Voir des racines partout – Écho de recherche
Artiste plasticienne et doctorante en histoire, Tassanee Alleau est chercheuse associée au département des Sciences et techniques. Depuis trois ans, elle explore les collections patrimoniales de la Bibliothèque en quête de représentations de plantes souterraines.
Enfant, Tassanee Alleau reproduit sur la pelouse familiale les compositions admirées au Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire en tressant des branchages. Un peu plus tard, étudiante à l’École supérieure d’art et de design (ESAD) de Tours, elle se demande si elle ne va pas se spécialiser dans le land art. « Mais je me suis rendu compte qu’il fallait faire beaucoup de terrassement ! Le côté “travaux publics” du land art m’a dissuadée », s’amuse cette adepte du do it yourself qui anime régulièrement des ateliers d’écriture et d’arts plastiques.
Une rencontre clé avec le livre ancien
Juste après le lycée, hésitant entre les sciences, les arts et les lettres, elle entame des études de médecine, puis bifurque vers une licence de lettres et civilisation anglaises. C’est au cours d’une journée portes ouvertes à l’université de Tours que ses multiples centres d’intérêt se rejoignent comme par magie : sur le stand du Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR), la présentation de traités d’histoire naturelle fait office de révélation. À la rentrée suivante, Tassanee Alleau entreprend au CESR un master d’histoire et patrimoine. Elle consacre son mémoire à l’herbier d’un botaniste allemand du XVIe siècle, Leonhart Fuchs : « Pour la première fois, je pouvais réunir toutes mes passions – les langues vivantes, les plantes et leurs usages thérapeutiques ou alimentaires. Le livre ancien m’a permis de réinvestir le champ de la médecine ! »
Une démarche d’artiste-chercheuse
Alors qu’elle entre à l’ESAD, elle poursuit la recherche avec un mémoire de master 2 sur le botaniste anglais William Turner. La dimension pluridisciplinaire de la formation au CESR, qui mêle la philosophie et la musicologie à l’histoire des sciences et des techniques, nourrit sa pratique d’artiste plasticienne. Et inversement, ses travaux à l’ESAD l’aident à formuler son sujet de thèse de doctorat. « J’avais beaucoup travaillé sur l’articulation du végétal et de l’humain, par le dessin et l’écriture, et mon diplôme de fin d’études portait sur la mémoire du corps déraciné, explique-t-elle. J’ai toujours beaucoup dessiné les racines, notamment celles qui recouvrent les temples d’Angkor, au Cambodge – le pays où je suis née avant d’être adoptée en France. » Les questionnements intimes qui animent sa démarche artistique et parcourent ses poèmes s’arriment à ses recherches. Sa thèse porte ainsi sur les racines à l’époque moderne, à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire culturelle, avec la volonté « d’adopter une position d’artiste-chercheuse, de chercheuse-artiste, toujours curieuse et déterminée ».
Un motif obsessionnel
En explorant des sources variées et issues de l’espace géographique européen au sens large, Tassanee Alleau interroge les savoirs et les gestes relatifs aux plantes souterraines, du manioc à la gentiane en passant par la mandragore. « C’est devenu une forme de motif obsessionnel, qui me permet de creuser quantité de sujets, aussi bien du côté de la construction de l’imaginaire que de l’histoire environnementale ou coloniale ! » Inspirée par les travaux d’Anna L. Tsing sur les champignons et plantes invasives et par ceux de Samir Boumediene sur l’appropriation des plantes médicinales du Nouveau Monde par les Européens, elle prône un décentrement du regard pour envisager la racine comme outil épistémologique.
Tour à tour prisée ou dénigrée, nourriture du pauvre ou panacée, la racine charrie dans son sillage des légendes et fantasmes qui donnent lieu à une iconographie très riche. Le projet que Tassanee Alleau mène en tant que chercheuse associée au département Sciences et techniques de la BnF vise à explorer et recenser ces représentations dans les collections patrimoniales. Au fil des trois dernières années, elle a établi une grille d’analyse des images historiques en histoire naturelle qui lui a notamment servi à constituer un riche répertoire. On y trouve aussi bien des racines anthropomorphes ou zoomorphes que des représentations d’ermites, moines et prêtres peints avec des carottes ou panais disposés à leurs pieds – emblèmes de modestie. « En explorant la peinture de la Renaissance, j’ai découvert que je n’étais pas la seule à avoir développé une obsession pour les racines : on en trouve un certain nombre dans les tableaux de Brueghel l’Ancien et David Teniers le Jeune ! »
l y a quelques années, elle renouait avec les gestes de l’enfance en attachant des ficelles aux arbres de la forêt de Ferrières-sur-Beaulieu pour une installation in situ intitulée « Renaissance(s) de papier » – preuve que l’artiste-chercheuse n’en a pas fini avec les racines.
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 104, septembre-décembre 2025

