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Le Finist�re
4 mars 1882
Vari�t�
L'Abb� GR�GOIRE
Une souscription est ouverte
pour �lever une statue � l'abb� Gr�goire, sur l'une des places
publiques de Lun�ville, la ville la plus rapproch�e de ton lieu
de naissance,
A cette occasion, M. DEBIDOUR, professeur � la Facult� des
lettres de Nancy, a publi� sur Gr�goire la notice suivante :
L'abb� Gr�goire est un des plus grands caract�res qu'ait
produits la R�volution. Ce pr�tre incorruptible, ce citoyen sans
peur et sans reproche, qui n'eut jamais d'autre fanatisme que
celui de la tol�rance, a contribu� plus qua personne � la
r�g�n�ration de la France. Il n'a jamais reni� ni sa foi
religieuse sous la Terreur, ni sa foi d�mocratique sous la
Restauration.
Si l'Eglise, qu'il a sauv�e, lui a refus� ses pri�res et ne veut
se souvenir de lui que pour le calomnier, la R�publique, qu'il a
fond�e et servie, les sectes pers�cut�es qu'il a affranchies,
les races opprim�es dont il a h�t� la d�livrance, rendent � sa
m�moire l'hommage qu'elles lui doivent. Cette justice qu'il n'a
pas toujours obtenue de son vivant, l'histoire la lui fait
aujourd'hui sans r�serve. Elle n'a, pour le glorifier, qu'�
retracer rapidement et sans commentaire l'existence si bien
remplie de ce vieux patriote. Il n'est pas de souvenir plus
honorable pour la France, ni d'exemple plus fortifiant pour un
Fran�ais.
I
Henri Gr�goire �tait n�, le 4
d�cembre 1730, � V�ho, pr�s de Lun�ville, au milieu de ces
populations rurales de Lorraine, dont il conserva toute sa vie
l'�pre franchise, la vaillance et la probit�. L'�ducation
raffin�e qu'il re�ut chez les j�suites de Nancy ne put fausser
son inflexible droiture. Elle ne lui fit pas non plus oublier
qu'il �tait du peuple. Ordonn� pr�tre de bonne heure, il eut,
malgr� le succ�s acad�mique de son Eloge de la po�sie, le
courage de s'arracher aux s�ductions de la vie litt�raire pour
se consacrer tout entier aux devoirs de s on minist�re. Sa
jeunesse et une partie de son �ge m�r s'�coul�rent dans la
modeste cure d'Emberm�nil, d'o� il ne f�t sans doute jamais
sorti sans la R�volution. Aust�re et rigide pour lui-m�me.
Gr�goire s'effor�ait sans rel�che d'augmenter le bien-�tre
mat�riel et moral de ses paroissiens. Il les aidait de son
argent et de ses conseils dans leurs travaux agricoles, les
initiait aux perfectionnements et aux inventions qu'il
remarquait dans ses voyages en Suisse et en Allemagne, et, sur
toutes choses, les poussait � s'instruire, par des dons ou des
pr�ts de livres, pour les rendre dignes de la libert�. Aussi
�tait-il ador� de ses ouailles, mais, en revanche, assez mal vu
de ses sup�rieurs, qui pressentaient en lui un tribun populaire.
Son �loquence chaude et vibrante n'�tait pas pour leur plaire.
Laissant de c�t� les subtilit�s th�ologiques et les all�gories
forc�es, le cur� d'Emberm�nil parlait d'abondance, avec son �me,
et ses discours, pour �tre parfois peu ch�ti�s, n'en allaient
pas moins aux c�urs des faibles et des malheureux. Mais ce qui
lui valut l'inimiti� d�clar�e du haut clerg�, ce fut son Essai
sur la r�g�n�ration physique et morale des Juifs, couronn� par
l'acad�mie de Metz en 1788. Oser d�fendre en public cette race
maudite, revendiquer pour ces parias des soci�t�s modernes, au
nom de la fraternit� chr�tienne, le droit de vivre libres et
honor�s, n'�tait-ce pas, surtout de la part d'un pr�tre
catholique, la plus scandaleuse t�m�rit� ? Ainsi en jug�rent les
�v�ques et les conservateurs du temps. Mais les cur�s de
Lorraine, qui �taient du peuple comme Gr�goire, ne partag�rent
pas � son �gard les sentiments haineux de la haute Eglise. Ils
le lui prouv�rent en le choisissant bient�t apr�s comme
repr�sentant du clerg� aux Etats g�n�raux de 1789. Nul dans
celle grande assembl�e ne devait r�pondre plus noblement que le
cur� d'Emberm�nil aux d�sirs et � l'attente de la nation.
