fortement question de changer cette captivit� qui semblait insuffisante en une prison autrement s�rieuse, et La Reyni�re croit savoir qu'il est � la veille, celle fois, de voir r�aliser cette menace terrible �� Tel va peut-�tre bient�t �tre l'asile de votre infortun� ami. C'est ainsi qu'on r�compense dix-neuf mois d'une conduite sans reproches �
[...]
Or les appr�hensions de le Reyni�re �taient peu fond�es, o� l'on renon�a � s�vir coutre un �cervel� dont on pouvait redouter le retour, mais qui n'�taie gu�re dangereux � celle distance de Paris. Ce qui parait plus positif, c'est qu'on ne songeait nullement il lui rendre la libert�, et qu'� moins de circonstances malais�es � pr�voir, il ne devait esp�rer de sit�t un changement quelconque dans sa situation.
[...]
Quoique l'on ne s'entendit gu�re, les n�gociations �taient permanentes entre La Reyni�re et ses parents. Ceux-ci, peu rassur�s sans doute, malgr� les belles promesses de leur fils, ne semblaient pas dispos�s � lui faire les conditions douces. D'abord, il ne fallait plus songer � ces d�jeuners, � ces agapes qui avaient eu une si �trange r�putation. Bien plus, dans l'hypoth�se du retour � Paris, la maison paternelle lui �tait ferm�e, et il devait habiter un autre quartier, Passe pour le sacrifice des d�jeuners, qu'entre parenth�se Grimod se sent peu r�sign� � faire;
mais il y avait plus que de la duret� � refuser de recevoir sous le m�me toit le fils repentant et pardonn�.
[...]
Trois mois s' �coul�rent ainsi dans cette incertitude anxieuse et � laquelle venaient se joindre des infirmit�s assez graves. Il luttait corps � corps avec un ennemi implacable dont il s'�tait cru un instant d�barrass�. �� Je suis presque s�r d'avoir en ce moment le toenia (le ver solitaire), maladie dont j'ai �t� tourment� et gu�ri en 1779, mais qui n'avait point reparu depuis. J'�prouve, depuis six mois, des tiraillemens d'entrailles et. des acc�s d'hypocondrie que j'attribue �
cette cause et avec grand fondement. D�s que je serai tout � fait s�r de la pr�sence de cet animal, je m'occuperai de le chasser, parce que c'est un h�te incommode, et que je ne crois pas n�cessaire de donner encore � mes amis et � mes ennemis le spectacle de mon
enterrement. �
Celle lettre est du 6 mars 1788; la suivante, dat�e de Lausanne, est du 11 juillet. On ne voulait positivement pas de La Reyni�re � Paris. On lui avait laiss� entrevoir qu'il obtiendrait plus ais�ment d'�changer sa captivit� contre un bannissement. Mais il s'�tait refus� � cette sorte
d'accommodement, estimant qu'il y avait trop d'inconv�nients � voyager sous l'�gide d'une lettre de cachet. Les ennuis d'un hiver triste et maussade modifi�rent apparemment sa fa�on de voir. Quoi qu'il en soit du motif qui le d�cida � donner un d�menti � ses r�solutions, nous le trouvons parcourant la Suisse, se passionnant pour ces r�publicains chez lesquels il se sent toutefois profond�ment humili� de sa servitude, et se frottant le plus qu'il peut aux hommes c�l�bres qu'il rencontre sur sa route.
