Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le maquillage parle de nous en profondeur. De la morale des philosophes grecs aux diktats des réseaux sociaux, il a une longue histoire. Et n'est pas qu'un sujet frivole...
Un outil pour prendre confiance en soi, s’affirmer, séduire, révéler sa personnalité. Un moyen de sublimer son corps de façon créative. Mais le maquillage pose de nombreuses questions. On lui reproche d’être un danger pour la santé, d’abîmer la peau, de cacher la beauté naturelle ou encore de polluer la planète. Selon Platon, c’est une « activité perverse, trompeuse, vulgaire et servile ».
Catherine Deneuve dit que le maquillage, « c'est une corvée, mais également une nécessité absolue ». Valentine Petry, journaliste et essayiste, a publié aux éditions Les Pérégrine Make up, le maquillage mis à nu : « Catherine Deneuve résume en quelques mots notre rapport étrange, et pas simple au maquillage. Il n'est pas seulement un plaisir ou une contrainte, mais le mélange de plein de choses, de notre rapport à nous-même, aux autres, de ce qu'on attend d'une femme dans la société d'aujourd'hui, de notre rapport aussi à notre famille. Bref, le lien avec le maquillage est en fait plus complexe qu'il n'y paraît. » Rachel Kahn, autrice de La folle histoire du rouge à lèvres, coécrit avec Christophe Fort (ed Herscher, 2023) précise son rapport au maquillage : « Ce n'est pas un plaisir. Maintenant, à mon âge, quand je me regarde dans le miroir c'est une injonction que je me fais à moi-même par politesse envers les autres. »
À écouter
Une histoire qui remonte aux philosophes grecs
Valentine Petry : « En France, on parle de maquilleur ou de maquilleuse, mais en anglais, on parle de ‘make up artist’. Le maquillage n’est pourtant pas qu’un enjeu de consommation, il a une histoire longue et riche marquée par la tromperie, entre autres, pour se marier. »
Rachel Kahn poursuit : « En enquêtant sur le maquillage, j’ai été frappée par l’obsession pour le maquillage des philosophes grecs. Ils sont les premiers à introduire la morale entre les femmes et les hommes. Jusque-là, les hommes se maquillaient sans problème. J’ai d’ailleurs été sidérée de voir que régulièrement, à travers le temps et l'espace, soit la morale, soit la religion, intervenaient sur ce que les femmes devaient faire. Les interdictions étaient parfois assorties de peines très lourdes qui allaient de la décapitation à être brûlée, ou se faire enlever une partie des lèvres avec des lames de rasoir ! »
Pour Valentine Petry, « c'est une histoire marquée par la condamnation et le poids moral du maquillage. L'Église catholique était d’accord pour le maquillage, s’il favorisait le mariage. Mais sinon, il n’en était pas question. On trouve encore des traces de cette histoire dans la vie actuelle. Sur Internet, des masculinistes conseillent d'emmener pour un premier rendez-vous sa copine à la piscine pour voir son visage sans maquillage. D'où cette dichotomie de la femme maquillée, qui ment, et de l'homme victime. » Et aujourd’hui encore, Rachel Kahn explique : « Dans les années 1970, les hippies interdisaient aux femmes de se maquiller parce que cela représentait la société de consommation, ou pour les féministes parce que cela participait de l’aliénation des femmes. »
Rachel Kahn : « Les lèvres ont toujours été lourdement connotées de sexualité. Les lèvres renvoient aux petites lèvres du sexe féminin et évoquent l'oralité. Or, comme on n'a pas forcément envie qu'elles s'expriment, on les préfère muettes. Donc tout ça fait que le rouge à lèvres subissait les foudres du pouvoir masculin. » Pour Valentine Petry : « En général, quand on interdit aux femmes de se maquiller, que ce soit un compagnon, la famille, un État ou une autorité, c'est l'arbre qui cache la forêt. Ce n’est pas vraiment une question de maquillage, mais plutôt d’avoir les droits sur leur corps. »
Un moyen de créer une identité, une prise de pouvoir sur soi ?
Se maquiller n’est pas que se plier à des conventions sociales. Valentine Petry explique que « des chercheuses américaines parlent à ce propos de moyens de négociation avec le patriarcat, puisqu'on est à un moment de tension. Pour elles, quand on se maquille, on a conscience qu'on effectue un devoir patriarcal, que ça nous demande du temps, de l'énergie, de la connaissance, et de l'argent. Mais on le fait parce qu'on va négocier avec la société, parce que c'est ce qu'on attend de nous. Beaucoup d'études sociologiques montrent que les femmes maquillées gagnent plus d'argent, ont plus de chances de décrocher un entretien d'embauche. En entreprise, on sait que l'apparence physique reste quand même le premier sujet de harcèlement. Et on voit aussi que pour les femmes, l'apparence physique n'est pas seulement la beauté, mais c'est aussi ce qu’elles montrent aux autres de ce qu’elles ont fait pour elles. C'est ce qu'on appelle le grooming. Et ce n’est pas forcément rentrer dans un diktat ou non, mais c'est vraiment le fait d'avoir fait quelque chose sur soi d’important. On parle d'empowerment, mais c'est quelque chose qui a beaucoup été repris par l'industrie du maquillage. Et se dire qu'on a besoin de mettre de la couleur sur ses lèvres pour avoir confiance en soi, c’est peut-être un peu triste. Le sujet de la confiance en soi est peut-être plus général. C’est une question plutôt sociétale, d'éducation que simplement esthétique. »
À écouter
Invités
- Rachel Kahn, productrice, créatrice de contenus culturels pour la télévision, (magazines et documentaires), documentariste et auteure. Autrice de La folle histoire du rouge à lèvres, coécrit avec Christophe Fort, Herscher, 2023
- Valentine Pétry, journaliste beauté en freelance pour la presse féminine (Elle, Harper’s Bazaar…). Elle a étudié l’histoire du genre à l’Université Paris-Est Créteil et enseigné le français à Cornell aux États-Unis. Autrice de Make Up, Le Maquillage mis à nu, Les Pérégrines , 2023
- Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine et enseignant à Sciences-Po Paris. Il est président et cofondateur de l’école d’écriture Les Mots et dirige la collection « Les Grands Mots » chez Autrement
- Pr Laurence Coiffard, membre du Conseil scientifique permanent "Médicaments de dermatologie" de l'Ansm. Membre correspondant de l'Académie nationale de Pharmacie
L'équipe
- Journaliste et productrice
- Réalisation
- Réalisation
- Attaché(e) de production
- Stagiaire
- Stagiaire