(A suivre.)
8 mars 1882
L'Abb� GR�GOIRE
II
Gr�goire �tait alors dans
toute la force de l'Age et du talent. Thibaudeau le jeune, qui
le vit � cette �poque � Versailles pour la premi�re fois, nous
le d�peint en ces termes : �� Quoique pr�tre jusqu'au bout des
ongles et au fond de l'�me, il �tait un des d�put�s pour
lesquels j'avais le plus de sympathie et de respect. Il �tait
avec tant de bonne foi, de candeur, de courage et de d�vouement,
patriote et r�volutionnaire ! Sa figure �tait ouverte ; il avait
le sourire de la bont� et de la bienveillance ; son regard,
quoique l�g�rement louche, �tait fin et spirituel ; ses habits
et sa frisure d'abb� �taient soign�s. Sans se dire hautement
r�publicain, il en avait toute l'allure et la r�putation. Sans
�tre pr�cis�ment orateur, il parlait avec hardiesse, chaleur et
facilit�. Le bas clerg� en �tait fier... �
Aussi ne faut-il pas �tre �tonn� de l'ascendant extraordinaire
que, d�s les premiers jours, il exer�a sur son ordre aux Etats
g�n�raux. C'est une brochure de lui qui, au mois de juin 1789,
d�termina le bas clerg� � venir se joindre aux communes, pour
former, au nom de la souverainet� nationale, l'Assembl�e
constituante. Ce n'est pas sans raison que le peintre David l'a
mis au premier plan dans son esquisse du Serment du jeu de
paume. Quelques semaines apr�s, le 13 juillet, Necker �tait
renvoy� ; la cour, massant autour de Versailles ses r�giments et
ses canons, mena�ait Paris et la repr�sentation du pays d'une
ex�cution militaire. Ce jour-l�, Gr�goire, appel� au fauteuil de
la pr�sidence, releva par ces fi�res paroles le courage �branl�
des patriotes. �� Apprenons, s'�cria-t-il, � ce peuple qui nous
entoure que la terreur n'est point faite pour nous... Oui,
messieurs, nous sauverons la libert� naissante qu'on voudrait
�touffer dans son berceau, fallut-il pour cela nous ensevelir
sous les d�bris fumants de celle salle ! � Le lendemain, Paris
prenait la bastille et la libert� �tait sauv�e.
Dans la nuit du 4 ao�t, le cur� d'Emberm�nil contribua plus que
pas un de ses coll�gues � l'abolition des droits f�odaux. Nul ne
travailla plus ardemment que lui, par ses discours et par ses
�crits, � fonderie r�gime de l'�galit� devant la loi. D�mocrate
par principes et par temp�rament, il s'indigna de voir
l'Assembl�e, par une incons�quence regrettable, priver les
citoyens pauvres du droit de vote ; et il ne tint pas � lui que
le suffrage universel ne f�t �tabli en France d�s 1789.
L'autorit� monarchique, encore admise � celle �poque, n'�tait �
ses yeux qu'une magistrature populaire, subordonn�e plus
qu'aucune nuire � la loi nationale. Il ne lui reconnaissait pas
le droit absolu de veto et ne voulait pas, en lui accordant une
grosse liste civile, lui fournir les moyens de fomenter la
guerre int�rieure ou de soudoyer la trahison. Quand Louis XVI,
en prenant la fuite, eut d�chir� le contrat qui l'unissait � la
France, Gr�goire eut le bon sens et la hardiesse de proposer sa
d�ch�ance et de demander qu'il f�t jug� par une Convention.