Biographie
universelle, ancienne et moderne, ou Histoire, par ordre alphab�tique, de la vie publique et priv�e de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs �crits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes
Joseph Fr. Michaud, Louis Gabriel Michaud
Ed. Michaud fr�res, 1839
GRIMOD de la Reyni�re
(ALEXANDRE - BALTHAZARD - LAURENT), fameux gastronome, n� � Paris le 20 nov. 1758, �tait fils d'un fermier-g�n�ral, qui, de la boutique de son p�re charcutier, s'�leva jusqu'� l'emploi d'administrateur des postes. C'�tait comme fournisseur � l'arm�e du mar�chal de Soubise, pendant la guerre de Sept ans, qu'il avait commenc� sa fortune. Ses b�n�fices furent tels, que tandis que le mar�chal de Richelieu faisait construire son pavillon d'Hanovre du produit de ses d�pr�dations dans cette m�me guerre, le financier Grimod faisait b�tir, � l'angle des Champs-Elys�es et de la place Louis XV, le bel h�tel qui porte encore son nom, et qu'occupe l'ambassade de Russie. C'est l� qu'il se rendit c�l�bre par le faste de sa maison, par le m�rite d'avoir le meilleur cuisinier de France et par une foule de petits travers dont les
M�moires de Bachaumont, et la Correspondance de
Grimm, ont conserv� le souvenir. Il recevait � sa table les plus grands seigneurs, et ses convives disaient de lui : �� On le mange, mais on ne le dig�re pas. � Quant � Mlle de Jarente qu'il avait �pous�e, elle �tait ni�ce de
l'�v�que d'Orl�ans qui tenait la feuille des b�n�fices et qui s'est rendu fameux par les d�sordres de sa vie. Elle �tait fort galante (1); et quoique dou�e de beaucoup d'esprit, elle poussait jusqu'� l'extr�me l'orgueil de sa naissance, ce qui lui allait fort mal apr�s s'�tre ainsi m�salli�e. Seul fruit de cette union, le jeune Grimod vint au monde avec un d�faut de conformation aux mains qui l'obligeait de se servir de doigts postiches ; mais par leur secours il �crivait, d�coupait
et dessinait avec une facilit� merveilleuse. Ses parents le destinaient � la magistrature dans laquelle l'appui de son oncle Malesherbes lui e�t procur� un avancement rapide. Mais, d�daignant ce moyen honorable et facile d'arriver � la consid�ration, il se fraya un chemin � la c�l�brit� par des bouffonneries qui pouvaient faire quelque honneur � son esprit, mais qui trop souvent n'en firent qu'un homme fort ridicule. Peu flatt� d'avoir �t� mis au monde laid et difforme, il ne le pardonnait pas � sa m�re, et s'en vengeait continuellement par la citation des noms de sa propre famille, et par des allusions � l'ignoble m�tier de son grand
p�re et de ses a�eux. Quand il entrait dans le salon de sa m�re, il ne manquait jamais de se prosterner de la mani�re la plus humble devant les hauts personnages qu'il y rencontrait, cherchant par l� � tourner en ridicule les grands airs de Mme de la Reyni�re, et � faire parade de sa naissance pl�b�ienne. C'est dans cet esprit qu'il se borna � la profession d'avocat, qui alors ne conduisait pas � tout comme aujourd'hui. On lui demandait pourquoi avec tant de fortune, il n'avait pas pr�f�r� acheter une charge de conseiller. �� Pourquoi ? r�pondit-il, c'est qu'en qualit� de juge, j'aurais fort bien pu me trouver dans le cas de faire pendre mon p�re; au lieu qu'�tant
simple avocat, je conserve au moins le droit de le d�fendre. � Ses d�buts au barreau furent assez brillants ; les m�moires qu'il publia se firent remarquer par l'originalit� des pens�es et le piquant du style. Mais l'ind�pendance et la litt�rature convenaient mieux � ses go�ts : il passait son temps au foyer des spectacles, dans les coulisses; car, malgr� sa laideur, il aimait fort les actrices, et pr�f�rait la soci�t� du caf� du Caveau � la brillante compagnie dont le salon de ses parents �tait le rendez-vous. D�s 1777, il r�digeait en soci�t� avec Levacher de Chamois le
Journal des Th��tres, ce qu'il fit jusqu'en 1778 ; et, pendant les ann�es 1781 et 1782, il r�digea seul la partie dramatique du
Journal de Neufch�lel (Suisse). En 1780, il avait publi� comme �diteur
le Fakir, conte en vers dont l'auteur nous est inconnu, disait-il dans son avertissement ; mais on sait que cet auteur est Lantier. Deux ans apr�s il �dita encore le
Flatteur, com�die en 5 actes et en vers libres du m�me, et en composa la pr�face. En 1783 (avril), il publia une brochure intitul�e :
R�flexions philosophiques sur le plaisir, par un c�libataire avec cette �pigraphe :
Legite, censores, crimen amoris abest (in-8�) ; ouvrage qui ne contient qu'une censure vague des moeurs du jour. ��
