Tribune

20 ans de la mort de Rosa Parks : « Les États-Unis organisent à nouveau l’exclusion des minorités raciales »

Jean-Éric Branaa
Maître de conférences (Paris Assas), chercheur Centre Thucydide, auteur Textes Fondateurs de la Révolution Américaine 1775-1776 (Ellipses, 2025)
Des manifestants devant la Cour suprême américaine alors que celle-ci se penche sur le découpage de la carte électorale de l’État de Louisiane, le mercredi 15 octobre à Washington.
Des manifestants devant la Cour suprême américaine alors que celle-ci se penche sur le découpage de la carte électorale de l’État de Louisiane, le mercredi 15 octobre à Washington. Bill Clark / Roll Call/Sipa USA/Reuters
Le 24 octobre 2005, Rosa Parks, figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, mourrait. Vingt ans après, Jean-Éric Branaa analyse les sérieuses menaces qui pèsent sur les droits civiques américains, après que la Cour suprême a examiné une contestation pouvant invalider le Voting Rights Act.

Le 24 octobre 2005, Rosa Parks s’éteignait à Détroit. Vingt ans plus tard, les États-Unis semblent de nouveau douter du sens de son combat : celui du droit de chaque citoyen à voter librement et à être représenté équitablement. Soixante ans après l’adoption du Voting Rights Act, le vernis démocratique américain craque.

Ce qui fut l’une des grandes conquêtes du mouvement des droits civiques – le droit effectif de voter et d’être représenté – vacille aujourd’hui sous les coups conjugués des stratégies partisanes, des calculs électoraux et d’une Cour suprême décidée à redéfinir la notion même d’égalité politique.

En 1965, Lyndon Johnson signait la loi la plus ambitieuse de l’histoire américaine en matière de suffrage. Elle mettait fin aux taxes de vote, aux tests d’alphabétisation et à toutes ces ruses locales destinées à priver les Noirs du Sud de leurs droits. Portée par le sang versé à Selma et par le courage de Martin Luther King, cette loi garantissait que les minorités puissent choisir leurs représentants et peser dans la vie publique.

Mais depuis une décennie, ce rempart s’effrite. L’arrêt Shelby County v. Holder (2013) a supprimé l’obligation de contrôle fédéral préalable des cartes électorales dans les États au passé ségrégationniste. Libérés de toute supervision, nombre d’entre eux ont aussitôt redessiné leurs circonscriptions, fermé des bureaux de vote et restreint les conditions d’inscription.

La tentation du retour en arrière

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse le débat juridique : c’est un retour organisé des logiques d’exclusion, sous des formes plus sophistiquées. Les purges de listes, l’exigence de pièces d’identité complexes, la réduction du vote anticipé ou postal touchent d’abord les communautés noires, latinos, amérindiennes ou pauvres. Et dans les États où leur poids électoral grandit – la Géorgie, l’Arizona, le Texas –, le pouvoir en place s’emploie à les contenir. Ce n’est pas un hasard si, depuis 2020, plus de la moitié des États américains ont adopté des lois restreignant les conditions de vote.

À cette offensive législative s’ajoute une offensive judiciaire. La Cour suprême, désormais solidement ancrée à droite, pourrait porter un coup fatal à la section 2 du Voting Rights Act, celle qui interdit toute mesure aboutissant à une discrimination raciale « en résultat ».

Derrière ce langage technique se cache une question fondamentale : la démocratie américaine reconnaît-elle encore la légitimité de réparer des siècles d’exclusion ? Lors des débats récents sur la carte électorale de Louisiane, plusieurs juges ont laissé entendre que le simple fait de prendre en compte la race pour garantir une représentation équitable serait inconstitutionnel. Si cette logique prévaut, la jurisprudence pourrait rendre presque impossible la création de districts où les électeurs noirs ou latinos peuvent réellement élire leurs candidats. Autrement dit : effacer, au nom d’une prétendue neutralité, les mécanismes mêmes qui rendaient la démocratie plus inclusive.

L’Amérique du soupçon

Ce basculement intervient dans un climat politique empoisonné. Les campagnes de désinformation sur la fraude électorale, les attaques contre les programmes de diversité, les accusations de « racisme inversé » participent d’un même récit : celui d’une Amérique blanche se disant menacée dans son identité. Au nom de « l’intégrité du vote », nombre de responsables républicains installent un régime de suspicion qui mine la participation des minorités et la confiance dans le système électoral.

Le paradoxe est cruel. Tandis que les États-Unis célèbrent à grand renfort de discours le 250e anniversaire de leur indépendance, ils affaiblissent la promesse démocratique qui en fut le moteur : l’idée que chaque voix compte également. Ce recul ne se fera pas dans le fracas des matraques ni sous les caméras, mais dans la lente banalisation d’un mot d’ordre administratif : rationaliser, sécuriser, redessiner. Comme si l’exclusion, désormais, pouvait se vêtir de légalité.

Les organisations de défense des droits civiques – NAACP, Urban League, ACLU – multiplient les recours et les campagnes d’alerte. Elles rappellent que les droits conquis ne sont jamais acquis : chaque génération doit les défendre à nouveau. Mais leurs adversaires disposent de moyens financiers, politiques et médiatiques sans précédent, soutenus par un appareil judiciaire qui leur est favorable.

La question posée aux États-Unis en cette année 2025 est redoutablement simple : veulent-ils encore être une démocratie multiraciale ? Ce qui se joue là-bas concerne bien au-delà de leurs frontières. Car la démocratie ne se mesure pas à la puissance des majorités, mais à la protection des minorités. Et voter – ou permettre à d’autres de voter – demeure, dans ce pays comme ailleurs, l’acte le plus révolutionnaire qui soit.