Comme on lui objectait que le roi, ramen� de Varennes, allait
jurer la constitution : �� Il jurera tout et ne tiendra rien,
r�pliqua-t-il. Mais on ne l'�couta pas, et la majorit� affol�e
pr�f�ra restaurer une royaut� impuissante et haineuse, qui
allait, l'ann�e suivante, provoquer l'envahissement de notre
territoire.
Sans parler des nombreuses lois de d�tail que Gr�goire fit voler
par l'Assembl�e constituante en faveur de l'agriculture, nous
devons signaler comme lui appartenant en propre et lui faisant
le plus grand honneur celle qui, malgr� bien des pr�jug�s, �leva
enfin les juifs � la dignit� de citoyens. Les protestants,
veng�s � leur tour des ordonnances iniques de Louis XIV et de
Louis XV, durent aussi, en grande partie, leur �mancipation � ce
pr�tre catholique, qui se faisait un point d'honneur de procurer
la libert� � ses adversaires religieux. Dans le m�me temps, le
d�put� lorrain commen�ait, avec l'aide de la Soci�t� des amis
des noirs, une v�ritable croisade en faveur des hommes de
couleur, encore priv�s des droits civiques, et des n�gres encore
esclaves dans nos colonies.
Sa sollicitude pour les victimes de l'intol�rance catholique ne
lui faisait point oublier ses devoirs de pr�tre. La dignit� et
les droits l�gitimes du clerg� n'eurent pas dans l'Assembl�e
constituante de d�fenseur plus courageux que lui. Mais s'il
voulait l'Eglise respect�e, il la voulait en m�me temps
respectable. Aussi adh�ra t-il, sans entra�nement, mais sans
regret, � cette constitution civile par laquelle les
repr�sentants du pays, sans porter nulle atteinte au dogme ni �
la discipline eccl�siastique, voulurent instituer un clerg� � la
fois national et chr�tien, respectueux de la libert�, issu du
peuple et uniquement pr�occup� de le rendre meilleur. Gr�goire
fut le premier pr�tre qui pr�ta serment A la loi nouvelle. Quand
cet homme de bien, aussi recommandable par ses vertus
sacerdotales que par son patriotisme, vint prononcer � la
tribune la formule sacramentelle : �� Je jure de veiller avec
soin aux fid�les dont la direction m'est confi�e ; je jure
d'�tre fid�le � la nation, � la loi et au roi ; je jure de
maintenir de tout mon pouvoir la constitution fran�aise,
d�cr�t�e par l'Assembl�e nationale et accept�e par le roi, et
notamment les d�crets relatifs � la constitution civile du
clerg� �, - de longs applaudissements retentirent. L'effet
produit fut immense. Les cur�s se. ralli�rent, en grande
majorit�, � l'Eglise constitutionnelle. Mais la plupart des
�v�ques, par haine de la R�volution, refus�rent le serment ; et
alors commen�a, par les men�es des r�fractaires, un schisme d'o�
devait bient�t r�sulter la guerre civile.
III
Gr�goire �tait � cette �poque
devenu si populaire que deux d�partements, la Sarthe et le
Loir-et-Cher, se disput�rent l'honneur de l'avoir pour �v�que.
Il donna la pr�f�rence � ce dernier et presque aussit�t (mars
1791) se mit � exercer, avec son ardeur ordinaire, des fonctions
que les circonstances rendaient particuli�rement p�nibles.
L'�v�que inserment� de Blois, M. de Tr�mines, refusa quelque
temps de lui c�der la place. Quelques pr�tres r�fractaires et
des religieuses l'accueillirent par des impertinences ou des
menaces. Mais la masse de la population, � Blois, � Vend�me et
ailleurs, le re�ut avec enthousiasme. Il �lectrisait ses
dioc�sains par sa parole autant qu'il les �difiait par son
exemple. Dans sa premi�re tourn�e pastorale, qui dura quarante
jours, il pr�cha jusqu'� cinquante fois. C'est que, s'il n'avait
pas recherch� l'�piscopal, il le prenait fort au s�rieux.