Cependant, disait La Harpe dans sa Correspondance, on y remarque plus d'esprit qu'on n'en supposait � un homme qui passe pour une esp�ce de fou. Il y a des observations assez justes parmi beaucoup de lieux communs. � Ce qu'il y a de plus curieux dans cette brochure, c'est l'avertissement qui offre la parodie du charlatanisme de certains �diteurs. Elle eut un tel succ�s que la premi�re �dition fut �puis�e en huit jours ; et qu'il s'en fit deux autres dans le courant de l'ann�e. Cette vogue s'explique par la r�putation d'originalit� dont jouissait alors Grimod l'avocat, qu'on qualifiait ainsi pour le distinguer de son p�re le publicain. Le nom du jeune Grimod avait, quelques jours avant cette publication, vol� de bouche en bouche, gr�ce � une piquante mystification qu'il avait faite � ses parents. Il avait donn� un souper, dont les convives, choisis dans tous les rangs de la soci�t�, formaient une mac�doine de gens de lettres, de gar�ons tailleurs, d'artistes, de militaires, de gens de robe, d'apothicaires, de com�diens. Il avait fait imprimer ses billets d'invitation dans la forme d'un billet d'enterrement. En voici le mod�le, copi� fid�lement d'apr�s l'�dition originale dont Louis XVI fit encadrer un exemplaire pour la raret� du fait. �� Vous �tes pri� d'assister au souper collation de Me Alexandre-Balthazard-Laurent Grimod de la Reyni�re, �cuyer, avocat au parlement, membre de l'acad�mie des Arcades de Rome, associ� ce libre du Mus�e de Paris, et r�dacteur de la partie dramatique du Journal de Neufch�tel, qui se fera en son domicile, rue des Champs Elys�es, paroisse de la Madeleine l'Ev�que, le jour du mois d'178 . On fera son possible pour
vous recevoir selon vos m�rites; et, sans se flatter que vous soyez pleinement satisfait, on ose vous assurer, d�s aujourd'hui, que du c�t� de l'huile et du cochon vous n'aurez rien � d�sirer. On s'assemblera � neuf heures et demie pour souper � dix. Vous �tes instamment pri� de n'amener ni chien ni valet, le service devant �tre fait par des servantes (2) ad hoc. � A la porte de l'h�tel, le suisse demandait au convive � voir son billet, y faisait une marque et le remettait � un autre suisse, qui �tait charg� de demander si c'�tait M. de la Reyni�re
sangsue du peuple, ou son fils le d�fenseur de la veuve et de l'orphelin qu'il d�sirait voir. Sur la r�ponse du convive on le faisait monter un escalier au haut duquel il �tait re�u par un savoyard, v�tu en h�raut d'armes, avec une hallebarde dor�e � la main. Tout le monde �tant r�uni dans le salon, l'amphitryon, en habit de palais et avec le maintien le plus grave, pria l'assembl�e de passer dans une autre pi�ce o� il n'y avait pas une seule lumi�re. On y retint les convives pendant pr�s d'un quart d'heure; les portes s'ouvrirent enfin, et l'on passa dans une salle � manger �clair�e de mille bougies. La balustrade qui entourait la table �tait gard�e par deux savoyards arm�s � l'antique. Quatre enfants de choeur �taient plac�s aux quatre coins de la salle avec leurs encensoirs. �� Quand mes parents donnent � manger, dit le ma�tre du festin, il y a toujours trois ou quatre personnes � table, charg�es de les encenser : j'ai voulu, messieurs, vous �pargner cette peine. Ces
enfants s'en acquitteront � merveille.� Le souper �tait compos� de vingt services de la plus grande magnificence, mais le premier tout en cochon : �� Messieurs, comment trouvez-vous ces viandes ? demanda
l'amphitryon.- Excellentes.- Eh bien ! je suis fort aise de vous dire que c'est un de mes parents qui me les fournit ; il se nomme un tel, il loge dans tel endroit ; comme il m'appartient de tr�s-pr�s, vous m'obligerez fort de l'employer lorsque vous en aurez besoin. � Le festin se prolongea jusqu'� sept heures du matin. Cette soir�e bizarre mortifia cruellement le p�re et la m�re de Grimod. Il leur avait demand� la permission de donner � souper � quelques-uns de ses amis, dont il avait dress� une fausse liste ; il avait m�me obtenu de leur complaisance qu'ils iraient souper ce jour-l� en ville pour le laisser disposer de la maison � sa fantaisie. Quelle fut leur surprise lorsqu'en rentrant chez eux ils y trouv�rent cette mascarade ! M. de la Reyni�re se montra un instant dans la salle du festin. Le bailli de Breteuil, qui passait pour lui rendre des soins, lui donnait la main ; comme elle il �tait fort grand et fort maigre, Grimod de la Reyni�re cita tout haut en les regardant ce vers de Delille :
Et ces deux grands d�bris se consolaient entre eux.
A quelque temps de l� il fit � son p�re une nouvelle sc�ne qui peut-�tre a sugg�r� � Pigault-Lebrun, dans ses
Barons de Felsheim, la premi�re id�e du si�ge que Brandt fait subir � des Juifs dans la tour de Witikind. Grimod del� Reyni�re, s'�tant enferme dans son appartement, d�clara � son p�re qu'il n'en sortirait point � moins d'une somme de cent mille francs, indispensable pour satisfaire ses cr�anciers. Refus de la part de celui-ci. Alors Grimod mena�a d�faire sauter l'h�tel
avec cent livres de poudre. Effray� et connaissant son fils capable de toutes les folies, le p�re consent enfin � payer les cent mille livres ; mais � la condition qu'il y aurait �change simultan� entre la somme et les munitions de guerre. Le trait� s'ex�cute, et le p�re re�oit en effet de son fils cent livres de poudre, mais c'�tait de la poudre � poudrer. La
Lorgnette philosophique trouv�e par un R.P. capucin sous les arcades du Palais-Royal, et pr�sent�e au public par un c�libataire (1785, 2 vol. in-12), ajouta encore � la renomm�e fac�tieuse de Grimod de la Reyni�re. Cette oeuvre assez d�cousue offre des pages tr�s-piquantes; malheureusement l'auteur a copi� trop souvent
la Berlue de Poinsinet de Sivry. Le moment vint o� il s'attira une disgr�ce assez m�rit�e, en abusant de sa qualit� d'avocat pour publier la plus sanglante satire contre le po�te Fariau de Saint-Ange. Ce
libelle a pour titre: M�moire � consulter, et consultation pour ma�tre Marie-Elie-Guillaume Duchosal, avocat en la cour, demandeur, contre le sieur Ange Fariau de Saint-Ange, coop�rateur subalterne du Mercure de France, d�fendeur, avec cette �pigraphe tir�e de Ph�dre :
Stult� nudabit animam suam. Dans ce m�moire, Duchosal, auteur de quelques satires assez m�diocres, r�clame contre l'injustice qu'on a eue de lui attribuer s�rieusement des vers � la louange de Saint-Ange, que celui-ci avait fait ins�rer dans l'Almanach litt�raire et dans quelques autres recueils. C'est avec tout l'appareil des formes du barreau que Grimod de la Reyni�re demande en faveur de son client la r�paration la plus authentique d'une calomnie aussi injurieuse, et des dommages-int�r�ts applicables � des oeuvres pies. Il �tablit que la pr�tendue �p�tre n'a �t� faite que pour se moquer du sieur Fariau ; que son ridicule amour-propre a pu seul le faire donner dans un pi�ge aussi grossier ; enfin que les vers ne sont point de Duchosal, mais d'un sieur Deville, tr�sorier de France de la g�n�ralit� d'Amiens, qui n'a eu d'autre intention que de se moquer du sieur Fariau, en lui adressant des vers qu'il suffisait de lire sans pr�vention pour y d�couvrir la plus am�re d�rision, t�moin ceux-ci :
Ovide chantait comme an ange.
Saint Ange chante comme un dieu.