L'autorit� de l'Eglise, �branl�e par la R�volution, ne pouvait
se raffermir que par l'activit�, le patriotisme et l'esprit de
tol�rance de ses premiers pasteurs. Il le sentait. Aussi quand
l'Assembl�e constituante, en se dissolvant, lui eut rendu sa
libert� (octobre 1791), se consacra-t-il tout entier � son cher
dioc�se. Pendant pr�s d'une ann�e, il le parcourut en tout sens,
r�formant et surveillant son clerg�, recommandant � tous la
fraternit� et le respect des lois et ne s�parant pas dans son
esprit l'id�e de chr�tien de celle de bon Fran�ais. Les
habitants de ses paroisses accouraient en foule pour l'entendre.
Cinquante mille enfants re�urent de lui la confirmation en 1792.
Mais la politique allait de nouveau l'�loigner de l'�glise.
Louis XVI venait d'�tre renvers� de fait (ao�t 1792). La France,
envahie, sans gouvernement, faisait appel � tous les
d�vouements. Gr�goire, �lu d�put� par le d�partement de
Loir-et-Cher, ne voulut pas se soustraire au devoir p�rilleux
qui lui incombait. Il alla si�ger � la Convention.
(A suivre.)
11 mars 1882
L'Abb� GR�GOIRE
IV
D�s la premi�re s�ance de
cette grande assembl�e (24 septembre 1792), Gr�goire proposa,
aux applaudissements de tous ses coll�gues, l'abolition de la
royaut� et la proclamation de la R�publique �� L'histoire des
rois, s'�cria-t-il, est le martyrologe des nations. � Et sa
motion fut adopt�e � l'unanimit�. Quand il s'agit (en novembre)
de prononcer sur le sort de Louis XVI, Il d�clara sans
h�sitation que ce roi sans foi devait �tre jug� par la
Convention. Mais fid�le � son aversion pour la peine de mort,
qu'il appelait �� un reste de la barbarie �, il opina pour que le
coupable fui condamn� �� � l'existence � et aux remords.
Sa popularit� ne fut point amoindrie par son attitude dans le
proc�s du roi. Tout le monde le savait inaccessible � la peur,
comme � la corruption. C'est � cette �poque m�me qu'il devint
pr�sident de la Convention et qu'il exprima le voeu d'une
alliance universelle des nations, dans un discours entra�nant,
qui fut imprim� et traduit en diverses langues comme �� le
manifeste de tous les peuples contre tous les rois. �
Envoy� peu apr�s dans la Savoie et le comt� de Nice, pays qui
venaient de se donner � la France, pour y r�organiser les
services publics, il remplit sa l�che en r�publicain et en
honn�te homme, fit partout aimer le nom fran�ais et, pondant les
six mois que dura son voyage, ne prit pas un jour de repos. Non
moins frugal que laborieux, il d�nait chaque soir de deux
oranges, et, quand il eut termin� sa mission, il rapporta au
Tr�sor public, dans un coin de son mouchoir, une partie de
l'Indemnit� qui lui avait �t� accord�e au d�part.
A son retour, la France �tait en pleine guerre civile. Les
prescriptions commen�aient. Gr�goire s'associa r�solument � la
Montagne, dont la victoire allait sauver la R�publique. Mais il
ne participa point aux violences des vainqueurs. Il n'admettait
pas que dans aucun cas on put voiler la statue de la loi, Les
clameurs et les menaces de la d�magogie n'effrayaient pas ce
d�mocrate aust�re, qui pla�ait au-dessus de tout la justice et
la libert�. Quand, au mois de novembre 1793, Chaumette inventa
le culte de la Raison, quand des pr�tres sans honneur vinrent
faire �talage devant la Convention de leur apostasie, l'�v�que
de Blois, press�, lui aussi, d'abjurer, resta in�branlable, �� Ma
croyance, r�pondit il, est hors de votre domaine : catholique
par conviction, pr�tre par choix, j'ai �t� d�sign� par le peuple
pour �tre �v�que ; mais ce n'est ni de lui ni de vous que je
tiens ma mission. Agissant d'apr�s les principes sacr�s qui me
sont chers et que je vous d�fie de me ravir, j'ai t�ch� de faire
du bien dans mon dioc�se ; je reste �v�que pour en faire encore.