Si dans ce factum Grimod s'�tait content� de relever les ridicules litt�raires d'un po�te qui en avait beaucoup, peut-�tre ne se f�t-il attir� aucune disgr�ce ; mais il d�versa sur Saint-Ange les personnalit�s les plus humiliantes, et attaqua un certain marquis de la Salle, auteur de
L'oncle et les deux tantes, comme se qualifiant �� de marquis chez les auteurs, et d'auteur chez les marquis. � L'ordre des avocats, indign� qu'un de ses membres, sous le titre de
m�moire, e�t imprim� un vrai libelle, se disposait � le rayer du tableau, Saint-Ange � lui intenter un proc�s criminel, enfin le marquis de la Salle � en faire une justice plus prompte,
lorsque la famille de Grimod, pour le soustraire � toutes ces r�criminations, obtint une lettre de cachet qui l'exila dans l'abbaye de Blamont, � quelques lieues de Nancy. Devenu par la mort de son p�re ma�tre d'une fortune immense, il changea l'ameublement et les tentures de son appartement, et partout il y fit placer les attributs de la charcuterie. Dans de riches panneaux tendus en �toffes d'or, on voyait des assiettes de boudin brod�es en relief, des troph�es de saucisses, des hures peintes et des pieds de cochon en sautoir. L'extr�mit� des manches de couteaux pr�sentait en ivoire une t�te de porc ; tout enfin rappelait la m�me origine. C'est dans cet appartement ainsi d�cor� qu'il se plaisait � faire des festins � la Lucullus,
dans lesquels il se montrait convive aussi vaillant qu'amphitryon attentif. Une fois il invita � souper les personnages les plus distingu�s: la salle du festin �tait tendue de noir, et chacun avait son cercueil derri�re lui. Ici se place un voyage de Grimod de la Reyni�re � Lyon, o� il fut re�u membre de l'acad�mie de
cette ville. Cette circonstance de sa vie lui a fourni l'occasion de publier des
Lettres � M. Mercier, ou R�flexions philosophiques sur la ville de
Lyon, 1788, gr.in-8�. Quelques mois apr�s, il fit para�tre
Peu de chose, id�es sur Moli�re, Racine, Cr�billon, Piron, etc., hommage � l'acad�mie de Lyon (Paris, 1788, in-8�). Ces r�flexions indiquent une connaissance r�elle au th��tre, et offrent des aper�us fort piquants. D�j� il avait amplement us� de la fortune de son p�re ; et vivant avec des actrices, entre autres avec Mlle
Contat, il �tait loin de l'avoir augment�e, lorsque la r�volution vint lui en enlever la majeure partie. Du reste il traversa assez paisiblement cette �poque, parce qu'il �vita de se mettre en contact avec les puissances. Uniquement pr�occup� de sa passion pour
l'art dramatique et pour la litt�rature l�g�re, il prit son parti sur les malheurs du temps avec une s�curit� dont on peut juger par le titre seul des ouvrages qu'il publia : A la
Lettre d'un voyageur � son ami sur la ville de Marseille (1792, in-8�), il fit succ�der
Moins que rien, ou Suite de Peu de chose (1793, in-8�). �� Qu'elle est louable, citoyen Grimod, lui dit un critique (3), la modestie avec laquelle vous intitulez vos ouvrages ! Mais quand on n'a donn� que
Peu de chose, � quoi sert de lui donner une Suite ? Plusieurs
Moins que rien �� ne feront jamais un total au bas de
l'addition. � De 1797 � 1798, Grimod r�digea le Censeur
dramatique, dont la collection forme 4 vol. in-8�. On a dit de ce recueil recommandable par une piquante impartialit� : �� Les baladins seuls le craignent (son auteur), les v�ritables artistes le r�v�rent (4). � Mais le
Censeur, r�dig� dans les id�es d'un homme de bonne compagnie, ne pouvait plaire aux d�magogues. Apr�s le 18 fructidor, Grimod critiqua les premiers acteurs du th��tre de la r�publique. Son journal fut alors proscrit comme royaliste et contre-r�volutionnaire, quoiqu'il f�t �tranger aux affaires politiques, et qu'il ne parl�t jamais que de l'art dramatique. �� Mais dans ces temps heureux, disent les auteurs du Petit Dictionnaire des grands hommes, on �tait conspirateur contre l'�tat et la tranquillit� publique lorsqu'on ne s'agenouillait pas devant les grands bras de Baptiste, les brodequins �trusques de Talma, la perruque v�n�rable de la tricoteuse Vestris, les bouffonneries de Dugazon, et surtout les niaiseries patriotiques de Michot. C'est ce dernier qui vengea ses camarades ; et ses amis (les sbires de la police) firent proscrire l'ennemi commun (5). � Peu d'ann�es apr�s, dans des temps plus tranquilles, Grimod prit sa revanche sur ses adversaires et ses critiques en faisant para�tre l'Alambic litt�raire, ou
Analyse d'un grand nombre d'ouvrages publi�s r�cemment (Paris, 1803, 2 vol.in-8�) La diminution de sa fortune ne lui avait rien fait perdre de sa ga�t� : lui-m�me disait que la r�volution avait respect� la plus pr�cieuse de ses propri�t�s, son app�tit. Cependant, oblig� de restreindre le nombre de ses convives, il r�solut de ne plus recevoir que de vrais amis, et pour les �prouver il s'avisa d'un plaisant stratag�me. Il se dit malade, se tint clos chez lui, et fit fermer sa porte � tout le monde. Quinze jours apr�s, il envoya � ses amis des billets de faire part, leur annon�ant son d�c�s, et les invitant � son convoi qui devait avoir lieu le lendemain � quatre heures. Il n'en vint qu'un petit nombre ; c'�tait justement l'heure du d�ner, et retarder ind�finiment ce principal repas, pour un enterrement, c'�tait assur�ment une marque d'affection aux yeux du pr�tendu d�funt. Ces amis donc voient � la porte un corbillard et plusieurs voitures de deuil ; une bi�re recouverte d'un drap noir est sous le p�ristyle de l'h�tel. On les introduit dans une salle d'attente enti�rement tendue en noir. Une demi-heure se passe ; alors les deux battants d'une porte lat�rale sont ouverts, et un domestique prononce d'une voix solennelle: �� Messieurs, vous �tes servis! � Que voient-ils en entrant dans la salle voisine ? Une table charg�e des mets les plus exquis et des vins les plus fins. Grimod de la Reyni�re est assis � sa place accoutum�e, pr�t � faire les honneurs du repas, et la table entour�e d'un grand nombre de couverts �gal a celui de ses amis in extremis. Tous manifestent leur joie au ma�tre du lieu, mais lui, avec le sang-froid le plus comique : �� Messieurs, dit-il, le d�ner est servi, il pourrait refroidir, prenez donc votre place. � Apr�s ces mots le festin commen�a et se prolongea fort avant dans la nuit. Ce fut sans doute pour la Reyni�re un des plus beaux jours de sa vie. Le moment vint o� sa c�l�brit� franchit les joyeux cercles de Paris et devint europ�enne, gr�ce � la publication de l'Almanach des
gourmands, servant de guide dans les moyens de faire grande ch�re, par un vieil amateur (Paris, 1803-1812, 8 vol. in-18, avec figures). Les premiers volumes ont eu jusqu'� trois �ditions. L'auteur, qui a eu pour collaborateur Coste, d�diait chacun de ses tomes � un personnage important daris la science culinaire; ainsi le premier le fut au cuisinier de Cambac�r�s, le second � d'Aigrefeuille, le fameux parasite de cet archichancelier, un autre au com�dien Cam�rani, l'inventeur des soupes qui portent son nom. On trouve dans ce recueil des plaisanteries originales, un emploi tr�s-heureux du style didactique et surtout le ton de la meilleure compagnie. �� Dispensateur de la gloire litt�raire, a dit un critique, r�gulateur des gastronomes, et d�gustateur g�n�ral de tous les mets qu'inventent les hommes de bouche, cet homme de lettres et de go�t fut aussi l'un des premiers restaurateurs de la ga�t� fran�aise. L'art de vivre pour manger lui doit une encyclop�die gourmande qui le rend immortel :
Et comme le disait un directeur des vivres, L'Almanach des gourmands est le meilleur des livres (6).