�
Ce jour-l�, par le seul ascendant du courage, Gr�goire tint en
respect tout une assembl�e manifestement hostile � sa foi. On
murmura, mais on admira, m�me quand on le vit, peu apr�s,
pr�sider la Convention en habit violet. Pour lui, imperturbable
dans sa mission politique comme dans ses fonctions religieuses,
il continuait, en pleine Terreur, � revendiquer les droits de
l'humanit�. En juillet 1793, il obtenait la suppression de la
prime accord�e pour la traite des n�gres, et, le 4 f�vrier 1794,
il avait enfin la joie du faire d�cr�ter l'abolition de
l'esclavage dans les colonies. Les noirs de Saint-Domingue ne
l'ont jamais oubli�.
Ce dont la France doit se souvenir, c'est que, dans le m�me
temps, Gr�goire, pr�sident du comit� des rapports et membre du
comit� d'instruction publique, travaillait nuit et jour, par une
correspondance incessante, � mettre � l'abri du vandalisme, dans
toute la France, les monuments de l'art et les biblioth�ques ;
c'est qu'il sauvait et r�unissait six millions de volumes, qu'il
voulait distribuer aux d�partements ; c'est qu'il prenait les
mesures les plus efficaces pour assurer dans toutes les parties
de la R�publique l'usage exclusif de la langue fran�aise ; c'est
qu'il faisait voter huit cent mille francs de pensions aux
�crivains et aux savants qui honoraient le plus notre pays;
c'est qu'il tentait de r�aliser au moins par des congr�s et une
association litt�raire et scientifique son r�ve le plus cher,
l'alliance universelle des peuples; c'est qu'il r�organisait
l'enseignement avec Lakanal et Daunou ; c'est qu'il cr�ait
l'Institut, le Mus�um d'histoire naturelle, le Bureau des
longitudes, le Conservatoire des arts-et-m�tiers ; c'est qu'il
voulait r�g�n�rer la France par la science autant que par la
libert�, Voil� ce que nous n'avons pas le droit d'oublier.
La Terreur pass�e, Gr�goire, d�vou� plus que jamais � sa
religion, r�clame �nergiquement la libert� dus cultes (d�cembre
1794). Repouss� une premi�re fois, il revient � la charge et,
avec l'aide de Boissy-d'Anglas, il obtient enfin gain de cause
(f�vrier 1793). Des pr�tres r�fractaires sont d�tenus en grand
nombre sur les pontons de Rochefort. Il n'emploie son cr�dit
qu'� les faire mettre en libert�, - ce dont, par parenth�se, ils
n'auront garde de le remercier. - Puis, non content du
r�organiser le culte dans son dioc�se, il le r�tablit � Paris
et, on peut le dire, dans toute la France. Gr�ce � lui et � ses
actifs collaborateurs, un clerg� libre et patriote s'associe de
coeur � la fortune de la R�publique. D�s 1796, cinq ans avant la
pr�tendue restauration des autels par Bonaparte, plus de trente
deux mille paroisses peuvent entendre la messe, Voil� ce que
Gr�goire a fait pour l'Eglise. Pourquoi l'Eglise en a-t-elle
perdu la m�moire ?