Il n'est en effet aucun ouvrage d'o� les officiers de table puissent tirer de meilleurs renseignements. On a pr�tendu que les, louanges donn�es par Grimod, � certains artistes, �taient int�ress�es ; mais ne fallait-il pas appuyer la v�rit� de ces �loges par une d�gustation
officielle ? Lui-m�me ne s'en cachait point ; il l'a imprim� en vingt endroits de son ouvrage ; et quelle fortune en effet e�t pu suffire � l'achat de tous les articles succulents et recherch�s dont il a parl� dans son
recueil ? Dans son z�le pour la science de la gueule, ainsi que l'appelle Montaigne, il avait institu�
un jury d�gustateur, qui avait son code et son r�glement, et auquel on n'�tait admis qu'en faisant preuve d'un grand app�tit et d'un go�t d�licat. Les s�ances consistaient en un d�ner par mois : c'est l� que les initi�s, parmi lesquels figuraient de graves aristarques et d'aimables actrices, pronon�aient sur la d�licatesse d'un nouveau mets envoy� au jury par quelque artiste culinaire (7). Cependant Grimod de la Reyni�re avait publi� un
Manuel des Amphytrions, contenant un trait� de la dissection des viandes � table, la nomenclature des menus les plus nouveaux de chaque saison, et les �l�ments de la politesse gourmande: ouvrage indispensable � tous ceux qui sont jaloux de faire bonne ch�re et de la faire faire aux autres, par l'auteur de l'Almanach des gourmands
(Paris, 1808, 1 vol. in-8� avec planches). Ces diverses publications procur�rent � leur auteur l'acc�s des meilleures tables de l'empire, entre autres celle de Cambac�r�s ; et en effet, par son savoir-vivre, son am�nit�, et le piquant de son esprit, il �tait le convive le plus aimable, quand il d�nait chez les autres, de m�me que chez lui il �tait le mod�le des amphitryons. Cette vie inoffensive ne le mit pas � l'abri d'une semonce du ministre de la police Fouch�, qui le fit venir un jour, � l'occasion de quelques propos sur Napol�on qu'on lui attribuait : �� Monseigneur, r�pondit l'inculp�, on vous a fait un faux rapport; personne plus que moi n'admire notre grand empereur ; mais peut-�tre me sera-t-il permis de d�plorer l'emploi que S. M. fait de son immense g�nie. - Comment ! que voulez-vous dire ? - Oui, monseigneur, s'il s'�tait appliqu� aux progr�s de la cuisine, qui sait � quel degr� de perfection elle se serait arr�t�e
!� Depuis 1814, Grimod de la Reyni�re s'�tait retir� au ch�teau de Villiers-sur-Orge pr�s de Longjumeau (8), o� il s'occupait de ses souvenirs et des lettres sans renoncer � pratiquer la gastronomie. Il y vivait avec sa femme, ancienne actrice du th��tre de Lyon, qui lui a surv�cu. Jusqu'au dernier moment il a gard� son originalit� et surtout son excellent app�tit; avantage qu'il devait � certaines pr�cautions hygi�niques dont il ne se d�partit jamais, et qui prouvent qu'une dose de sobri�t� est indispensable au vrai gourmand, au gastronome de bonne compagnie. Il avait conserv� � la porte de son ch�teau un ancien carcan dernier d�bris de la justice seigneuriale, et plus d'une fois il se donna le plaisir d'y attacher pendant quelques instants un convive trop confiant. L'ordre le plus minutieux pr�sidait aux moindres d�tails de son int�rieur, car personne plus que lui n'attacha d'importance aux petites choses. Il avait fait pratiquer et poser dans toutes les pi�ces de son ch�teau des tuyaux formant porte-voix, de sorte que de son cabinet il pouvait entendre tout ce qui se disait chez lui. Dans les diff�rents corridors et appartements, il avait fait apposer des affiches contenant des maximes de morale �picurienne et
des pr�ceptes litt�raires : ainsi � c�t� de cette sentence de Boileau :
Faites choix d'un censeur solide et salutaire.
se trouvait imprim� sur la m�me feuille :
Le dos au feu, le ventre a table,
Dans un joli petit r�duit,
Avec femme aim�e, aimable, etc.