V
A la fin de 1795, l'�v�que de
Blois est en pleine gloire. Quand la Convention se dissout, il
entre sans conteste au conseil des Cinq-Cents. L'Institut, qu'il
a fond�, l'admet aussi dans son sein. Dans l'un comme dans
l'autre de ces deux corps, il porte (ses discours et ses
nombreux ouvrages en font foi) un z�le infatigable pour le bien
public, pour la science et pour l'humanit�. Mais ce qui le
pr�occupe par-dessus tout � cette �poque, c'est le sort de cette
religion, qui lui est si ch�re et qu'il a si p�niblement
restaur�e. Il parcourt fr�quemment son dioc�se, fonde des
�coles, des biblioth�ques. Il entretient avec tout le clerg�
national une correspondance �crasante pour tout autre que lui ;
il a fond� et il dirigera plusieurs ann�es, sans se lasser
jamais, les Annales de la religion. Il r�unit un concile � Paris
en 1797 ; il en r�unira un second en 1801. Mais bient�t, gr�ce �
la faiblesse du gouvernement, le clerg� r�fractaire, soutenu par
le royalisme, gagne du terrain dans tous les d�partements. Les
populations, intimid�es, d�laissent de plus en plus les jureurs,
le clerg� national, par peur ou par corruption, se disloque,
s'�miette, dispara�t. Un jour vient o� Gr�goire, qui, depuis
1798, n'est plus membre des Cinq-Cents, ne re�oit plus de
subvention de ses dioc�sains, tombe dans la mis�re, doit vendre
ses livres et vivre d'un petit emploi � la Biblioth�que de
l'Arsenal. Puis, le premier consul, qui m�dite d'encha�ner par
le Concordat le pape et l'Eglise de France � sa fortune, essaie
de gagner l'�v�que de Blois. Mais ce dernier, au nom de
l'�glise, repousse aussi bien la dictature du Saint-Si�ge que le
despotisme du gouvernement civil. Il refuse donc noblement les
faveurs qui lui sont offertes. Mais ne voulant pas entraver par
sa r�sistance la pacification religieuse de la France, il
abdique sans regret ses fonctions �piscopales et ne
veut conserver de son autorit� pass�e que ce titre d'ancien
�v�que qu'il sera fier de porter jusqu'� la mort.
VI
Entre Bonaparte et Gr�goire,
il n'y avait pas de rapprochement possible. L'ancien
conventionnel, qui avait cru quelque temps, comme toute la
France, au r�publicanisme du jeune g�n�ral, perdit toute
illusion d�s qu'il vil fonctionner cette constitution de l'an
VIII, qui n'�tait qu'une dictature d�guis�e. Appel� en 1800 au
corps l�gislatif, �lu peu apr�s pr�sident de cette assembl�e, il
ne put, malgr� d'�loquentes protestations, emp�cher le
r�tablissement de la traite des n�gres. L'estime qu'il inspirait
� ses coll�gues �tait cependant telle qu'ils le choisirent trois
fois de suite comme candidat au S�nat. Trois fois le premier
consul, qui ne voyait en lui qu'un id�ologue, le repoussa. � la
quatri�me, il c�da de mauvaise gr�ce (d�cembre 1801). Gr�goire
entra an S�nat. Ce ne fut que pour s'opposer sans succ�s aux
exc�s de complaisance d'une Assembl�e qui avait soif de
servitude et qui s'�tudiait sans rel�che � pr�venir les d�sirs
du ma�tre. Il vota contre le consulat � vie, mais vainement. Un
peu plus tard, quand Bonaparte voulut �� descendre au rang
d'empereur �, Gr�goire seul parla contre la loi nouvelle, et au
scrutin il n'y eut que deux de ses coll�gues qui s'associ�rent
formellement � sa r�sistance. Toute opposition devenait d�s lors
inutile. L'ancien �voque de Blois n'en persista pas moins dans
sa ferme attitude. Il combattit avec force le r�tablissement des
titres nobiliaires, l'usurpation des Etats romains, la cr�ation
des Droits r�unis, celles des tribunaux exceptionnels et des
prisons d'�tat, et il ne tint pas � lui que le divorce de
Napol�on ne f�t emp�ch�.
Dans les m�mes ann�es et un peu plus tard, la dictature
imp�riale cr�ant des loisirs aux assembl�es parlementaires,
Gr�goire entreprit d'assez longs voyages en France et �
l'�tranger. De retour � Paris, il mettait en ordre les mat�riaux
consid�rables qu'il avait recueillis pour ses futurs travaux.
Puis il prenait lu plume et, toujours pr�occup� du sort des
malheureux et des opprim�s, ainsi que de l'avenir de la
religion, il �crivait de savants et beaux ouvrages, comme ses
Ruines de Port-Royal (1801-1809) ; son Essai sur l'agriculture
eu Europe au seizi�me si�cle (1804) ; son trait� de la
Litt�rature des n�gres (1807) ; son Histoire des sectes
religieuses (1810); ses Observations nouvelles sur les Juifs,
etc. Heureux encore quand ses livres n'�taient pas interdits par
la police du Fouch� !
Quand Napol�on, � force de violences et d'attentats, eut ameut�
contre lui toute l'Europe et qu'il fut possible de pr�voir le
terme de sa fortune, Gr�goire se tint pr�t � provoquer la
d�ch�ance de l'empereur. Il en r�digea la proposition motiv�e
d�s le commencement de 1814, et, � plusieurs reprises, avant que
cette mesure f�t impos�e par l'�tranger, s'effor�a de la faire
adopter par un certain nombre de ses coll�gues. Jusqu'au dernier
moment, ceux-ci eurent peur. �� Comment, disait Beurnonville, le
S�nat pourra-il exister sans t�te ?� Ce � quoi Gr�goire r�pliqua
:
�� Voil� bien quatorze ans qu'il existe sans c�ur. � Finalement,
les s�nateurs entendirent le canon russe. Ils proclam�rent alors
la d�ch�ance avec un empressement cynique et se ru�rent aux
pieds des alli�s. Quant aux garanties � r�clamer au nom de la
souverainet� nationale, Ils en parl�rent un peu, les
premiers jours. Mais le projet de constitution qu'ils avaient
pr�par� avec l'aide de Gr�goire ayant �t� escamot� par Louis
XVIII, ils se gard�rent du protester ; ils acclam�rent la Charte
octroy�e et �quivoque de 1814. A ce prix, la plupart d'entre eux
furent pairs de France.
(A suivre.)
15 mars 1882
Vari�t�
L'Abb� GR�GOIRE
VII
La plupart des s�nateurs
furent pairs de France.
Inutile de dire que l'ancien �voque de Blois ne le devint pas.
Napol�on revint de l'Ile d'Elbe en 1815, et, comme les Bourbons,
le laissa de c�t�. Puis, apr�s Waterloo, quand se r�pandit
partout la Terreur blanche, ce ne fut plus seulement la
disgr�ce, ce fut la pers�cution qui commen�a. Ce politique sans
ambition, qui n'avait jamais tremp� dans aucune intrigue ; ce
pr�tre Irr�prochable qui disait encore chaque matin sa messe
dans son oratoire; cet homme de bien qui envoyait des livres aux
n�gres d'Am�rique et qui, du fond de sa retraite d'Auteuil,
entretenait une correspondance Infatigable avec les
philanthropes des deux mondes, ce citoyen paisible, s'il en fut,
troublait le sommeil de la r�action qui r�gnait en France par la
gr�ce des alli�s. D�s 1816, l'homme qui avait le plus contribu�
� la cr�ation de l'Institut et qui en faisait l'honneur depuis
vingt ans, en fut brutalement exclu, par arr�t� minist�riel,
avec les Monge, les Carnot, les Guyton de Morveau. Ceux qui y
rest�rent ne protest�rent pas ; ce qui fit dire � Lambrecht, ami
de Gr�goire : �� Ils auraient m�rit� d'�tre s�nateurs ! �
Peu apr�s, la modique pension dont vivait l'ancien �v�que de
Blois lui fut retir�e ; elle ne devait lui �tre rendue qu'apr�s
plusieurs ann�es de l�gitimes r�clamations. C'est que, malgr�
son d�sir de se faire oublier, le vieux pr�tre conventionnel ne
voulait en aucun cas se d�rober � ce qu'il regardait comme son
devoir. Par exemple, en pr�sence du Concordat de 1817 et des
pr�tentions ultramontaines, il lan�ait courageusement son Essai
sur les libert�s de l'�glise gallicane et d�jouait les desseins
de la cour de Rome. Deux ans plus tard (1819), suppli� par les
�lecteurs de l'Is�re d'accepter une candidature � la Chambre des
d�put�s, il c�dait � leurs instances et d�clarait qu'il
tiendrait encore haut et ferme le drapeau de la souverainet�
nationale. On sait ce qui se passa, Les ultraroyalistes, apr�s
son succ�s, bondirent de fureur et demand�rent qu'il f�t exclu
de la Chambre comme indigne. Les d�put�s lib�raux n'eurent pas
le courage de le d�fendre. Ils lui demand�rent sa d�mission.