Enfin dans vingt endroits on lisait ces mots : �� Malheur � ceux qui n'entendent pas la plaisanterie ; ils sont indignes de se griser � la table du jury d�gustateur et de sa succursale champ�tre. � Grimod de la Reyni�re est mort au commencement de l'ann�e 1838.Outre les productions d�j� cit�es, il a fourni des articles litt�raires � beaucoup de journaux, entre autres aux
Petites-Affiches de Ducray-Duminil dont il a compos� toute la partie litt�raire depuis 1800 jusqu'� 1806. Il avait travaill� en 1787 et 1788, � la
Correspondance litt�raire et secr�te de Neuwied. On lui a attribu� un
Journal des gourmands et des belles. Il est encore auteur de la
Vision d'un bon homme (1803, in-12) ; et il a eu part au roman publi�, sous le nom de
M�moires de Babiole, par Car. Wuiet. Il annon�ait d�s 1785 un grand ouvrage sur la com�die intitul�e :
Consid�rations sur l'art dramatique, qui devait avoir cinq volumes in-8�, et auquel Grimod de la Reyni�re disait avoir travaill� pendant vingt ans. Cet ouvrag� n'a point �t� publi�. Il est l'auteur de l'Eloge de la jalousie,
imprim� depuis 1792, et que des circonstances particuli�res ne lui ont point permis de mettre au jour. Le
Songe d'Athalie, parodie-satire contre Mme de Genlis, que Rivarol et Champcenetz avaient donn�e sons son nom n est pas de lui ; mais il ne r�clama pas contre cette supposition. Il a paru en 1824 un
Nouvel Almanach des gourmands, servant de guide dans les moyens d�faire excellente ch�re, par A.-B. de P�rigord (MM. L�on Thiess�, aujourd'hui pr�fet, et Raisson fils), 1 vol. in-18; cette publication, qui devait �tre continu�e, s'est arr�t�e � ce 1er volume.
(1) Chamfort raconte dans ses Anecdotes que Grimod de la Reyni�re, au moment de l'�pouser, parlant avec enthousiasme � Malesherbes, son beau-fr�re, du bonheur qui l'attendait : �� Cela d�pend, dit celui-ci, de quelques circonstances. - Comment ? que voulez-vous dire ? - Cela d�pend du premier amant qu'elle aura. � Un tel mot dans la bouche de Malesherbes peint toute la d�pravation de l'�poque.
(2) Esp�ce de meubles de salle � manger.
(3) Voyez le Tribunal d'Apollon, ou Jugement en dernier ressort de tous les auteurs
vivants, 3. vol. in-18 (an VII).
(4) Petit Dictionnaire des grands hommes (flor�al an VIII).
(5) A c�t� de ce jugement flatteur pour Grimod, il para�tra peut-�tre curieux de mettre cette sentence de l'auteur du
Coup de fouet, ou Revue de tous les th��tres de Paris (i vol. in
-18, fin de l'an X, 1801) :�� Grimod de la Reyni�re, le plus plat auteur et le plus ennuyeux critique qu'il soit possible d'imaginer. �
(6) Martyrologe litt�raire, ou Dictionnaire critique de sept cents auteurs
vivants, Paris, 1816,
(7) Les divers pr�sidents de ce jury furent d'Aigrefeuille ; le docteur
Gastaldi, d�c�d� en 1804 ; Grimod de Vernon, n� en 1731, et mort en 1810. - Nous avons sous les yeux, une lettre autographe de mademoiselle Minette, actrice du Vaudeville, dat�e du la janvier 1810, et adress�e � Grimod
de la Reyni�re, dans laquelle elle s'excuse aupr�s de lui de faire partie de son jury d�gustateur: �� La franchise �tant la premi�re qualit� requise d'un gourmand, je crois devoir, dit-elle, vous ouvrir mon coeur. Comment oserai-je avouer un crime de l�se-gourmandise ? Vous le dirai-je ? je hais les truffes, je hais les p�t�s de foie d'oie, je hais, grands dieux ! donnez-moi la force d'achever, je hais les p�t�s de canard de Toulouse, et m�me les terrines de N�rac ! etc. �
(8) Ce ch�teau avait appartenu � la fameuse marquise de Brinvilliers.
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