L'Indomptable vieillard la refusa, et son �lection fut cass�e
pour vice de forme.
Des lors Gr�goire, attrist�, renon�a pour toujours � la vie
publique, il lui restait encore une dignit� honorifique; celle
de commandeur de la L�gion d'honneur. Il s'en d�mit fi�rement en
1823, pour n'avoir pas � solliciter la remise d'un nouveau
brevet. Il se consacra d�s lors tout entier � ses exercices de
pi�t�, � sa correspondance et � ses ch�res �ludes. Le nombre de
ses publications pendant les dix derni�res ann�es de sa vie est
vraiment extraordinaire. Citons seulement celles qui ont eu le
plus de retentissement et qui ont le plus contribu�e �
l'adoucissement des moeurs et au progr�s de la libert�
religieuse : De l'influence du christianisme sur la condition
des femmes (1821 ) ; - Des peines infamantes � infliger aux
n�griers (1822) ; - Histoire des confesseurs des empereurs, des
rois et autres princes (1824) ; - De la noblesse de la peau
(1826) - Histoire du mariage des pr�tres en France (1826), etc.,
etc.
Le vieux conventionnel v�cut encore assez pour voir les Bourbons
en fuite et la France un instant ma�tresse d'elle-m�me. Les
journ�es de Juillet et le drapeau tricolore de 1830 firent pour
un moment rena�tre en lui ses illusions de jeunesse. Mais quand,
au lieu de la R�publique qu'il r�vait, il vit s'�tablir une
royaut� mercantile et une oligarchie de censitaires ; quand il
se fut convaincu que les survivants de la grande R�volution
seraient, comme nagu�re, tenus � l'�cart et suspect�s; quand M.
Guizot eut refus� de lui rouvrir les portes de l'Institut,
Gr�goire d�sesp�ra et ne voulut plus vivre.
La mort n'�tait pas loin. Mais une �preuve �tait encore r�serv�e
� cette �me �nergique. Quand fid�le aux convictions de toute sa
vie, l'ancien �v�que de Blois demanda les derniers sacrements,
l'archev�que de Paris exigea durement de lui qu'il r�tract�t son
serment � la constitution civile du clerg�. On croyait sa
volont� abattue par l'�ge (il avait quatre-vingt-un ans), sa
raison affaiblie par la souffrance ; - mais Gr�goire, jusqu'au
dernier soupir, devait rester lui-m�me. Il voulait mourir
catholique et r�publicain. Ni les obsessions scandaleuses, ni
les menaces ne purent triompher de sa noble obstination. A la
fin, il se trouva dans le clerg� de Paris un homme de coeur qui,
en d�pit de l'archev�que donna sans conditions au malade la
consolation supr�me qu'il d�sirait.
Peu apr�s (28 mai 1831), Henri Gr�goire mourut. Vingt mille
personnes suivirent son convoi, et les �tudiants de Paris
voulurent tra�ner eux-m�mes son cercueil au cimeti�re. Mais on
n'avait trouv� qu'� grand' peine un pr�tre pour officier � ses
fun�railles. L'�glise qu'il avait sauv�e et qui ne pouvait lui
pardonner ce bienfait, lui marchandait jusqu'apr�s la mort ses
b�n�dictions et ses pri�res, Depuis, elle a fait
syst�matiquement le silence autour de cette noble m�moire. Ce
silence, Il appartient de le rompre � ceux qui admirent ses
vertus, son aust�rit�, son in�branlable attachement � la foi de
ses jeunes ann�es ; � ceux dont le c�ur bat comme le sien pour
cette libert� et cette R�publique qui furent son espoir, son
amour, son voeu supr�me.
(Fin.) |